Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – « La vie du P. Ceyrac était don, offrande, eucharistie »

Publié le 30/05/2012




Le P. Pierre Ceyrac est décédé vers 4 h du matin ce 30 mai à Madras, à l’âge de 98 ans. Il laisse une œuvre  immense et un héritage spirituel tout aussi considérable. Le P. Yann Vagneux, jeune prêtre des Missions Etrangères de Paris (MEP), fait partie de ceux dont la vocation a été le fruit de la double rencontre de l’Inde et du prêtre jésuite. Alors qu’il s’apprête à être envoyé en mission pour l’Inde dimanche prochain, il brosse pour Eglises d’Asie le portrait spirituel du P. Ceyrac.

Eglises d’Asie : Comment le P . Ceyrac a-t-il été l’élément déclencheur de votre vocation missionnaire ?

Yann Vagneux : Je l’ai rencontré en 1997, alors que je venais en Inde pour la première fois, fonder le Point-Coeur de Madras. Je ne m’attendais pas à ça : j’avais 21 ans, je ne devais rester qu’une année, et je pensais devenir chartreux ! Le P. Ceyrac m’a ‘inoculé’ l’Inde et surtout le désir d’être prêtre en Inde. Mais c’est deux ans plus tard que je l’ai vraiment compris ; j’étais venu le chercher en rickshaw et je lui parlais du fait que je m’intéressais beaucoup aux écrits du P. Monchanin et de ceux qui l’avaient suivi (1). C’est alors qu’il m’a dit : « Eh bien tu vois, ce qu’ils ont vécu, il faut que toi, tu le continues. »

Et aujourd’hui encore, c’est bien le sentiment d’une transmission, d’une continuité dans la mission que je ressens, peut-être davantage même depuis que j’ai appris sa mort. Il est parti aujourd’hui, alors que je suis envoyé en mission en Inde dimanche prochain.

Cet héritage que m’a laissé le P. Ceyrac, c’est celui d’une aventure qui se transmet : faire rayonner la nouveauté du Christ en Inde ! Il restait persuadé, malgré le côté cruel qu’il avait perçu dans la discrimination des intouchables, que l’Inde était profondément en quête et en attente de Dieu, et il me répétait souvent que mon « sacerdoce devait être consacré d’une manière particulière aux hindous ». Cet appel depuis n’a jamais cessé de me suivre, et c’est pour y répondre que je vivrai ma mission à Bénarès, plutôt qu’en pays tamoul, où les MEP sont traditionnellement implantés.

Lorsqu’il avait reçu du P. Monchanin (ou Swami Paramarubyananda), sa devise missionnaire « ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu » (Ruth 1, 16), le P. Ceyrac l’avait interprétée comme la nécessité de rejoindre l’Inde dans sa quête la plus intime, la plus spirituelle. Il devait épouser l’Inde, et renaître indien. Alors pendant quinze ans il s’est plongé dans la culture indienne, apprenant à maîtriser le sanskrit comme le tamoul.

Il y avait chez le P. Ceyrac un côté profondément intellectuel – à l’instar de beaucoup de jésuites – qu’il a conservé jusqu’à la fin de sa vie, continuant de lire beaucoup et même d’annoter les ouvrages ! Avec son doctorat, il aurait pu enseigner en Sorbonne ; la France était à l’époque en pleine indophilie. Il était l’héritier de « l’école de Fourvière » et avait eu des maîtres et confrères impressionnants : Henri de Lubac, Jean Danielou et bien d’autres… Mais tout comme le P. Monchanin, son mentor, le P. Ceyrac, qui était pourtant un intellectuel puissant, n’a jamais enseigné. Comme lui, c’est l’Inde qui a éveillé puis façonné son intelligence avant de la passer à l’épreuve de son humanité.

Lorsque l’on évoque le P. Ceyrac, il vient plutôt à l’esprit l’homme d’action, voire l’icône humanitaire.

Oui, il était le plus souvent perçu comme une ‘sorte’ d’Abbé Pierre ou de Sœur Emmanuelle – avec lesquels il partageait d’ailleurs une réelle fraternité spirituelle – , toujours habillé avec des loques mais prêt à soulever des montagnes pour ‘ses pauvres’, puisant dans son incroyable carnet d’adresses, parcourant l’Europe et les Etats- Unis afin de collecter des fonds pour ses puits ou ses orphelins. Il était tout cela, mais il était plus encore. Et surtout, il n’aurait jamais pu accomplir cette œuvre immense en faveur des plus pauvres, s’il n’avait pas été ancré dans une vie spirituelle profonde.

C’est paradoxalement lorsqu’il a commencé à se faire connaître en France pour son social service, dans les années 1970-80, époque où il drainait des centaines d’étudiants pour venir travailler dans sa « ferme » ou ses divers chantiers pour les plus pauvres, (2) qu’il a connu l’expérience qu’il a qualifiée lui-même de « conversion dans la souffrance ». Il avait été appelé par la Compagnie de Jésus à travailler dans les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande, une période au cours de laquelle il a été confronté à la terrible souffrance des réfugiés. Ce creuset de souffrance l’a transformé une nouvelle fois et il en est ressorti près de quinze ans plus tard, le regard différent.

C’est ce regard dont je me souviens le plus aujourd’hui, ce regard particulier qu’il posait sur le monde, et par lequel il m’a beaucoup appris. C’était comme un regard double : un œil ouvert sur la douleur et plongeant dans la souffrance du monde et l’autre voyant la beauté et l’espérance du monde et des personnes.

Ce regard m’a énormément aidé à m’engager dans la vie de prêtre et de missionnaire et encore aujourd’hui, alors qu’il vient de disparaître, il me fait voir son départ tel qu’il est avec la tristesse de la séparation, mais aussi la certitude d’une abondance de grâces qui en découlera.

Comment le P. Ceyrac a-t-il vécu les dernières années de sa vie ?

A partir de 2005 où il a eu un grave accident qui aurait dû l’empêcher définitivement de remarcher, il a commencé à perdre progressivement un peu de son autonomie et ces dernières années, il vivait quasi reclus au Loyola College. Il avait perdu la mémoire du présent, mais celle du passé était bien vivante. Il avait réalisé le dépouillement ultime auquel il aspirait, vivant presque comme l’ermite qu’il avait souhaité devenir.

Son obsession était de tout mesurer à l’aune de l’amour et de l’accueil. Plus il avançait dans sa vie, plus il se ‘simplifiait’ pour laisser toute la place à l’amour et à l’accueil de l’autre. A l’instar de Mère Teresa, tout se trouvait condensé pour lui dans les mots de l’Evangile selon saint Matthieu : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » Il était l’intelligence qui se réduit à la simplicité de l’amour. Sa fameuse devise « Tout ce qui n’est pas donné est perdu » a une signification profondément eucharistique. Toute sa vie était don, offrande, eucharistie. Il célébrait l’eucharistie – cela pouvait prendre deux heures –, comme une offrande cosmique ‘à la Teilhard de Chardin’.

Son visage n’a jamais été aussi bouleversant qu’à la fin de sa vie : plus dépouillé mais plus lumineux. C’était un visage buriné et marqué, mais avec des yeux d’enfant émerveillé.

Le P. Ceyrac était un être ‘mangé’ par l’amour de Dieu et par l’amour de l’autre. Il ne mettait d’ailleurs aucune limite à sa compassion, son accueil de l’autre, se laissant ‘manger’ et donnant inlassablement. Il ne disait jamais non, même s’il avait conscience à plusieurs reprises de s’être fait rouler !

Le P. Ceyrac voulait mourir en Inde. Il ne voulait pas subir le même sort que le P. Monchanin, revenu malade en France et n’ayant pas pu repartir à temps en Inde pour y mourir, cette Inde à laquelle il avait tout donné, dont il avait tout reçu, qui l’avait fait renaître une seconde fois. Pour lui, le grain destiné à donner du fruit, devait mourir sur la terre où il avait été semé.

Le P. Pierre Ceyrac sera inhumé samedi prochain dans le cimetière du Loyola College de Chennai (Madras).