Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’état d’esprit de la communauté catholique du Nord-Vietnam – Interview du P. Nguyên Van Khai, ancien porte-parole de la paroisse de Thai Ha –

Publié le 22/09/2011




Dans l’interview ci-dessous, le P. Nguyên Van Khai parle avec chaleur de l’état d’esprit qui règne aujourd’hui dans la communauté catholique du Nord-Vietnam et plus particulièrement dans la désormais célèbre paroisse de Thai Ha à Hanoi, dont il a été le porte-parole pendant un temps.

Ce prêtre, qui vient de dépasser la quarantaine, est aujourd’hui en mission d’études à Rome. Originaire du village catholique de Phuc Nhac, dans la province de Ninh Binh, il a vécu son enfance dans une ambiance de persécution. Le curé de paroisse, un prêtre clandestin, emprisonné par deux fois, a exercé sur lui une profonde influence. Devenu adolescent, il entama secrètement sa formation sacerdotale et vécut un temps à Hanoi auprès du seul religieux rédemptoriste encore présent dans la capitale, le P. Bich. Dans le plus grand secret, il vint ensuite parfaire sa formation religieuse chez les rédemptoristes de Saigon. A l’issue de cette formation, en septembre 2001, il fut ordonné clandestinement. Il exerça ensuite son ministère au Sud et au Nord, où il fit partie du clergé de la paroisse de Thai Ha pendant quelque temps. Ses supérieurs ayant décidé de l’envoyer en mission d’études à Rome, il quitta le Vietnam, toujours clandestinement, en passant par le Laos et la Thaïlande. Le P. Khai vient d’achever un voyage aux Etats-Unis où ses entretiens avec divers groupes de la diaspora ont été très remarqués.

Le texte ci-dessous est la transcription d’une interview accordée à Radio Free Asia (émissions en vietnamien) le 13 septembre 2011. La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

En premier lieu, pourriez-vous nous dire ce qu’il en est de la liberté religieuse au Vietnam aujourd’hui ?

A vrai dire, le droit à la liberté religieuse subit aujourd’hui, au Vietnam, de très sérieuses violations. Selon ce que j’ai constaté, elles concernent en général les six domaines suivants :
1.) Par divers moyens, l’Etat s’efforce de surveiller et de contrôler étroitement les activités de caractère purement religieux. Ce contrôle s’exerce sur le calendrier des fêtes solennelles (1), sur la formation, l’ordination, le sacre ou encore la nomination des ministres du culte pour les différentes religions.
2.) Les organisations religieuses ne bénéficient ni de la liberté, ni de l’égalité de traitement dans le domaine économique où elles ne peuvent se livrer à aucune activité.
3.) Les organisations religieuses, tout comme les croyants des différentes religions, ne bénéficient ni de la liberté, ni de l’égalité dans le domaine politique où ils ne peuvent accéder à des fonctions importantes au sein de l’appareil d’Etat.
4.) Les fidèles des différentes religions ne jouissent pas de l’égalité sur le plan social. Les fidèles sont d’habitude considérés comme des citoyens de seconde, troisième et même quatrième catégorie… La signature des organisations religieuses et de leurs responsables ne sont reconnus par aucun des services et organismes de l’Etat et de la société.
5.) Les religions sont l’objet de discriminations. Elles ne jouissent ni de la liberté ni de l’égalité dans le domaine de l’éducation, de la culture, de l’information, de la santé et des œuvres caritatives. Elles sont quasiment rejetées hors de tous ces domaines.
6.) Notre constat d’absence de liberté religieuse au Vietnam est aussi motivé par le fait que les croyants des différentes religions et surtout les ministres du culte, n’ont ni aucune liberté de résidence ou de déplacement.

Il est donc manifeste que le Vietnam ne jouit pas de la liberté religieuse et que les détenteurs du pouvoir cherchent par tous les moyens à contrôler et à paralyser les activités religieuses, quelquefois de manière cachée, quelquefois ouvertement.

Au Vietnam, on entend souvent l’expression « religieux clandestin ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Le terme « clandestin » est un terme habituellement employé pour désigner des religieux (2) ou des séminaristes recrutés et formés secrètement malgré l’interdiction absolue des autorités. Ces religieux et séminaristes sont tout à fait en règle au regard du droit canon, mais ils sont considérés par l’Etat vietnamien comme étant dans l’illégalité parce qu’ils ont été recrutés et formés sans son autorisation. Voilà qui nous montre clairement avec quelle grossièreté l’Etat vietnamien s’immisce dans les affaires religieuses.

Que signifie « une ordination clandestine » ?

C’est la même chose. Beaucoup de religieux, de séminaristes ayant achevé leur formation n’ont pu être ordonnés en raison de l’interdiction expresse qui leur a été signifiée par les autorités civiles. Malgré tout considérant les besoins de l’Eglise et jugeant que les candidats au sacerdoce en étaient dignes, des évêques les ont ordonné prêtres pour le service de l’Eglise, passant outre à l’interdiction de l’Etat. Dans le Nord, beaucoup de séminaristes et de prêtres ont dû payer au prix fort cette « clandestinité » qui leur a valu des dizaines d’années d’emprisonnement. Dans mon village de Phuc Nhac, le P. Joseph Vu Quang Diên, mon père spirituel, a été jeté en prison par deux fois et y est resté dix ans pour s’être préparé au sacerdoce et avoir été ordonné « clandestinement ».

Par le passé, combien y a-t-il eu de prêtres et d’évêques « clandestins » ?

Pour l’ensemble de l’Eglise catholique du Vietnam, je ne connais pas le nombre des prêtres et des évêques appartenant à la catégorie des « clandestins ». Dans notre congrégation des rédemptoristes, on en compte environ cinquante. Parmi eux, on trouve même l’actuel supérieur provincial, le P. Phan Trung Thanh. Il appartient à la première génération de clandestins de notre congrégation dans le sud, après 1975. Pour ce qui est des évêques clandestins, on sait qu’au Nord-Vietnam, il y en a eu au moins cinq qui ont été ordonnés secrètement, à l’improviste, sans aucune autorisation de l’Etat. Mgr Pham Van Du, du diocèse de Lang Son, a dû attendre jusqu’aux années 1990-1991, avant que l’Etat le reconnaisse comme évêque, alors qu’il avait été nommé par Rome en 1960. Certains n’avaient pas été encore reconnus par l’Etat lorsqu’ils sont morts, comme ce fut le cas pour Mgr Man du diocèse de Bac Ninh. Si je ne me trompe pas, celui qui a ordonné le plus d’évêques clandestins fut le cardinal Trinh Nhu Khue, archevêque de Hanoi. Il en ordonna trois. Le cardinal Pham Dinh Tung (également archevêque de Hanoi) vient en second ; il a consacré deux évêques. A peu près tous furent ensuite reconnus officiellement par le gouvernement.

Comme beaucoup de personnes en font la remarque, il semble que dans la paroisse de Thai Ha, on soit plus « stoïque » que partout ailleurs… !

Je ne sais pas dans quel sens il faut prendre le mot « stoïque » que vous utilisez. En réalité, Thai Ha est une paroisse qui a rencontré de multiples difficultés. Elle a subi sans discontinuer les persécutions de l’Etat pendant près de soixante ans. Deux des frères convers de la paroisse sont morts en camp de concentration. Deux prêtres religieux ont été emprisonnés. Deux autres ont été expulsés. Et, aujourd’hui, la quasi-totalité des religieux de cette paroisse subit les tracasseries, les menaces et les tentatives d’intimidation des autorités. Dans le même temps, aujourd’hui comme hier, des laïcs sont soumis à de mauvais traitements, sont arrêtés et emprisonnés. On ne connaît pas leur nombre, mais ils sont certainement plus nombreux encore que les religieux. Actuellement, aucun des religieux vivant à Thai Ha n’est en possession d’une carte de résident (Hô khâu). Le curé lui-même, le P. Nguyên Van Phuong, a été ordonné sans autorisation gouvernementale lors d’une cérémonie publique. Il a été en effet ordonné publiquement sans que les autorités civiles ne le reconnaissent comme prêtre. C’est Mgr Joseph Ngô Quang Kiêt qui l’a ordonné (3).

En réalité, Thai Ha a subi des attaques de toutes parts et nous avons été obligés de nous insurger pour conserver notre droit de vivre, notre droit de servir, qui sont des droits que Dieu nous a donnés et dont l’Etat veut nous priver. Mais l’expérience nous a montré que chaque fois que nous avons raison, chaque fois que nous persévérons dans notre conduite, prêts à risquer notre vie, à accepter la prison et la mort comme prix de notre témoignage afin de protéger l’indépendance et la liberté de l’Eglise, alors nous créons en même temps un espace de plus grande liberté pour nous-mêmes. A vrai dire nous ne sommes pas « stoïques » de nature, mais par la grâce de Dieu, nous avons conquis notre droit de vivre et accepté le prix à payer pour notre engagement.

Pourquoi donc Thai Ha a-t-il pu ainsi échapper à la peur ?

D’après ce que j’ai pu remarquer, ce n’est pas seulement Thai Ha qui a plus ou moins surmonté la peur, mais de très nombreux catholiques de Hanoi et, plus largement encore, de l’ensemble du Nord-Vietnam. S’il en est ainsi, c’est parce que leur foi en Dieu est forte, que leur amour du prochain, de l’Eglise et de la patrie est intense, et parce que, dans une société injuste, hypocrite et imprégnée de violence, ils sont assoiffés d’amour, de justice, de vérité et de paix. C’est cela qui les a aidés à surmonter la peur et même l’angoisse de la mort pour s’engager, pour témoigner que le Seigneur est le chemin, la vérité et la vie, pour revendiquer le droit de vivre pour eux et pour leur prochain.

Craignez-vous que la paroisse de Thai Ha ne rencontre des difficultés à cause de vos réponses à nos questions ?

Comme je vous l’ai dit et comme de nombreuses personnes le savent, la paroisse de Thai Ha, depuis la prise du pouvoir par les communistes en 1954 et jusqu’à présent, n’a cessée d’être la cible d’agressions, persécutions, intimidations, arrestations, emprisonnements, humiliations et deuils. Tout cela est devenu son pain quotidien, son lot ordinaire. Si maintenant, l’Etat ne disait rien, n’entreprenait rien contre la paroisse, c’est cela qui serait anormal. Non, nous n’avons pas peur des persécutions de l’Etat. Chaque fois que nous sommes convaincus que nos paroles et nos actes sont justes, conformes à la volonté de Dieu et aux souhaits de nos frères, alors nous sommes en paix quelles qu’en soient les conséquences. Nous croyons que plus nous acceptons de mourir avec le Christ, plus il nous sera donné de vivre avec lui. La paroisse de Thai Ha a été fortement persécutée, mais, à cause de cela, elle a reçu la vie en abondance et a témoigné avec force.

Comment vous êtes-vous retrouvés dans cette position « d’avant-garde » ?

Nous ne sommes en rien une « avant-garde ». A vrai dire, nous sommes dans la ligne de la tradition de l’Eglise persécutée du Nord-Vietnam où les évêques, les prêtres, les religieux et les laïcs nous ont précédés et nous ont montré le chemin. Nous sommes avec tous nos contemporains qui agissent avec nous et partagent notre sort. Nous sommes des hommes et des femmes engendrés par cette Eglise, par cette région. Nous vivons pour annoncer l’Evangile aux pauvres, pour témoigner que le Seigneur est le chemin, la vérité et la vie sur cette parcelle de terre. C’est notre vocation, c’est notre mission.

Ce que vous faites actuellement, ne serait-ce pas de la politique ?

Je ne pense pas que ce soit de la politique car nous n’appartenons à aucun parti politique. Notre objectif n’est pas non plus de diriger ou d’administrer le pays. Nous n’appartenons pas à l’appareil législatif, judiciaire ou exécutif de l’Etat. Nous ne faisons pas autre chose que témoigner pour la justice, la vérité et la paix. Lorsque nous voyons l’injustice se répandre en notre pays, nous sommes obligés de réclamer la justice pour les autres et pour nous. Lorsque nous voyons une société où le mensonge fait loi, nous exigeons du pouvoir qu’il respecte la vérité. Lorsque nous voyons une société submergée par la violence, une violence utilisée par les détenteurs du pouvoir pour arriver à leurs fins, alors nous élevons la voix pour réclamer la paix et témoigner pour elle. C’est cela et cela seul que nous faisons !