Eglises d'Asie – Corée du Nord
POUR APPROFONDIR – Vies ordinaires en Corée du Nord
Publié le 17/02/2011
Barbara Demick, journaliste américaine en poste à Séoul de 2001 à 2008, y parvient dans son livre paru en 2010 : Vies ordinaires en Corée du Nord (Paris, Albin Michel, traduit de l’américain par Guillaume Marlière). Mgr Olivier de Berranger nous propose ici une recension de cet ouvrage. Evêque émérite du diocèse de Saint-Denis en France (1996-2009), Mgr de Berranger a vécu dix-sept en Corée du Sud, de 1976 à 1993, comme prêtre fidei donum dans le diocèse de Séoul. Fort de cette expérience, il continue d’entretenir des liens étroits avec la Corée.
Parmi les rares ouvrages parus en France sur la Corée du Nord, celui de Barbara Demick, dont le titre original : Nothing to envy, ordinary lives in North Korea, fait allusion à l’un des slogans de Pyongyang « Rien à envier au monde ! », est, à ce jour, le plus solidement documenté. L’auteur, correspondante du Los Angeles Times à Séoul à partir de 2001, a fait neuf séjours en Corée du Nord. Elle concentre son observation sur la ville portuaire de Chongjin, sur la Mer de l’Est (Mer du Japon), au nord-est de la péninsule, naguère cité industrielle florissante avec une population proche du million d’habitants, qui n’en compte plus aujourd’hui qu’environ cinq cent mille.
Surtout, Barbara Demick a eu des conversations conduites sur plusieurs années avec une centaine de transfuges résidant en Corée du Sud ou en Chine. En cristallisant son récit à partir de six personnages réels – une institutrice, un étudiant en sciences à l’université de Pyongyang, un mineur, une ouvrière qualifiée responsable de quartier, un jeune de la rue et une femme médecin –, elle parvient à maintenir son lecteur en haleine tout en l’initiant à l’histoire concrète et dramatique d’un peuple, sans tomber dans le mélodrame. Sans craindre non plus d’avouer son ignorance, Barbara Demick a dépassé son talent de journaliste en produisant un livre passionnant et fidèle, autant qu’il est possible, à une réalité sinistre, dont on ne connaît généralement que quelques clichés.
Grâce à une étude rigoureuse de ses sources, récapitulées dans quinze pages de notes à la fin de l’ouvrage, et à une profonde empathie avec ses interlocuteurs, Barbara Demick permet à tous ceux qui n’ont pas accès à ses moyens d’information un sérieux débroussaillage au sujet du pays le plus secret de la planète.
Souvenons-nous : le 15 août 1945, la capitulation du Japon met face à face Américains et Russes, qui partagent entre leurs zones d’influence respectives la Corée, ex-colonie nippone, et ce à partir d’une frontière fantaisiste au 38ème parallèle. Le 25 juin 1950, Kim Il-sung, soutenu par Staline, envahit le Sud et descend jusqu’à Pusan. Il sera repoussé par les troupes de Mac Arthur, à la tête d’une coalition alliée. Un « armistice », toujours en vigueur, est signé le 27 juillet 1953 à Panmunjom, sous l’égide des Nations Unies. Jusqu’à la fin des années 1960, les observateurs parleront du « miracle coréen » pour désigner… la Corée du Nord. Ce pays est le premier d’Asie à faire quasiment disparaître l’analphabétisme. Tout le monde est logé et peut se vêtir. Le moindre village dispose de l’électricité. La situation sanitaire permet de comparer la Corée du Nord à la Yougoslavie.
Malgré sa rhétorique arrogante sur le Juche (autosuffisance alimentaire et autonomie politique), Pyongyang bénéficiera jusqu’à la chute du mur de Berlin de la générosité des « pays frères » et saura jouer, non sans talent, de la rivalité entre la Chine et l’Union soviétique. Ce n’est que trois ans avant la mort de Kim Il-sung, le 6 juillet 1994, que le Juche passera au second plan derrière le Songun (primauté aux affaires militaires), pour parvenir à la situation actuelle : un pays exsangue, une armée d’un million et demi d’hommes, et le chantage nucléaire d’un Kim Jong-il qui cherche désormais à imposer son fils Kim Jong-un pour lui succéder.
Barbara Demick décrit avec précision le système concentrationnaire de ce « paradis socialiste ». Des photographies prises par satellite suggèrent la présence de deux cent mille détenus dans le goulag de Yadok, connu grâce au témoignage de Kang Chol-hwan, Les Aquariums de Pyongyang (Paris, Robert Laffont, 1990). Dans ces « Centres de contrôle et de gestion », le régime a, depuis ses origines, enfermé à perpétuité « rivaux politiques, descendants de propriétaires terriens, collaborateurs des Japonais, membres du clergé », personnes suspectes de lire un quotidien étranger ou d’écouter la radio de Corée du Sud…
Grâce au récit d’une grande précision clinique du Dr Kim Ji-un (nom d’emprunt bien évidemment), Barbara Demick décrit les terribles conséquences de la famine qui a sévi en Corée du Nord dès le début des années 1990, notamment dans les écoles primaires peu à peu décimées. Elle cite le cas d’un troc de deux bouteilles de bière (vides!) pour une intraveineuse… La vingtaine de photos, mal reproduites dans l’édition française, permettent de se faire une toute petite idée du désastre. Les statistiques de l’ONU établissent qu’au moins 62 % des enfants de moins de 7 ans, atteints de malnutrition, ont connu de graves troubles de croissance, pour ne parler que des survivants. La famine a fait au moins autant de victimes que la Guerre de Corée.
Bien d’autres aspects vécus dans le « trou noir » de la Corée du Nord – au sens propre puisque le pays, de nuit, vu d’avion, est un espace obscur à côté d’une Corée du Sud éclatante de tous ses feux – sont évoqués dans ce livre, avec un souci de réalisme et d’impartialité. Sans s’y attarder, notons que l’auteur, qui ne s’exprime pas du point de vue des croyants, propose, à travers le témoignage de ses héros, une analyse de la « religion » en Corée du Nord.
Kim Il-sung, suivi par Kim Jong-il, a combattu les religions, mais il en a surtout usurpé l’influence. « Ce qui le distingue dans la sinistre galerie des dictateurs du XXème siècle, c’est peut-être sa capacité à exploiter le pouvoir de la foi. Son oncle maternel, un pasteur protestant, vivait à l’époque pré-communiste où la communauté chrétienne coréenne connaissait un tel dynamisme qu’on appelait Pyongyang la ‘Jérusalem de l’Est’. Une fois au pouvoir Kim Il-sung ferma les églises (et les pagodes), bannit la Bible, déporta les fidèles dans l’arrière pays et s’appropria l’imagerie et le dogme chrétiens à des fins d’autopromotion. » (p. 55-56). Avec l’auteur, nous assistons à la spirale où les entraîne la fidélité exigée des citoyens de ce pays, sommés dès l’enfance de tout sacrifier à un pouvoir fou. En note, cette remarque pertinente de C. K. Armstrong : « Le culte de Kim mêlait les images de la famille confucéenne avec le stalinisme, des éléments de l’adoration réservée à l’empereur japonais et des accents chrétiens. La famille confucéenne, en particulier la piété filiale (hyo), paraît l’élément le plus distinctement coréen de ce ‘culte’. » (p. 312).
En passant, Barbara Demick signale enfin que, d’après le récit de ses interlocuteurs, dans les années 1990, « les anciens chrétiens qui pratiquaient encore se cachaient ». Puis elle raconte, avec l’itinéraire de quelque quinze mille transfuges nord-coréens vivant actuellement en Corée du Sud, le rôle joué par des communautés protestantes, en Chine après le passage clandestin du fleuve Tumen, pour les aider à prendre l’avion pour Inchon, l’aéroport international de Séoul : une nouvelle vie s’annonce pour eux, pleine d’embûches, mais où il est permis d’espérer. On peut supposer que le rôle des catholiques coréens sera déterminant dans les années à venir.