Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – « Bat Nha : un koan »

Publié le 25/03/2010




Le Vénérable Thich Nhât Hanh, fondateur de l’école bouddhiste, le ‘Village des pruniers’, installée dans le sud-ouest de la France, propose ici une réflexion sur la toute récente affaire qui a touché le monastère de Bat Nha, situé dans la province de Bao Lôc au Vietnam. Celui-ci abritait une jeune communauté s’inspirant de ses enseignements.

Depuis 2008, elle faisait l’objet de l’ostracisme et de la persécution de la part des autorités civiles. A la fin du mois de septembre 2009, les 400 moines et nonnes ont été expulsés du monastère avec brutalité et violence par des hommes de main de la Sécurité publique. Ils ont cherché refuge dans un second monastère bouddhiste, Phuoc Huê, mais dans leur nouvel asile, la pression exercée sur eux et sur leur hôte a redoublé. Un ultimatum avait fixé au 30 décembre 2009, date où ils devraient avoir quitté les lieux. Deux jours avant la date fixée, la communauté a dû se résigner à se disperser (voir EDA 521).

Le texte ci-dessous affirme qu’il n’y a pas d’explication objective à ces événements douloureux, mais qu’il faut les comprendre à la manière d’une énigme zen – un « koan » –, en se laissant imprégner par eux, en portant longuement en soi un questionnement qui débouchera moins sur une réponse que sur un progrès intérieur. C’est ainsi que l’histoire de Bat Nha fait surgir pour chacun, qu’il soit membre de la communauté de Bat Nha, ou seulement bouddhiste vietnamien, policier, membre du gouvernement ou même chef d’Etat, une multitude de questions concernant divers aspects de la condition humaine et de la vie sociale. Cette interrogation et les diverses perspectives qu’elle ouvre ne peuvent qu’enrichir la vie intérieure de chacun. La version française de ce texte a été communiquée à Eglises d’Asie par la communauté du « Village des pruniers ».

Ne cherchez pas ce que vous voulez voir. Ce serait en vain.
Ne cherchez rien, mais donnez une chance à la vision profonde de se manifester par elle-même.
Elle vous aidera à vous libérer.

Thich Nhât Hanh

Bat Nha est un monastère situé sur les Hauts Plateaux du Vietnam. Mais c’est aussi la communauté de nonnes et de moines persécutée par le gouvernement vietnamien. Et une catastrophe pour le bouddhisme vietnamien à l’aube du XXIème siècle.

Un koan (gong an en chinois, et en vietnamien cong an) est une énigme zen, qui ne peut être résolue par l’intellect, mais uniquement par la pratique de la pleine conscience, de la concentration et de la vision profonde. Un koan peut être contemplé et pratiqué collectivement ou individuellement. Tant qu’il n’est pas résolu, nous ne savons pas dans quelle direction aller, nous ne sommes ni en paix ni heureux. Un koan est comme une flèche qui nous transperce: tant qu’elle n’est pas retirée, nous ne pouvons être en paix. Mais cette flèche ne vient pas de l’extérieur. Elle n’est pas non plus un accident. Elle nous offre au contraire l’opportunité de regarder en profondeur les questions qui nous tourmentent, pour transcender anxiété et confusion. Un koan nous oblige à faire face aux grandes questions sur le sens de la vie, sur le futur de notre pays, sur le bonheur véritable. Parmi les koan les plus connus, nous pouvons citer « Regarde le cyprès dans la cour », « Si tout retourne à l’un, où l’un retourne-t-il ? », « Le chien a-t-il la nature de Bouddha ? » et « Qui récite le nom du Bouddha ? ». Les grands rois et dirigeants vietnamiens ont longtemps pratiqué l’art du koan, et nombre d’entre eux ont composé de ces énigmes. Le maître zen Tuê Trung, frère du célèbre Trân Hung Dao qui avait repoussé l’invasion de Gengis Khan, a offert le puissant koan : « Tous les phénomènes sont impermanents, tous sont sujets à la naissance et à la mort. Qu’est-ce qui naît et meurt ? » (1).

Un koan ne peut être résolu par un raisonnement logique ou une argumentation, ni par des débats sur l’esprit et la matière. Il ne peut l’être que par l’énergie de pleine conscience et de concentration. Une fois le koan compris, nous sommes en paix, n’ayant plus ni peur ni tourment. Nous voyons notre chemin, et atteignons la paix intérieure.

Si vous croyez que la question « Le chien a-t-il la nature du Bouddha ? » n’est un problème que pour le chien, ou qu’elle n’est autre qu’une question philosophique, alors ce n’est pas un koan. Si vous croyez que « Où l’un retourne-t-il ? » ne se réfère qu’à des mouvements dans une réalité objective, alors il ne s’agit pas d’un koan non plus. Si vous croyez que Bat Nha est un problème pour 400 nonnes et moines au Vietnam seulement, un problème qui doit être résolu de manière « appropriée et rationnelle », Bat Nha n’est pas un koan. Bat Nha ne devient réellement un koan que lorsque vous le comprenez comme votre propre problème, lorsque vous voyez qu’il est en relation directe avec votre bonheur, votre souffrance, votre futur comme celui de votre pays et de votre peuple, que tant que vous ne l’avez pas résolu, vous ne pourrez pas dormir, manger ou travailler en paix – alors seulement, Bat Nha devient un véritable koan.

« Etre en pleine conscience » signifie revenir à soi et être présent. Présent pour le koan, le portant dans son cœur à chaque moment de sa vie quotidienne pour pouvoir le comprendre en profondeur, ne le négligeant jamais, ne le laissant pas de côté un seul instant. La pleine conscience doit être constante, ininterrompue. Lorsqu’il mange, s’habille, urine ou défèque, lorsqu’il boit du thé ou prend une douche, le pratiquant doit être conscient du koan, pour pouvoir le regarder en profondeur. Qui est le Bouddha, dont nous devons réciter le nom ? Et qui est cette personne qui récite le nom du Bouddha ? Qui suis-je ? Vous devez le découvrir. Et tant que vous n’aurez pas élucidé la question, tant que vous n’aurez pas percé le mystère, vous ne serez pas vraiment éveillé, vous n’aurez pas vraiment compris.

Je suis une nonne ou un moine de la communauté de Bat Nha

Bat Nha est mon koan, et j’ai l’opportunité de le regarder en profondeur à chaque moment de ma vie quotidienne. Tous les jours, je contemple le koan de Bat Nha – il est avec moi quand je pratique la méditation assise, quand je marche en pleine conscience, quand je cuisine, quand je lave mes vêtements, quand j’épluche les légumes ou balaye le sol ; Bat Nha est mon koan à chaque instant. Je dois générer la pleine conscience et la concentration, car il s’agit pour moi d’une question de vie ou de mort, il en va de mes idéaux et de mon futur. Il y en a parmi nous qui ont réussi à le regarder en profondeur – c’est pourquoi, malgré les persécutions qui n’en finissent pas, nous continuons à sourire, nous restons frais comme des fleurs, continuant à générer la paix et l’amour sans être emportés par les soucis, la peur ou les ressentiments. Parmi nous, il y en a aussi qui souffrent de graves traumatismes et de profondes blessures suite aux attaques à Bat Nha et à Phuoc Hue. Une de nos sœurs a offert un petit poème à Thây (2) notre enseignant, où elle écrit ceci : « Bat Nha d’autrefois est devenu pluie, tombant sur la Terre et faisant germer les graines de l’Eveil. » Cette sœur n’a que dix-huit ans et a prononcé ses vœux il y a moins de deux ans, mais elle a su regarder le koan en profondeur – avec succès.

Nous voulons seulement pratiquer ; pourquoi nous l’interdisent-ils ? Les Vénérables bouddhistes de notre pays veulent nous protéger et se porter garants pour nous ; pourquoi le gouvernement ne le leur permet-il pas ? Nous ne connaissons rien à la politique et n’avons aucune envie d’en faire ; pourquoi n’arrêtent-ils pas de dire que nous en faisons et que Bat Nha est une menace à la sécurité du pays ? Pourquoi veulent-ils dissoudre Bat Nha au point de payer des voyous, de nous diffamer, nous frapper, nous menacer ? Comment, alors qu’ils pourraient être nos pères ou nos oncles, peuvent-ils avoir le cœur de commettre de tels actes ? Si le gouvernement ne nous permet plus de pratiquer ensemble en tant que communauté et nous ordonne de tous nous disperser, comment pourrons-nous, à l’avenir, vivre à nouveau en communauté ? Pourquoi, dans les autres pays, les gens peuvent-ils pratiquer le bouddhisme librement mais pas ici ? Ces questions reviennent inlassablement. Elles exigent une réponse.

En pratiquant la méditation assise, la méditation marchée, en écoutant les enseignements, en cuisinant, jardinant ou travaillant dans la pleine conscience, nous générons l’énergie de pleine conscience et de concentration. Cette énergie alimente le feu qui désagrège toutes ces questions, toutes ces interrogations.

Autrefois, Bat Nha était synonyme de bonheur. Nous vivions en accord avec nous-mêmes. Nous pouvions exprimer nos sentiments, nos pensées à nos frères et sœurs dans la pratique sans redouter d’être trahis, sans craindre d’être persécutés. Nous avions découvert la fraternité, et dédiions ensemble notre énergie au service des autres. C’était notre plus grand bonheur. Bat Nha est ensuite devenu un cauchemar. Mais personne ne pourra détruire ce que nous y avons trouvé. Nous avons maintenant un chemin, et que Bat Nha existe ou non, nous n’avons plus rien à craindre. Bat Nha est devenu pluie, une pluie qui en tombant sur la terre a fait germer la graine de l’Eveil. Même si Bat Nha n’est plus, même si nous avons été chassés de Phuoc Huê, ces graines d’éveil ont toujours en nous et ne seront jamais perdues. Thây nous a enseigné que chacun de nous, ses disciples, doit devenir un Bat Nha, un Phuong Boi. Nous sommes la continuation de Thây, et nous établirons dans le futur de nouveaux Bat Nha, de nouveaux Phuong Boi (3).

La graine est là, le chemin est là; nous n’avons plus peur du futur, qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de notre pays. Nous aurons, demain, l’occasion d’aider ceux qui, aujourd’hui, nous persécutent. Ils ne le voient pas encore, mais ils le comprendront un jour. Parmi ceux qui nous ont persécutés, qui nous ont fait souffrir, certains ont déjà commencé à entrevoir la vérité. Les préjugés et les perceptions erronées, tels le mur de Berlin, s’effritent déjà doucement et finiront par s’écrouler. Nous ne sommes ni inquiets ni désespérés. Nous pouvons rire comme le soleil levant.

Je suis capitaine de police au Vietnam

Au début, je pensais que les ordres de mes supérieurs étaient justifiés, qu’il était nécessaire de dissoudre Bat Nha pour la sécurité du pays. J’avais confiance en mes supérieurs. Mais en exécutant ces ordres, j’ai découvert des choses qui m’ont brisé le cœur. Bat Nha est devenu un koan dans ma vie. Je ne peux plus manger, je ne peux plus dormir. Je me réveille au milieu de la nuit et me demande : « Qu’ont donc fait tous ces gens, pour que je doive les traiter comme des réactionnaires et des menaces à la sécurité du pays ? Ils ont l’air si paisible; c’est moi qui ne suis pas en paix. Et si je ne suis pas en paix moi-même, comment puis-je être un vrai gardien de la paix? »

Ils n’ont enfreint aucune loi, commis aucune faute. A dire vrai, nous avons collaboré avec ceux qui voulaient s’emparer de leur propriété. Nous les avons forcés de quitter le lieu qu’ils avaient aidé à bâtir, paisiblement, pendant des années. Nous avons tout fait pour qu’ils partent, mais ils ont toujours refusé. Ils ont l’air d’avoir tant d’amour les uns pour les autres, d’être véritablement unis. Ils vivent une vie intègre. Bien qu’ils soient jeunes, aucun d’entre eux ne se laisse tenter par la drogue ou les relations sexuelles sans amour. Ils vivent simplement, sont végétariens, pratiquent la méditation assise, écoutent les soutra, organisent des groupes de discussion; ils ne font de mal à personne. Comment pouvons-nous affirmer qu’ils sont dangereux ? Ils n’ont jamais rien dit ou fait contre le gouvernement. Nous ne pouvons vraiment pas dire qu’ils sont réactionnaires ni qu’ils font de la politique. Mais nous les avons accusés de cela, et avons essayé par tous les moyens de les chasser : nous les avons menacés, avons coupé l’eau et l’électricité, avons procédé à des contrôles d’identité quotidiens, et les avons harcelés pendant des mois en fouillant, chaque nuit, le monastère. Nous avons tout essayé pour les décourager. Et pourtant, ils ne nous faisaient jamais aucun reproche; ils nous invitaient même à nous asseoir avec eux pour chanter des chansons et prendre des photos-souvenirs ensemble.

Nous en sommes venus à recruter des gangs pour saccager les lieux, brutaliser les moines et les chasser. J’ai dû m’habiller en civil pour être sur place et diriger les gangs, leur indiquer qui étaient les meneurs de la communauté, afin qu’ils les tabassent et les enlèvent. Ils n’ont pas riposté. Leurs seules armes furent l’invocation du nom du Bouddha et la méditation assise. Leur seule réponse à la violence fut de s’accrocher les uns aux autres pour qu’on ne puisse pas les séparer et les jeter dans les voitures. Un général de brigade avait même été envoyé par le gouvernement central pour coordonner les attaques. Pourquoi devons-nous mobiliser tant de forces de l’ordre, du gouvernement central aux autorités locales, pour entrer en guerre contre un groupe de jeunes personnes aux mains vides et au cœur innocent ?

Et comment se fait-il que nous n’ayons pas réussi à les expulser pendant plus d’un an, malgré tous les efforts employés ? Qu’y a-t-il donc de si attirant pour tous ces jeunes, qu’ils refusent obstinément de partir ? Chaque jour, ils reçoivent seulement deux repas végétariens, pratiquent la méditation assise, la méditation marchée et écoutent un enseignement du Dharma. Pourquoi sont-ils si nombreux, et pourquoi y a-t-il tant de jeunes ? Et comment arrivent-ils, en dépit du nombre et de leur âge, à vivre ensemble de façon si harmonieuse? Certains d’entre eux ont des diplômes universitaires, d’autres sont des fils ou filles de cadres supérieurs du Parti, certains avaient déjà une belle carrière, un salaire élevé ; mais ils ont tout quitté pour vivre une vie simple et sobre. Il doit y avoir quelque chose de noble et de captivant pour tous ces jeunes, non ? Comment peut-on dire qu’ils ont été charmés par les paroles mielleuses d’un étranger soi-disant opposé au gouvernement ?

J’ai reçu des ordres et suis tenu d’obéir, mais j’ai honte, et cette honte pèse sur ma conscience. Avant, je pensais que ces manœuvres n’étaient que temporaires, et qu’elles étaient pour le bien du pays, du peuple et de l’unité nationale. Je me rends compte maintenant à quel point ces mesures sont perfides, cruelles et malhonnêtes. Je suis contraint de garder ces sentiments pour moi. Je n’ose pas les partager avec mes collègues, sans parler de mes supérieurs. Je ne peux aller de l’avant, et je ne peux faire marche arrière. Je suis pris dans un système dont je ne peux m’échapper. Comment puis-je être vrai, comment être en accord avec moi-même?

Je suis membre de l’Eglise bouddhique du Vietnam

Bat Nha me tourmente et m’empêche de dormir. Je sais que ces jeunes moines et moniales pratiquent sincèrement. Toutes les personnes qui sont allées leur rendre visite ou les ont rencontrés pourront le confirmer. Pourquoi alors sommes-nous aussi impuissants, incapables d’assurer leur protection ? Pourquoi devons-nous vivre et nous comporter comme des employés du gouvernement ? Séparer la politique de la religion… quand ce rêve se réalisera-t-il enfin ? Sous la colonisation française, sous les régimes de Diêm et de Thiêu, les bouddhistes ont rencontré de nombreux obstacles ; mais ils n’étaient pas contrôlés aussi sévèrement qu’aujourd’hui. Tout ce que nos dirigeants tolèrent est un bouddhisme de foi et de dévotion ; ils ne veulent pas d’un bouddhisme qui offre à la nation une éthique et une spiritualité véritables. Un bouddhisme qui propose une direction spirituelle authentique leur fait très peur. Ils acceptent seulement les congrégations qu’ils peuvent contrôler et manipuler. Autrefois, le Bouddha refusa lui aussi de se soumettre à toute domination politique, fut-elle celle du roi Ajatasattu. Pendant la colonisation française, sous les régimes de Diêm, de Ky et de Thiêu, nos prédécesseurs ont eux aussi résisté, pour être libres. Pourquoi ne continuons-nous pas ce travail, pourquoi devons-nous accepter ce rôle, devenir des instruments d’une politique qui veut étouffer notre idéal, notre noble aspiration ?

Je pensais autrefois qu’en me conformant à la politique du gouvernement, j’aurais au moins la possibilité de faire un petit peu du « travail du Bouddha », alors que si je m’oppose au gouvernement, je ne pourrai pas faire quoi que ce soit. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté, avec résignation, les reproches et critiques de mes collègues pour entrer dans le système. Mais j’ai pu voir très clairement que c’est justement grâce à ceux qui ne font pas partie de l’Eglise bouddhique et qui ont eu le courage de s’exprimer et de protester, que je peux faire ce travail, ne serait-ce que de façon limitée. Comment répondrai-je de cela quand cette page de l’Histoire sera écrite ? Mon but était de raviver le bouddhisme pour qu’il soit à nouveau au service du peuple et de la nation, pas d’occuper une fonction dans le mécanisme de contrôle et de surveillance des bouddhistes.

Ce Vénérable qui a subi de fortes pressions pour ne plus être garant des nonnes et des moines, pour ne plus leur permettre de pratiquer au temple, n’était pas assez fort pour résister. Il a dû, malgré lui, trahir ses amis, trahir Thay et rompre la promesse et l’engagement solennels faits il y a quelques années seulement. C’est une tragédie pour lui. Mais qui est ce Vénérable ? Est-il hors de moi ou fait-il partie de moi ? Je subis moi aussi de nombreuses pressions, et n’ose dire ni faire ce en quoi je crois vraiment, pour protéger mes enfants spirituels, mes petits frères et sœurs. Mon aspiration profonde est-elle vraiment de « guider les générations futures, et d’exprimer ma gratitude au Bouddha » ? Dans ce cas, pour quelle raison dois-je me résigner à regarder, impuissant, ces nonnes et ces moines, mes petits frères et sœurs dans la pratique, être insultés et persécutés ? Oserai-je encore les regarder en face ? Quel est mon vrai visage ? Qui suis-je vraiment ?

Nous sommes frères et sœurs, tous disciples du Bouddha. S’ils ont réussi à nous diviser, si nous nous mettons en colère et nous faisons des reproches les uns aux autres, n’est-ce pas parce que notre pratique n’est pas encore solide, que nous ne sommes pas encore capables de bâtir la fraternité ? D’après l’enseignement du Bouddha sur la non-dualité, que nous soyons membres de telle ou telle congrégation, nous restons Frères. Même si nous travaillons chacun de notre côté, nous n’avons pas à nous tourner le dos et à nous considérer comme des ennemis. N’est-ce pas parce que notre pratique est encore faible, que nous nous considérons ainsi avec hostilité ? N’est-ce pas parce que notre énergie spirituelle est encore très limitée ? Mais j’en ai tiré une leçon : si, à partir de maintenant, nous pouvons nous reconnaître et nous accepter mutuellement, si nous pouvons nous réconcilier, nous pourrons raviver la fraternité d’autrefois, faire revivre la confiance de nos concitoyens, et devenir un modèle pour tous. Nous avons attendu trop longtemps pour agir mais nous pouvons encore sauver la situation. Il suffit d’un instant d’éveil et la situation actuelle du bouddhisme changera.

Il semble que les nonnes et les moines de Bat Nha l’aient compris. Lorsque ces 400 moines et moniales ont été persécutés et chassés, ils n’ont jamais montré de ressentiment à l’égard de l’abbé qui les avait hébergés pendant des années. Ils savent que ce Vénérable a subi beaucoup de pressions, et que c’est pour cela qu’il a dû leur demander de quitter les lieux. Si nous, les membres de l’Eglise bouddhique, avons aussi été contraints de trahir nos frères et sœurs, c’est parce que notre intégrité spirituelle était encore limitée. A quel point devons-nous être déterminés dans notre pratique quotidienne pour parvenir à ce niveau de force spirituelle ? Si nous voulons nous aimer, nous devons nous comprendre. Et quand nous nous aimons, nous ne pouvons pas nous considérer comme des ennemis. Tant que nous nous voyons comme des ennemis, c’est que nous sommes victimes de cette conspiration qui vise à nous séparer.

Au Vietnam, depuis deux mille ans, les bouddhistes ont toujours vénéré les Trois Joyaux, le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Mais aujourd’hui des gens sont payés pour profaner les lieux sacrés et y accrocher des banderoles insultantes, pour injurier les Vénérables et leur jeter des excréments putrides, pour vandaliser le temple, pour brutaliser et expulser les nonnes et les moines. Les autorités les ont embauchés et les ont fait passer pour des bouddhistes. C’est un sacrilège, une tache dans l’histoire du bouddhisme au Vietnam. Ces actes nous dégoûtent, mais pourquoi n’osons-nous rien dire ? Après de tels événements, l’Eglise Bouddhique aura-t-elle la capacité de défendre ses fidèles et de prouver leur innocence ?

Le problème de Bat Nha ne concerne pas seulement le Comité permanent de l’Eglise bouddhique centrale [instance officielle – NDLR]. Bat Nha est un koan, un dilemme dans notre vie. Comment pouvons-nous le résoudre de façon à ne pas avoir honte devant nos ancêtres ? Pourquoi ne pouvons-nous partager nos sentiments, nos pensées les plus sincères, avec les autres membres de l’Eglise bouddhique du Vietnam ? Pourquoi ne nous est-il pas permis d’harmoniser nos points de vue ? Pourquoi devons-nous dissimuler nos pensées et nos idées ?

Je suis membre de la haute hiérarchie du gouvernement communiste

Bat Nha est l’occasion pour moi de regarder la vérité en profondeur pour trouver la paix intérieure. Sans paix, comment pourrais-je être heureux ? Mais comment trouver la paix alors que je ne crois pas vraiment à mon chemin, et que je n’ai surtout aucune confiance en ceux que j’appelle mes camarades ? Serions-nous en train de dormir dans le même lit tout en ayant des rêves différents ? Pourquoi ne partageons-nous pas nos soucis, nos interrogations et nos pensées les uns avec les autres ? Avons-nous peur d’être condamnés, de perdre notre position dans le Parti ? Pourquoi devons-nous tous dire la même chose, alors que personne, parmi nous, n’y croit vraiment ? Sommes-nous comme ces personnages du conte d’Andersen dans lequel tous les membres de la cour complimentent l’empereur pour son beau manteau, alors qu’il est tout nu ?

Mon rêve le plus cher est que mon bonheur et celui de mon pays ne fassent qu’un. Tous comme les arbres ont des racines et l’eau a sa source, notre pays a ses propres racines spirituelles, sa propre source de sagesse. La dynastie Ly fut la plus paisible et bienveillante de l’histoire de notre pays. Sous la dynastie Trân, l’unité de notre peuple nous a donné le pouvoir de repousser les envahisseurs au Nord. L’enseignement bouddhiste, tolérant et ouvert aux autres traditions éthiques telles que le taoïsme ou le confucianisme, nous a permis de bâtir ensemble notre pays sans exclure personne.

J’ai eu la chance de faire des études. Je sais que le bouddhisme n’est pas une religion basée sur la croyance en un dieu, mais est au contraire profondément humaniste. Le bouddhisme est ouvert et non-dogmatique; il est donc rationnel, et peut aller de pair avec la science du XXIème siècle. La science, ici, signifie l’esprit de recherche scientifique, prêt à lâcher prise de ses vues ou connaissances actuelles pour en adopter d’autres, plus proches de la réalité. La science moderne est allée beaucoup plus loin que la science d’autrefois, surtout dans le domaine de la physique quantique. Ce que nous considérions alors comme scientifique, pouvons-nous encore le qualifier ainsi ? L’esprit et la matière ne sont que les deux faces d’une seule et même réalité : l’une contient l’autre, l’une dépend de l’autre pour se manifester. La science moderne s’efforce de transcender la pensée dualiste qui sépare l’esprit de la matière, l’intérieur de l’extérieur, le sujet de l’objet, le temps de l’espace, la masse de la vitesse etc. Tant que nous sommes encore enlisés dans les afflictions telles que la colère, les soucis, les passions et la discrimination, comment être assez présents et concentrés pour découvrir la vérité, même avec les instruments les plus perfectionnés – car derrière toute cette technologie, c’est notre esprit qui observe.

Au fond de moi, je sais que si tout le peuple a soutenu cette révolution, c’est par amour pour notre pays, et pas au nom d’une idéologie. Si le peuple n’avait fait qu’adorer une idéologie au lieu d’exprimer son amour pour le pays, il ne fait aucun doute que nous aurions échoué. En relisant l’histoire, j’ai vu que le zèle et le fanatisme nous avaient parfois amenés à assassiner d’autres révolutionnaires qui combattaient à nos côtés; ces blessures de notre peuple sont encore vives aujourd’hui.

Je devrais me poser cette question : en ce qui concerne la lutte des classes, quelle est la classe qui détient vraiment le pouvoir à l’heure actuelle ? Celle des prolétaires ou celle des capitalistes ? Le capitalisme du peuple existe-t-il vraiment ou bien n’est-ce qu’une belle étiquette qui cache une toute autre réalité ?

Nous savons que pour réussir, l’esprit du Parti doit refléter le cœur du peuple. Ce que le peuple veut, c’est que les moines et moniales soient autorisés à pratiquer et à servir selon leur idéal, dans le respect des lois. La volonté du peuple est que tous les citoyens puissent exprimer leurs points de vue, leurs pensées, sans crainte d’être sanctionnés, menacés ou emprisonnés. La volonté du peuple est d’exclure la religion de la politique, et la politique de la religion. Lorsque la volonté du peuple sera satisfaite, les citoyens seront naturellement unis et apporteront leur soutien au Parti. Le Parti n’aura plus besoin d’appeler à l’unité nationale ni solliciter l’appui des citoyens. Tel est le cœur du peuple. Mais quelles sont les mesures du Parti ?

Nous savons que sous les dynasties Ly et Trân, l’esprit tolérant du bouddhisme a ramené une véritable unité du peuple, en offrant à tous l’opportunité d’œuvrer à construire et à protéger la nation, sans que personne ne soit exclu. Cet esprit d’harmonie et de non-discrimination que l’on trouve dans le bouddhisme s’appelle l’équanimité, l’une des Quatre Vertus incommensurables – qui sont la bonté aimante, la compassion, la joie et l’équanimité. Il s’agit là d’un héritage précieux de notre culture. Sous les dynasties Ly et Trân, les dirigeants pratiquaient le bouddhisme avec le peuple. Le roi suivait lui aussi les préceptes, était végétarien, faisait de bonnes actions, et avait ainsi la confiance du peuple.

Comment éradiquer les fléaux sociaux tels que la drogue, la prostitution, les jeux d’argent, la délinquance, la corruption et l’abus de pouvoir, quand les fonctionnaires du gouvernement, dont le devoir est de les éradiquer, sont eux-mêmes pris au piège de ces fléaux ?

Comment le gouvernement peut-il réussir dans sa politique des quartiers culturels s’il ne se base que sur le contrôle et les sanctions ? Qui sont les premiers qui devraient être contrôlés et sanctionnés ?

Je sais qu’une famille qui pratique les préceptes est une famille heureuse et en paix. Le bouddhisme, depuis deux mille ans, offre une éthique au peuple à travers l’exercice de la pleine conscience. Etre végétarien est un symbole d’abstinence, montrant notre volonté de réduire les désirs de nos sens. Les bouddhistes décident par eux-mêmes de manger végétarien, de pratiquer les exercices de la pleine conscience, de faire des actes charitables. Personne ne les force à le faire, personne ne les sanctionne s’ils ne le font pas. En ce moment-même, de jeunes nonnes et moines et sont déterminés à raviver cette éthique et ont devant eux un avenir prometteur ; alors pourquoi les persécutons-nous ? Avons-nous peur que leur popularité se fasse à nos dépens ? Pourquoi ne puis-je ouvrir mon cœur et pratiquer comme eux, être en harmonie avec eux, pour bénéficier de leur soutien ? Pourquoi ne pouvons-nous pas faire comme les rois des dynasties Ly et Trân ? Est-ce parce qu’en tant que marxistes, nous n’avons pas le droit de prendre refuge dans les Trois Joyaux, d’être végétarien et de pratiquer les exercices de la pleine conscience ?

Je sais qu’au sein du Parti et du gouvernement, beaucoup affirment être ouverts à la religion et à la spiritualité. La vérité est qu’aujourd’hui, toute l’élite du Parti croit à la géomancie, à la destinée, aux pouvoirs psychiques, et même au pouvoir de s’approprier des années de vie d’une personne. Cela montre que nous sommes passés d’un extrême à un autre. Et pourtant, nous continuons à prétendre ne pas être superstitieux.

Les rois Ly et Trân ont cru avec sincérité à un chemin spirituel et éthique. C’est grâce à cela que beaucoup d’entre eux ont eu une vie exemplaire, et ont pu être un modèle pour leur peuple. Un roi qui pratique les préceptes, fournit des nattes aux prisonniers pour qu’ils souffrent moins du froid, voyage incognito pour découvrir le mode de vie et les aspirations de son peuple; un roi qui sait pratiquer la méditation assise, la contemplation des koan, qui traduit des soutra, écoute les sages conseils d’un maître zen qu’il respecte comme un maître national; un roi qui cède le trône à son fils pour vivre la vie frugale d’un moine sur le mont Yên Tu, un tel roi est un modèle pour tout le pays.

De nos jours, nous appelons les cadres du Parti comme le peuple à « étudier et suivre l’exemple vertueux d’Hô Chi Minh ». Mais qui, parmi nous, mène une vie exemplaire pour nos camarades ? Le bouddhisme Mahayana enseigne : « Vous devez être cette personne-là. Vous devez être ce modèle. Vous devez vivre ainsi vous-même. Alors, et alors seulement, pourrez-vous inspirer les autres. » Nous savons que la corruption et l’abus de pouvoir sont devenus des fléaux pour notre nation. Nous le déplorons depuis tant d’années, sans résultat, et la situation empire de jour en jour. Pourquoi ? N’est-ce pas parce que nous ne nous reposons que sur les lauriers de nos prédécesseurs, fiers de ce passé glorieux mais incapables de faire aujourd’hui ce qu’ils firent autrefois ? A présent, alors que des jeunes cherchent à accomplir cette œuvre, pourquoi les en empêcher et les persécuter ainsi ?

Il semblerait que le cas de Bat Nha ait commencé avec une agence de voyages gérée par un général, en lien étroit avec des hôtels et avec les autorités délivrant des visas. S’ajoutent à cela l’abus de pouvoir ainsi que la haine, et le désir de revanche de ce général est devenu une politique que tout le pays doit exécuter.

Peut-être n’ai-je pas pris le temps d’examiner la situation. Je crois à des faux rapports sans les remettre en question. Je laisse les employés qui sont sous mes ordres faire de fausses accusations puis persécuter des personnes intègres, qui n’ont jamais causé de troubles à la société. Finalement je me retrouve dans une position où je deviens l’ennemi de ce que je chérissais autrefois. Mes ennemis sont-ils vraiment hors de moi ? Mes ennemis sont en moi-même. Ai-je assez de courage et d’intelligence pour faire face à mes propres faiblesses ? Voilà la question fondamentale.

Les pratiques du Village des Pruniers sont une rare occasion de moderniser le bouddhisme au Vietnam, et ces quatre années d’activités ont prouvé leurs bienfaits. Alors pourquoi acceptons-nous de persécuter et de détruire un trésor vivant de notre culture, sous la pression de notre puissant voisin ? Que recevrons-nous de si précieux pour avoir détruit ce trésor que nous avons déjà ?

La meilleure façon de célébrer le millénaire de Hanoi est de nous efforcer de pratiquer et de vivre comme nos ancêtres Ly Cong An, Tran Thai Tong, Tran Thanh Tong, Truc Lam Dai Si et Maître Tue Trung. Tout en étant des dirigeants, ils vivaient une vie spirituelle authentique, en laquelle ils avaient foi. De quoi puis-je être fier, si ce n’est de l’héroïsme de mes prédécesseurs ? J’ai perdu mon idéal révolutionnaire et étouffé jusqu’à son extinction la flamme sacrée de la révolution ; quant à ceux que j’appelle mes « camarades », ils ne le sont plus vraiment, car en eux aussi, cette flamme sacrée s’est éteinte. Ils ne sont dans les rangs du Parti que par intérêt personnel, pour leur renommée et pour leur statut. La tradition du Village des Pruniers est une part de l’héritage culturel de mon pays, qui peut aujourd’hui contribuer de façon notoire à une éthique mondiale – pas seulement en théorie mais, ce qui est bien plus important, en pratique. Tant de personnes de par le monde ont pu entrer en contact avec cette tradition et bénéficier de ses enseignements éthiques. Je devrais en être fier ; pourquoi, alors, ai-je laissé cette tradition se faire attaquer et exterminer sur sa propre terre natale ? Voilà les questions que je dois porter en moi, dans les profondeurs de ma conscience ; elles permettront ainsi de faire jaillir la sagesse dont j’ai besoin pour voir le chemin et les moyens d’agir tant attendus.

Je suis chef d’Etat ou ministre

Mon pays est ou n’est pas membre du Conseil de sécurité ou du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Je sais que des événements tels que ceux de Bat Nha, de Tam Toa, de Tien An Men ou du Tibet constituent de graves violations des droits de l’homme. Mais du fait des intérêts de mon pays, parce que nous voulons vendre des armes, des avions, des trains à grande vitesse, des centrales nucléaires et d’autres technologies de pointe, parce que nous voulons faire du commerce, investir, développer dans ces pays des marchés pour nos produits, je n’ai pas le courage de m’exprimer. Je n’ose prendre les décisions nécessaires pour faire pression sur les pays concernés, afin qu’ils mettent rapidement un terme aux violations des droits de l’homme.

J’ai honte, ma conscience n’est pas en paix. Mais parce que je veux que mon parti et mon gouvernement réussissent, je me résigne à dire que ces atteintes aux droits de l’homme ne suffisent pas pour que mon pays prenne position. Je suis victime d’un système dans lequel je ne peux vraiment être moi-même, parce que je ne suis pas capable de dire ce que je ressens vraiment et ce que je vois à propos de cette situation. Que puis-je faire pour être enfin en paix et ne plus avoir honte de moi-même ? Bat Nha est bien sûr une affaire de droits de l’homme au Vietnam mais c’est aussi un koan pour un(e) politicien(ne) comme moi. Que faire pour être vraiment moi-même ?

« Bat Nha » est un koan pour tout le monde, pour chaque individu comme pour chaque groupe, chaque collectivité. Il peut être pratiqué par un moine ou une nonne de Bat Nha, par un moine ou une nonne d’un Institut bouddhique au Vietnam, par un Vénérable de l’Eglise bouddhique unifiée, par un policier, un chef de district, un prêtre catholique, un pasteur protestant, un membre du Politburo, le président du Comité populaire d’une ville, le secrétaire d’un Comité provincial du Parti, un membre du Comité central du Parti, un chef d’Etat, le rédacteur en chef d’un quotidien ou d’une revue, un intellectuel, un artiste, un homme d’affaires, un enseignant, un journaliste, un abbé ou une abbesse de monastère, un ambassadeur. Bat Nha est une occasion qui se présente à nous, parce que Bat Nha peut nous aider à voir clairement ce que, depuis longtemps, nous ne pouvions – ou ne voulions pas voir.

Dans la tradition zen, il y a des retraites de sept jours, de vingt et un jours ou de quarante neuf jours. Pendant ces retraites, le pratiquant investit toute son attention dans le koan. Chaque instant de sa vie quotidienne est dédié à regarder le koan en profondeur : pendant la méditation assise, la méditation marchée, pendant que l’on respire, que l’on mange, que l’on se brosse les dents, que l’on fait la lessive… à chaque moment, l’esprit est concentré sur le koan, c’est-à-dire sur l’objet de contemplation. Les retraites les plus fréquentes sont les retraites de sept jours. Tous les jours, les pratiquants ont l’opportunité de rencontrer le maître zen en personne. Le maître offre des instructions pour guider le pratiquant et l’aider à focaliser son esprit correctement, afin qu’il puisse voir la vérité plus clairement.

Lors de ces sessions, le maître ne transmet pas la vérité au disciple. Le pratiquant doit lui-même faire l’expérience de la vérité. Pendant dix minutes, le maître peut offrir quelques conseils, puis tous les pratiquants retournent à leur coussin de méditation pour continuer à regarder en profondeur. Parfois, des centaines de personnes sont assises ensemble dans la salle de méditation, face au mur. Après une période de méditation assise, il y a une période de méditation marchée. Les pratiquants marchent lentement, se concentrant sur le koan à chaque pas. A l’heure du repas, ils peuvent manger assis sur leur coussin de méditation, continuant à contempler le koan tout en mangeant. Uriner et déféquer sont aussi des occasions de regarder en profondeur. Le silence est essentiel pour la méditation, c’est pourquoi à l’extérieur de la salle de méditation il y a toujours un panneau portant l’inscription ‘noble silence’.

Autrefois, le roi Tran Thai Tong atteignit l’éveil en contemplant les koan « quatre montagnes » et « une vraie personne n’a pas de position ». Quant au maître Lieu Quan, ce fut avec le koan « Le tout retourne à l’un, où retourne l’un ? ». Il présenta sa vision profonde au temple Tu Dam, à Hué.

Si vous voulez réussir dans votre pratique des koan, vous devez avoir la capacité de lâcher prise de toutes vos connaissances, de toutes vos opinions et tous vos points de vue. Si vous êtes prisonnier d’une opinion, d’un point de vue ou d’une idéologie, vous n’aurez pas assez de liberté pour permettre au koan de faire une percée dans votre conscience. Vous devez lâcher prise de toutes vos connaissances, de tout ce avec quoi vous avez été en contact dans le passé, de tout ce que vous croyez être la vérité. Tant que vous pensez détenir la vérité, la porte de votre esprit est fermée ; la vérité a beau frapper à votre porte, vous n’êtes pas prêt à la lui ouvrir. C’est la raison pour laquelle les connaissances sont un obstacle. Le bouddhisme exige de nous d’être libres. La liberté de pensée est la condition fondamentale pour le progrès. C’est l’esprit scientifique par excellence. C’est précisément dans cet espace de liberté que la fleur de la sagesse peut éclore.

Dans la tradition zen, la communauté est un élément très positif. Lorsque des centaines de pratiquants sont réunis en silence, l’énergie collective de pleine conscience et de concentration est très puissante. Cette énergie collective nourrit votre concentration à chaque instant et donne une chance au koan de faire une percée dans votre conscience. Un tel environnement est bien différent de celui d’une conférence, d’une réunion ou d’une discussion. Avec une bonne discipline dans votre pratique de la méditation et un cadre de pratique propice à la concentration, les conseils d’un maître zen et le soutien silencieux des co-pratiquants, vous avez les meilleures chances de réussir.

Les suggestions ci-dessus peuvent être considérées comme des conseils qui peuvent vous aider à regarder en profondeur. Il faut les voir comme des outils et non comme la vérité. Elles sont le radeau qui vous emmène vers l’autre rive mais elles ne sont pas l’autre rive. Une fois arrivé, vous devez vous détacher du radeau. Si vous réussissez, vous trouverez la liberté, vous pourrez voir votre chemin. Vous pourrez alors brûler ces paroles ou les jeter à la poubelle.

Je vous souhaite à tous beaucoup de succès dans la contemplation du koan de Bat Nha.

Maître zen Thich Nhât Hanh

Hameau du Haut
Village des Pruniers, France
19 janvier 2010