Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Khaolak, cinq ans après

Publié le 25/03/2010




26 décembre 2004 : deux vagues meurtrières déferlent sur les plages thaïlandaises. En deux heures, l’un des tsunamis les plus meurtriers de l’histoire, déclenché par un séisme survenu au large d’Aceh, en Indonésie, laisse derrière lui plus de 220 000 morts en Asie du Sud-Est. En Thaïlande, les plages de Khaolak, au nord de Phuket, sont transformées en cimetière.

Cinq ans après, la blessure est loin d’être cicatrisée.

 

Trois lieux de mémoire et de deuil, pour plus de 20 000 morts et portés disparus en Thaïlande. Au départ de Phuket, la route nationale n° 4 qui remonte vers Ranong, n’a rien de la route du souvenir. Une fois quittée la plus fameuse destination balnéaire du Royaume, le ruban d’asphalte à quatre voies rétrécit pour devenir une de ces routes banales, tracée au cordeau au milieu de bourgades commerçantes agglutinées de part et d’autre. Rien, ou presque, pour signaler qu’il y a cinq ans, ce même itinéraire marquait une tragique ligne de démarcation.

Retour en arrière. 28 décembre 2004, deux jours après le déferlement meurtrier de l’un des tsunamis les plus graves de l’Histoire. A droite, en remontant vers le nord, la route n° 4 offre alors à notre pick-up loué à la hâte à l’aéroport de Phuket le même spectacle des maisons désordonnées, des mobylettes garées à la va-vite et des contreforts verdoyants du parc national de Khao Sok. Mais, à gauche, règnent la mort et la désolation. La vague est venue mourir sur le bitume avant de refluer, et de tout emporter sur son passage. Khaolak, Takua Pa, Kura Buri… Dans ces trois localités, les pagodes transformées d’urgence en morgue transpirent de l’odeur des cadavres de touristes et de locaux, posés à la hâte les uns sur les autres par les volontaires sous d’énormes blocs de glace. Les premiers secouristes errent d’hôpitaux en infirmeries de fortune pour tenter d’identifier les touristes portés disparus. Un couple de parents britanniques, effondré, franchit le seuil du bungalow broyé par les flots chargés de bois, d’acier et de pierres, où leur fille et son mari ont probablement trouvé la mort. Cinq ans déjà. Et rien d’autre, aujourd’hui, que trois maigres lieux de mémoire pour se souvenir des fatidiques instants.

Les deux premiers « monuments » sont proches l’un de l’autre, à l’écart de la localité de Takua Pa. Au bout d’une allée de graviers pas facile à trouver, une sorte de flèche d’acier, entouré d’un parterre de verdure à peu près entretenu, fait ici office de mémorial aux victimes du tsunami. Cette sculpture métallique, œuvre moderne d’un artiste suédois, n’attire là que les touristes un tantinet informés. Sur une plaque de bronze, un bref message d’hommage est gravé. Manière de rappeler, avant tout, l’implication humanitaire des pays scandinaves dont les ressortissants furent nombreux à périr lors du drame…

Le second lieu de recueillement n’a rien d’une chapelle ou d’un temple bouddhique. Planté au milieu des terres, à deux bons kilomètres de la plage de Bang Niang, le bateau des garde-côtes thaïlandais numéro 813 est resté là depuis cinq ans, vigie de la puissance démoniaque, le 26 décembre 2004, de la mer d’Andaman soulevée par le séisme nocturne survenu au large de Sumatra. On s’en approche en traversant, lorsqu’il a plu, une sorte de marécage. Les curieux prennent donc leurs photos à distance. Le navire était là, il y a cinq ans, pour protéger l’un des petits-fils du roi Bhumipol, mort dans la catastrophe. Il s’est retrouvé projeté contre les collines. Tout comme, à Aceh, en Indonésie, l’énorme barge remplie de ciment qui fut longtemps, juchée au pied des montagnes, le témoignage de la nature devenue folle.

La troisième halte, pas très loin, est la seule qui porte la marque des autorités thaïes. Achevé cette année, une sorte de porche élégant faisant face à la mer, avec la mention « tsunami » en lettres d’or sur sa façade, est destiné, non loin de Kuraburi, à abriter les cérémonies et les futures manifestations du souvenir. L’on s’y rend par une petite route départementale, longeant une forêt de pins épars. Des bateaux de pêche traditionnels sont ancrés devant, tandis que chaloupes et filets occupent la plage. Peu de touristes viennent jusque-là. Comme s’il valait mieux tenir à l’écart des hôtels et des bungalows reconstruits, l’évocation de cette journée de douleur et de pleurs qui émut le monde entier, provoquant les plus grand afflux d’aide jamais enregistré : près de douze milliards de dollars.

Cinq années ont passé. Je scrute les environs, pris entre l’envie de décamper et la fascination d’un tel retour à la normale. « Normal ». Rien que le mot sonne bizarre, malgré son évidente logique. La vie, dans cette partie du sud thaïlandais entièrement dépendante, ou presque, de la manne touristique, a juste repris ses droits. Aplanies au bulldozer, une fois tous les cadavres déterrés ou parfois décrochés des arbres, les ruines des « resorts » dévastés ont de nouveau laissé place à des pavillons pimpants en bois de teck avec vue sur mer, loués aux visiteurs occidentaux pour quelques dizaines de dollars la nuit. Ça et là, des commerçants proposent des souvenirs « tsunami » : CD remplis d’images et de films amateurs, posters, produits d’artisanat soi-disant fabriqués par des coopératives de survivants pour aider leurs familles frappées dans leur chair… Odieux profiteurs ? Non. Simples boutiquiers d’abord préoccupés de chasser les « Phiis » – les esprits-fantômes de la catastrophe – à coups de billets de cent bahts (la monnaie locale). Comme Somchaï, employé en 2004 de la municipalité de Ban Kamala, sur l’ile de Phuket, et aujourd’hui loueur… de hors-bord : « La première leçon que j’ai tirée après avoir perdu dans les vagues ma femme et mes deux fils ? Survivre. »

Les touristes, eux, n’ont pas oublié. En août dernier, un exercice d’alerte tsunami à Khaolak s’est déroulé avec succès. Et même si les pancartes bleues « Tsunami evacuation route » n’aboutissent parfois nulle part – il fallait bien les planter, puisqu’elles étaient offertes… –, leur présence est une saine piqure de rappel. « On fait attention au moindre mouvement suspect de la mer, explique la gérante du Wanaburee Resort, situé à l’entrée de la longue plage de Khaolak. Ce qui s’est passé ne se reproduirait pas. » Facile à dire peut-être, au vu du peu d’empressement des hôteliers à retenir les leçons de la tragédie. Peu de digues de protection, pourtant prévues par le plan d’aménagement du littoral post-tsunami, sont visibles le long de la plage. Rares sont les refuges « fortifiés », à même de lutter contre l’assaut des vagues, à être répertoriés et indiqués sur les cartes. N’empêche, personne, ici, n’a la mémoire courte : «Toutes les promesses n’ont pas été tenues, reconnaît un « Pou Yai », un élu local de Takua Pa. Beaucoup ont reconstruit trop vite. Mais, parmi tous ceux qui étaient là en 2004, plus personne ne regarde la mer de la même façon. »

Le « Pays du sourire » a aussi, suite au tsunami, commencé à prendre timidement le tournant de la protection de l’environnement. Il y a cinq ans, la puissance des vagues avait été décuplée par la dévastation des forêts de mangrove côtières. Aujourd’hui, quantité de villages et de communautés de pêcheurs s’attellent à les faire renaître. Rien que dans la baie de Phang Nga, la province des districts les plus touchés, 24 « tambons » (localités) ont rejoint un programme de protection de l’environnement baptisé « CHARM » (Coastal Habitat And Resource Management), financé au début par l’Union européenne.

Une prise de conscience a enfin commencé à poindre dans l’archipel des îles Surin, au large de Kuraburi, peuplé par les ethnies Mokens et Moklens, surnommés les « gitans de la mer ». Le gouvernement suisse, en 2005, avait choisi, parmi d’autres projets, de s’impliquer dans la reconstruction de leur village de Koh Phratong. Une réflexion sur leur insertion sociale et le respect de leurs traditions en a résulté : « Ils furent à peu près les seuls à sentir venir le tsunami, se souvient Thanapat, un spécialiste des oiseaux installé sur l’ile de Ko Yao Noi, au large de Phuket. Les riverains, depuis, leur témoignent plus de respect. »

Vague contre vague. Celle du 26 décembre 2004 n’a pas eu raison, évidemment, de celle du tourisme de masse dans cette partie sinistrée du sud de la Thaïlande. Sur la fameuse île de Koh Phi Phi, dont les plages paradisiaques submergées firent le tour des télévisions du monde entier, la spéculation foncière et les basses manœuvres de propriétaires avides ont repris de plus belle. Le tsunami, aide internationale ou pas, n’a guère pesé lourd face aux millions de dollars en jeu. Comme de trop rares experts humanitaires – dont le Comité international de la Croix-Rouge et Médecins sans frontières – l’avaient prédit dès le début janvier 2005, la société thaïlandaise a fait face. Tout comme le Sri Lanka et l’Indonésie, bien plus éprouvés. Dans un mélange de volonté, de fatalisme et, parfois, d’opportunisme.

Ceux qui continuent de vivre ici n’ont pas non plus envie de focaliser sur le passé. Cent douze Suisses trouvèrent la mort le 26 décembre 2004 sur ces plages redevenues accueillantes. Patrick, un restaurateur européen installé à Khaolak « pour la saison », en connaissait deux, disparus presque sous ses yeux. « Je les vois comme si c’était hier. Il était un peu plus de 8 heures du matin. Ils se sont avancés très loin, lorsque, d’un coup, la mer s’est retiré a près de deux kilomètres. Puis une barre d’écume blanche a barré l’horizon. » Suivirent les hordes de journalistes, de caméras et de sauveteurs. Les propositions de jumelage des villes du monde entier. L’installation, parfois en dépit du bon sens, des camps de déplacés. Les carnets de chèque bien remplis des organisations non gouvernementales. « Mais ce dont je ne suis pas revenu, poursuit Patrick, c’est cette stupéfaction d’en avoir réchappé. » L’homme regarde sa compagne thaïlandaise et d’autres survivants. Sauvés tantôt par l’éloignement de leur bungalow, par un réveil tardif, ou grâce à une course haletante vers les rochers. C’était il y a cinq ans. Deux heures d’enfer au paradis.