Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’islam indonésien est pluraliste par nature

Publié le 25/03/2010




Ahmad Suaedy dirige l’Institut Wahid, fondé par l’ancien président Abdurrahman Wahid (1999-2001) pour promouvoir une vision modérée de l’islam. Agé de 45 ans, il est également chercheur à l’Institut pour le dialogue interreligieux en Indonésie et fondateur de l’Institut d’études islamiques et sociales. Interviewé par l’agence Ucanews le 5 mai 2009, il explique ici que l’Indonésie offre…

au monde un islam national et pluraliste, aussi bien dans son expression que dans ses relations avec les autres religions, au contraire de la forme « monolithique » que celui-ci revêt principalement au Moyen-Orient. Bien que l’Indonésie soit le premier pays musulman du monde (avec 87 % de ses 220 millions d’habitants se réclamant de l’islam), le chercheur estime que les particularités de l’islam indonésien ne sont pas suffisamment connues en dehors de son pays. La traduction française de l’interview est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

Ucanews : Pourquoi l’Institut Wahid travaille-t-il à développer une pensée islamique modérée ?

Ahmad Suaedy : Un des aspects les plus frappants de l’islam en Indonésie est son pluralisme. A Java, il y a des différences entre les musulmans du centre de l’île, ceux de l’est ou encore de l’ouest. Par exemple, le sultan Hamengku Buwono X, gouverneur de Yogyakarta, se considère comme un bon musulman par ses croyances et ses pratiques. Or, son islam est différent de celui enseigné par la Nahdlatul Ulama (NU) (1) et son réseau de pesantren (2). Il y a aussi des différences entre l’islam de Java et celui des autres îles.

C’est la raison pour laquelle l’islam en Indonésie est un baromètre de l’islam dans le monde. L’islam indonésien, particulièrement celui de la Nahdlatul Ulama, est un islam local. L’histoire de la communauté musulmane se confond avec celle de l’Indonésie. La culture de l’Indonésie est la culture même de l’islam.

Tout cela est à l’opposé de la vision stricte d’un islam considérant l’Indonésie comme non authentiquement musulmane et pensant qu’elle doit être islamisée jusque dans la façon de s’habiller des Indonésiens, c’est-à-dire en portant la jubah (djellaba ou robe ample de style arabe). Cette vision de l’islam est celle qui est prônée dans des milieux influencés par l’Arabie, le Pakistan ou bien encore la Malaisie.

Pour nous, la nation indonésienne, avec toutes ses spécificités, est islamique en elle-même. Nous pouvons donc porter nos propres vêtements. C’est tout ce que nous avons à répondre. L’Indonésie est pluraliste, non seulement dans sa religion, mais également dans son ethnicité.

Qu’est-ce qui a poussé l’Institut à développer ce point de vue ?

L’islam indonésien avec ses caractéristiques pluralistes n’a pas reçu la reconnaissance qui lui revient dans le monde. La compréhension de cet islam pluraliste doit passer par un processus de mondialisation afin de remplacer un islam anti-pluraliste. C’est pour nous un projet très important.

La culture occidentale tente toujours de s’imposer à nous. A cause de cela, il y a un « choc des civilisations » entre l’Occident et l’islam ‘monolithique’. Mais l’islam indonésien ne s’est pas engagé dans cette bataille. Plus encore, nous pouvons même offrir quelque chose. L’Occident peut rencontrer l’islam via l’islam indonésien en évitant le choc des civilisations.

Que peut précisément offrir l’islam indonésien ?

Nous offrons notre expérience du pluralisme à un monde qui pense de plus en plus de façon monolithique. Notre expérience du pluralisme peut devenir le principal facteur d’un processus de démocratisation, parce que nous savons apprendre de l’autre et le respecter.

Le principal potentiel de l’islam indonésien tient dans sa capacité à créer une société civile forte. L’Indonésie a des structures sociales très solides. Par exemple, on ne peut que constater que le gouvernement est dans l’impossibilité, politiquement parlant, d’ordonner la fermeture d’une pesantren. C’est différent en Malaisie ou au Moyen-Orient, où les gens doivent se cacher s’ils veulent s’opposer au courant dominant.

Au Pakistan, le Jamaat-e-Islami, un parti politique, a le même pouvoir que la Nahdlatul Ulama ici, mais il impose un islam uniforme ; les gens n’ont pas le droit d’être différents. Ici, même au sein de la Nahdlatul Ulama, il n’existe par d’uniformité. La Nahdlatul Ulama d’une région n’est pas la même que la Nahdlatul Ulama d’une autre région. Cette indépendance des communautés porte en elle la possibilité de faire émerger une démocratie et une société civile.

Certains musulmans affirment qu’il n’y a qu’un seul Coran avec lequel on ne peut pas faire de compromis.

Dans l’islam, la croyance que « Dieu est unique et que Mahomet est son prophète » ne peut donner lieu à aucun compromis. Mais il nous est possible d’approfondir notre foi avec d’autres références. La foi peut se manifester dans de bonnes actions et, pour cela, nous pouvons apprendre des autres. Afin de se rapprocher davantage de Dieu, les soufis (une branche mystique de l’islam) ont puisé dans les traditions juives et chrétiennes.

Pour développer l’économie, on ne peut se contenter de s’en référer uniquement au Coran. Il faut apprendre par exemple du socialisme, du capitalisme ou même du communisme.

On ne peut pas transiger sur la foi dans une religion, mais il est important de pouvoir apprendre les uns des autres. On peut refuser d’assister à une cérémonie religieuse, mais on n’a pas le droit de ne pas respecter les célébrations religieuses d’autres croyants. En ce qui me concerne, cela ne me pose pas de problème d’assister à un office à l’église, du moment que je n’ai pas à adhérer à cette foi. Certains pourront trouver que j’ai tort et ont le droit de le dire. Ce qui n’est pas acceptable, c’est l’usage de la force et de la violence.

Quel pouvoir ont les groupes anti-pluralistes en Indonésie ?

Quantitativement, ces groupes sont peu importants. Mais il nous faut être attentifs aux éléments anti-pluralistes qui peuvent s’infiltrer dans le courant religieux dominant, à travers les structures sociales, les ONG, les partis politiques, voire même la législation. Le Conseil indonésien des oulémas (MUI) n’a pas hésité à promulguer des fatwa dont certaines sont contre le pluralisme religieux (3).

Que fait l’Institut Wahid pour contrer le phénomène et affirmer son point de vue ?

Tout d’abord, nous exprimer. Nous développons nos arguments en faveur du pluralisme, de la tolérance et des droits de l’homme, par des études, des rapports, des publications et également, via Internet, sur notre site Web. Le 17 mars, nous avons publié un livre, « Ragam Ekspresi Islam Nusantara » (que l’on peut traduire approximativement par : Différentes expressions de l’islam en Indonésie), qui explique que l’Indonésie est historiquement pluraliste.

Nous organisons également des sessions de formation et groupes de travail pour les chefs religieux locaux. Nous les invitons à essayer de résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés, sans tomber dans le traditionalisme ou le fondamentalisme. Le mouvement fondamentaliste ne sait résoudre les problèmes qu’avec un seul et unique remède : la charia (loi islamique).

Enfin, il y a le dialogue, entre les religions, les peuples, les pays. Il y a quelque temps, nous avons invité à un forum interreligieux six imams de Grande-Bretagne et nous leur avons fait rencontrer, ici, des responsables d’autres religions.

Les autres groupes musulmans travaillent-ils dans le même esprit ?

Il y a de nombreux groupes en Indonésie qui travaillent dans le sens du pluralisme religieux. Des groupes encore plus nombreux œuvrent à la fraternité entre les hommes. Le problème est simplement qu’ils n’attirent pas l’attention des médias ou du public.

Depuis mon enfance, j’ai toujours vécu dans une région à très forte majorité musulmane. Pourtant, dans cette région, il y avait une église en face d’une pesantren et cela ne posait aucun problème. Les gens vivaient ensemble, sans aucune tension.

Les groupes musulmans radicaux sont-ils en train de se renforcer ?

Il n’y a pas de crainte à avoir de ce côté-là. La question est de savoir comment proposer un modèle d’islam progressiste qui s’attaquerait aux problèmes de la pauvreté et de l’éducation. Autrefois, les « idéologues musulmans » voulaient que l’islam soit la base de l’idéologie nationale. Mais c’est impossible.

Prenez par exemple l’Islam Bank. Elle s’est détournée de ses principes et, aujourd’hui, elle est semblable à n’importe quelle autre banque. Elle applique les préceptes et les termes de la charia, mais son idéologie est capitaliste : réaliser le maximum de profits. Il n’y a pratiquement rien, par exemple, pour aider les pauvres.

C’est la même chose avec les lois fondées sur la charia (4). L’Indonésie était pluraliste depuis le début de son existence, avant même que n’arrive l’islam. Les attentats à la bombe à Bali et les soulèvements qui se sont produits dans certaines régions du pays sont dus à l’intervention d’éléments extérieurs. Il est indéniable que des éléments indonésiens ont été mêlés à ces affaires, mais ils ne représentent pas le vrai visage de l’Indonésie.

Collaborez-vous avec d’autres groupes ?

Dès que nous en avons l’occasion, nous dialoguons et nous travaillons avec d’autres groupes. Cela fait également partie de ce que nous voulons promouvoir. Nous savons qu’il y a de nombreux groupes ayant les mêmes idéaux que nous. Si nous avons le même problème dans une région, nous nous en occupons ensemble.

Quelles sont vos relations avec l’Eglise catholique ?

Nous n’avons pas de relations officielles. Mais je connais les positions de l’Eglise catholique. Je suis très proche du P. Ignatius Ismartono, coordinateur du Centre de crise et de réconciliation des évêques catholiques, ainsi que du P. Antonius Benny Susetyo, secrétaire exécutif de la Commission épiscopale pour les Affaires interreligieuses. Nous avons travaillé ensemble lors de différents séminaires, mais nous n’avons pas de collaboration continue.

Avec le P. Ismartono, nous sommes en train de discuter de la possibilité d’initier un dialogue interreligieux en Papouasie occidentale (5). Ce pourrait être notre premier travail commun sur une longue durée. Le P. Ismartono m’a dit que les catholiques locaux rencontraient de gros problèmes, face aux intérêts politiques en jeu dans la région.

Quelle est votre vision de l’Eglise catholique en Indonésie ?

Je respecte la politique de l’Eglise catholique. Depuis 1980, je lis ses lettres pastorales et les comptes rendus de ses synodes. L’Eglise a appliqué ici les principes de la théologie de la libération qui ont été adaptés à la situation locale, comme, par exemple, la création de « communautés de base » autosuffisantes et indépendantes.

Mais, dans le même temps, je reproche à l’Eglise son laxisme, par exemple lorsqu’elle demande aux gens de voter aux élections générales [d’avril 2009], sans leur interdire formellement de voter pour des candidats corrompus, même s’ils sont catholiques. Je me souviens de la Lettre pastorale de Carême de 1997 (6) qui donnait aux catholiques la liberté de voter ou de s’abstenir, compte tenu de la situation à l’époque. Cela a été la prise de position la plus marquée des évêques catholiques. Les responsables des autres religions n’avaient rien fait de tel.