Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Séisme du 11 mars 2011 : quel sens donner à l’événement ? Deuxième partie

Publié le 10/10/2011




Six mois après le tremblement de terre et le tsunami qui ont ravagé le Tohoku, le 11 septembre dernier a été l’occasion pour le Japon de se recueillir en mémoire des plus de 20 000 victimes de la catastrophe. Le recueillement et les commémorations s’accompagnent de polémiques, notamment sur la place qui a été donnée au nucléaire dans le pays.

 La question du sens à donner à un tel événement demeure. Eglises d’Asie publie ci-dessous deux textes (texte n° 1 et texte n° 2) qui ouvrent deux perspectives d’interprétation, l’une inspirée par le bouddhisme et l’autre par le christianisme. Ces deux textes ont été publiés dans le n° 2, volume 65, été 2011, du Japan Mission Journal, publication de l’Oriens Institute for Religious Research, sis à Tokyo. La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

IIème partie

Mais qu’est ce que cela pouvait bien signifier ?

par le P. Peter Milward, sj

Peter Milward, sj, professeur émérite de littérature anglaise à l’Université Sophia, est un spécialiste reconnu de Shakespeare, de la littérature recusant (1), d’ Hopkins et de T. S. Eliot.


Les mouvements de la terre apportent le malheur et l’effroi
Les hommes se demandent ce qui s’est passé et ce que cela peut bien signifier

John Donne

Aujourd’hui, les hommes ne se demandent plus ce qui s’est passé. Nous avons l’explication scientifique exacte du mouvement des plaques tectoniques de la côte du Tohoku. Je ne peux pas dire que je comprends, car je n’ai pas de formation scientifique. Mais quand j’écoute les explications que proposent les scientifiques, je m’incline et les accepte comme vérité d’Evangile. En même temps, je ne tire aucun réconfort de leurs paroles. Car tout ce qu’ils ont à offrir, c’est énoncer des faits, avec pour résultat de tous ces mouvements souterrains et cachés de la terre et des mers, sans même tenir compte des effets des radiations, des milliers de personnes dont la mort a été confirmée, des milliers d’autres toujours portées disparues et beaucoup d’autres milliers qui ont été privées de leurs habitations, de leurs moyens d’existence et de leur espérance en l’avenir. Ils ont tout perdu et pour eux, tout est fini, tout a été subitement réduit à néant. Qu’est-ce que les scientifiques leur disent dans leur détresse ? Rien.

Alors, nous pourrions ajouter une question : qu’est-ce que les religieux auraient à dire ? Ici, au Japon, ils ont une réponse toute prête. Je ne sais pas s’ils sont bouddhistes, shintoïstes ou confucianistes. Mais ce sont les gens ordinaires du Japon, quelle que soit leur appartenance religieuse, qui ont la réponse toute prête, une expression consacrée : Kurushii Toki no kami-danomi (« En période de détresse, tournons nous vers Dieu (ou les dieux) »). Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie qu’alors que nous sommes sur terre, il y a un Dieu (ou plusieurs dieux) dans le ciel. Nous pouvons nous voir les uns les autres, nous entendre et nous toucher, mais il y en a un (ou plusieurs) que nous ne pouvons ni voir, ni entendre, ni toucher. Les scientifiques peuvent dire qu’il n’existe rien dans l’univers, sauf ce que nous pouvons voir, entendre et toucher, mais c’est un dogme qu’ils ne peuvent pas démontrer. C’est la méthode qu’ils ont choisie pour suivre le chemin de la science expérimentale, et aussi longtemps qu’ils suivront leur méthode, je n’y trouverai rien à redire. Mais quand ils commencent à sortir des limites fixées par leur méthode et à nier l’existence de ce qu’ils ne pourraient ni voir ni entendre ni toucher, ils devraient se remémorer les paroles d’Hamlet : « Il y a plus de choses dans les cieux et sur la terre », – et particulièrement dans les cieux –, « que n’en pourrait rêver votre philosophie. »

Dans la mesure où il y a un sens à donner à toute chose, y compris au Japon les traditionnels jishin, kaminari, kaji, oyaji [les tremblements de terre, la foudre, l’incendie, le père, soit les quatre craintes traditionnelles des Japonais – NdT], nous devons le rechercher non pas ici-bas sur terre, où les choses sont simplement des choses, mais là-haut, où (comme nous le disons dans la prière du Seigneur) « Notre Père (est) aux cieux ». Tout ce que nous pouvons voir, entendre et toucher, y compris les êtres humains, appartient à la réalité matérielle, mais le monde spirituel, y compris la pensée et le désir, est immatériel. Et la matière ne peut donner un sens à la matière. La matière doit recevoir son sens de l’esprit, qu’il s’agisse de l’esprit de l’homme ici-bas ou de Dieu qui est Esprit. Donc, si nous voulons connaître la signification de tel ou tel séisme ou de toute autre catastrophe, qu’elle soit naturelle ou humaine, il faut se détourner des scientifiques (qui sont incapables de répondre) pour le peuple des croyants (qui ne sont que trop disposés à répondre).

Le conflit des interprétations

Toutefois, tout comme nous ne pouvons pas faire confiance à tout ce qu’un scientifique peut dire, puisque certains disent une chose et d’autres une autre, nous ne pouvons pas faire confiance à tout ce que les religieux expriment car leurs divergences sont tout aussi spectaculaires. Un point de vue connu, celui exprimé par l’actuel gouverneur de Tokyo, est que le séisme a été envoyé par Dieu en châtiment au peuple japonais. J’ignore sur quelle religion il fonde cette opinion, mais c’est effectivement une pensée fréquente chez les croyants, y compris les juifs et les chrétiens qui tirent leurs croyances de la Bible, que toutes les souffrances de l’humanité depuis la chute peuvent être expliquées par une punition divine des péchés. Puisque tous sont pécheurs, cela signifie que, bien qu’apparemment innocents, ils méritent ce qui leur arrive, y compris quand les innocents semblent souffrir plus que les coupables. Nous pouvons donc tous faire nôtres ces mots qu’Hamlet dit de lui-même : « A quoi bon des êtres comme moi, rampant entre ciel et terre ? Nous sommes de fieffés coquins, tous ! » Devant un tremblement de terre tel que celui qui nous est arrivé le 11 mars 2011 et devant toutes les souffrances que nous voyons quotidiennement à la télévision, celles des populations les plus touchées par le séisme à Iwate, Miyagi et Fukushima, tout ce que nous pouvons faire est, comme on le lit dans l’épître de Pierre, de courber nos têtes sous la puissante main de Dieu en implorant son pardon, murmurant avec le collecteur d’impôts de la parabole de Jésus, « Seigneur, aie pitié de nous, pécheurs ! ».

Mais une telle vision des choses n’est-elle pas excessivement sévère à notre égard, aussi pauvres pécheurs que nous soyons ? N’y a-t-il donc aucune autre interprétation que pourraient nous offrir les hommes de religion, autre chose que celle de Mr Ishihara (bien que j’ignore à quelle religion, si c’est le cas, il fait référence) ? Au moins il me reste les convictions de celui que j’ai cité en exergue, John Donne, mais cette fois exprimée en tant que pasteur et non pas comme poète. Le poète soulignerait la stupeur inspirée par les catastrophes que sont les « mouvements de la terre » et par les « peurs et malheurs » qui suivent les séismes, mais le prédicateur lui, attire l’attention non pas tant sur la punition divine que sur la miséricorde de Dieu, qui apparaît en filigrane, même dans ce qui semble être un châtiment.

Dans l’un de ses sermons il s’écrie :

Tu étais sur les chemins de la fortune, de la connaissance et de la conscience et pourtant tu étais plongé dans l’ignorance jusqu’à aujourd’hui, emprisonné dans le froid et la glace, environné de nuées et de ténèbres, étouffant et asphyxiant jusqu’à l’ahurissement. Et maintenant, voici que Dieu vient à toi, non pas comme le jour naissant, ni comme le bourgeon qui s’épanouit au printemps, mais comme le soleil de midi dispersant les ténèbres, comme les gerbes de la moisson éloignant la famine. En toutes choses s’invite sa miséricorde et en tout temps fleurissent ses saisons.

Combien ces paroles sont rassurantes, après le glacial discours sur la punition divine ! Mais peut-être ces deux interprétations, celle du châtiment et celle de la miséricorde, celle de la punition et celle du pardon, ne sont-elles pas aussi opposées qu’elles semblent l’être. Non seulement John Donne, mais M. Ishihara lui-même pourrait faire appel à la Bible pour justifier son opinion – pour autant que le terme « opinion » soit approprié dans ce contexte. Lorsque nous nous tournons vers la Bible, nous trouvons les deux « opinions », exprimées paradoxalement tout ensemble, à la fois dans le Livre de Job (« Il fait les blessures et il les panse, il châtie et ses mains guérissent » (5, 18)), et dans la prophétie d’Osée (« Il a blessé, et il nous guérira ; il nous a frappés et il pansera nos plaies ») (6,1). Mais nous ne trouvons pas cette juxtaposition, comme si c’était une coïncidence, seulement dans l’Ancien Testament, mais aussi dans l’épître aux Hébreux : « Ceux que le Seigneur aime, il les châtie, Il corrige tous ceux qu’il reçoit comme ses fils » (12,6). Toute l’histoire d’Israël n’est-elle pas qu’une suite de catastrophes, au milieu desquelles le peuple juif, encore et toujours, retrouve son âme et devient la lumière des nations ?

La grâce qui vient de la blessure

Même si les populations touchées de la région du Tohoku au Japon sont d’accord avec M. Ishihara et pensent que les catastrophes sont une punition divine des péchés, ils pourraient encore trouver un encouragement dans les Ecritures afin de trouver aussi en eux les signes de la proximité de Dieu. Jésus lui-même commence le Sermon sur la Montagne par une série de bénédictions pour les pauvres et les souffrants, les affamés et les assoiffés, les opprimés et les persécutés. Mais hélas ! si peu de gens de la région de Tohoku ont entendu ces paroles de Jésus, ou du moins, combien peu les ont comprises !

Pourtant, ce que nous voyons dans leur réponse à leurs souffrances, comme nous avons pu le constater à la télévision tous les jours de ce mois écoulé, c’est leur incroyable patience, leur considération pour les autres et leur bonté qui fait honte à beaucoup de chrétiens. Ce qu’ils ont pu apprendre du Bouddha, en termes de patience et de bonté, semble être peu différent de ce que les chrétiens apprennent de Jésus-Christ et, dans leur humble savoir, ils prêchent aux peuples païens sans avoir l’air de prêcher à quiconque. Comme le dit le Roi Lear de Shakespeare à Gloucester, son serviteur souffrant : « Je vais prêcher pour toi, prends note ! ». Et ce qu’il dit est tout simplement : « Il te faut être patient ! ». En tant que dramaturge, Shakespeare n’est pas censé prêcher, mais il le fait, même si ce n’est que par la bouche d’un fou.

Il y a seulement un mois, le mois du tremblement de terre justement, j’ai eu l’occasion de passer une semaine à Denver, Colorado, pour une mission universitaire. Mais là, j’ai trouvé que la mission était plus qu’universitaire. Un grand nombre d’érudits que j’ai rencontrés ont exprimé de profondes marques de sympathie envers moi et envers les Japonais que j’avais laissés là-bas. Ils n’étaient pas seulement compatissants, mais remplis d’admiration devant la réaction des Japonais qu’ils avaient vue, comme je l’avais vue moi aussi, à la télévision. Quelle merveilleuse invention que notre télévision, faisant parvenir les événements des pays lointains jusque dans nos foyers ! Ainsi, il y a peu de différence entre les Américains à Denver et moi-même à Tokyo. Ils peuvent voir à la télévision exactement ce que je peux voir et peuvent éprouver la même admiration pour la patience et la bonté des gens de la région touchée, que celle que je ressens moi-même. A la différence que le jour même, le vendredi 11 mars – que je considère comme un vendredi 13 –, j’ai pu aussi éprouver quelque chose du tremblement de terre, avec une magnitude de 5,5, tandis que sur le site, elle fut évaluée à 8,8 (relevée ensuite à 9,0), et que j’ai pu également faire l’expérience d’une avalanche de livres, de journaux, de photos et bibelots divers dégringolant de mes étagères pour s’étaler sur mon plancher dans la confusion la plus totale.

La foi sous le feu

L’objet de notre réunion à Denver était l’étude des poèmes, de la prose et de la personnalité du jésuite Gerard Manley Hopkins. Parmi ses poèmes, je trouve aujourd’hui un sens nouveau à l’un de ses plus célèbres, « Le naufrage du Deutschland ». Cette catastrophe maritime se produisit au large des côtes de l’Essex durant l’hiver 1875 et le naufrage entraîna la mort d’un très grand nombre de passagers. Bien sûr, en termes de chiffres, il pourrait difficilement être comparé au tremblement de terre du Tohoku, du tsunami qui a suivi et du danger des radiations émanant des réacteurs nucléaires, mais une catastrophe est une catastrophe, et la terreur de ceux qu’elle frappe ne dépend pas de son ampleur. Toutes les catastrophes incitent à poser la même question du sens. Pourquoi est-ce arrivé ? Et si Dieu existe, et si Dieu est bon, pourquoi a-t-il permis qu’elle arrive ? N’aurait-il pas pu sauver les victimes ? Ou ne pouvait-il pas du moins se servir de ce désastre comme un moyen paradoxal pour les conduire au salut ?

Ce sont précisément ces questions que le poète jésuite a voulu examiner à la lumière de sa foi. Tout d’abord, il a fait une description poétique saisissante de ce qui s’était réellement passé, en se basant sur les récits de l’époque dans le Times de Londres ; ensuite il est passé au décryptage du sens de cette tragédie avec ce que l’on appelle « les yeux de la foi ». Il se trouve qu’à bord il y avait cinq religieuses, et c’est par leur intermédiaire que Hopkins met en scène le Christ lui-même venant à elles sur les eaux, comme il était venu jadis à ses disciples dans leur barque, en marchant sur les flots de Génésareth [le lac de Tibériade – NdT]. Le Christ ne vient pas pour les punir, mais pour les sauver – et non seulement elles mais aussi tous les autres qui partagent le même sort funeste, ces autres qu’il appelle d’abord « les abandonnés, sans absolution », mais dont il va tout de suite dire, « non, pas abandonnés ».

Car sur eux aussi, il sent le « doigt plein de sollicitude d’une Providence bienheureuse » et ressent le besoin impérieux de répondre à cette « aérienne délicatesse » qui « peut se faire obéir du cœur d’une jeune vierge, et faire tinter l’appel qui ramène la pauvre brebis égarée ». Et de poser la question en guise de conclusion : « Le naufrage serait-il alors la moisson, la tempête emportant les grains vers toi ? »

Une telle conclusion est certainement ce qu’un moine zen pourrait reconnaître comme le satori [« l’Eveil » – NdT] du moins dans la mesure où le satori ne se limite pas à une méditation bouddhique, mais peut être vécu dans toute forme de contemplation mystique ou méditative. Cela pourrait bien être interprété comme un zen chrétien, particulièrement bien adapté aux exercices spirituels de saint Ignace, si profondément ancrés chez Hopkins dans ses poèmes de la maturité. Et cette vision des choses ne se retrouve pas seulement dans Le naufrage du Deutschland mais avec encore plus de clarté et des accents plus personnels dans ses poèmes tardifs, ces « sonnets terribles » où il lutte avec les effrayantes « falaises de la chute » de son propre esprit. Là, il n’évoque pas seulement la souffrance des autres où il voit la passion, la mort et la résurrection du Christ, mais encore davantage ses propres souffrances, par lesquelles il se tourne vers la patience de Dieu.

Tel est le sonnet qui commence par « Patience, dure chose ! Dure chose que de prier, de supplier pour elle, c’est patience ! ». Puis, dans une tentative désespérée de tirer les leçons de l’échange entre Lear et Gloucester, il interroge : « Où donc est-il, celui qui toujours plus distille la délicieuse bonté ? » Il répond : « Il est patient. » Telle est la leçon que nous, êtres humains, devons tirer dans ces temps de malheurs, que nous soyons chrétiens comme Hopkins et Shakespeare, ou bouddhistes, comme tant de ces pauvres gens du Tohoku, au Japon. Qui plus est, alors même que nous tentons d’apprendre de notre mieux cette dure leçon et essayons désespérément de la mettre en pratique – c’est à dire acquérir la « patience » au milieu de nos angoisses en nous identifiant au Crucifié – nous sommes en train, sans en avoir conscience de l’enseigner aux autres. Ainsi donc, comme nous pouvons le lire dans le Livre d’Isaïe, « La terre sera remplie de la connaissance du Seigneur comme les eaux recouvrent la mer » (11,9).