Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Entretien avec Mgr Paul Nguyên Thai Hop, évêque du diocèse de Vinh, au sujet des événements de Con Cuông

Publié le 09/07/2012




Au lendemain des événements survenus dans la communauté catholique de Con Cuông, dont Eglises d’Asie a largement rendu compte, Mgr Paul Nguyên Thai Hop, évêque du diocèse de Vinh et président de la Commission ‘Justice et Paix’ de la Conférence épiscopale du Vietnam, a bien voulu s’entretenir sur ce sujet et quelques autres avec Eglises d’Asie. L’interview ci-dessous a été réalisée à Paris le 8 juillet 2012.

Eglises d’Asie : Excellence, la communauté catholique de Con Cuông où sont survenus les faits dont nous allons parler est désignée dans les textes sous le nom de « Gao Diêm » (‘lieu religieux’). Pouvez-vous nous dire ce que signifie cette appellation ?

Mgr Nguyên Thai Hop :Ce terme se trouve dans quelques décrets publiés dans les années 1990, avant la parution de l’Ordonnance sur la croyance et la religion. On fait une distinction entre les paroisses proprement dites (Giao Xu), les annexes des paroisses (Giao Ho) et ce type de communauté chrétienne qui ne constitue pas encore une unité canonique. En quelque sorte, c’est l’équivalent de ce que la littérature missionnaire autrefois appelait « chrétienté », une communauté chrétienne en phase de constitution.

A l’origine de la plupart des conflits entre les autorités et les communautés catholiques, survenus ces temps derniers, il était question des propriétés spoliées par l’Etat, ou encore des activités sociopolitiques de jeunes catholiques. Rien de tout cela à Con Cuông ! Quelle est donc la raison du déclenchement chez les autorités locales d’un tel déferlement de violence contre un petit groupe de croyants voulant célébrer l’eucharistie ? Cette raison paraît bien mystérieuse…

C’est vrai que tout cela paraît inexplicable. On n’arrive pas à comprendre les motivations profondes des autorités, ni l’esprit qui a guidé leur action. Cependant, on peut avancer certaines raisons. Au Vietnam, il existe des districts qui sont appelés des « districts héroïques » [NDLR : considérés comme ayant été de haut-lieux de la « résistance communiste »]. Pour préserver ce statut d’« héroïsme », ils doivent se soumettre à trois ou quatre critères. L’un des critères est l’absence de religion et de manifestations religieuses sur le territoire du district. Or, précisément, le district de Con Cuông situé au nord-ouest de la province du Nghê An, fait partie de cette catégorie de districts qui ont l’obligation de perpétuer et de préserver une telle tradition d’héroïsme. On peut penser que c’est l’une des raisons de la brutalité du comportement des autorités dans cette affaire. Aussi peut-on parler d’une motivation d’ordre politique, ce qui serait tout à fait plausible dans le Vietnam d’aujourd’hui.

Depuis longtemps, les chrétiens sont présents dans ce district de Con Cuông. A partir de 1970, des prêtres sont venus dans la région pour célébrer la messe et aider les minorités. Voilà deux ans qu’un prêtre se rend régulièrement sur place, le dimanche, pour y célébrer la messe. Quatre requêtes ont déjà été envoyées aux autorités pour demander que soit créée sur place une chrétienté (Giao Diêm). Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas reçu de réponse officielle. Mais on nous a fait savoir que le statut de « chrétienté » (Giao Diêm) n’existait plus et qu’il fallait créer une paroisse annexe (Giao Ho). Nous avons déjà envoyé une requête écrite sollicitant la création d’une paroisse annexe, une requête restée elle aussi sans réponse.

Nous ne comprenons pas pourquoi les autorités sont intervenues avec un comportement aussi brutal contre la communauté catholique de Con Cuông. L’année dernière, une mine a explosé devant la chapelle. C’est un acte criminel. Nous avons protesté sans qu’il y ait eu de réaction des autorités civiles et policières.

Cette fois-ci, le 1er juillet 2012, cette brutalité s’est manifestée ouvertement, en quelque sorte officiellement. Cela est inacceptable ! Nous avons toujours cherché à dialoguer, à parler avec les autorités et nous ne comprenons pas pourquoi celles-ci sont allés jusqu’à utiliser des membres de l’armée contre des concitoyens catholiques. Certains se sont demandé pourquoi les militaires, qui jouissent d’un grand pouvoir, ne se préoccupent pas de défendre la souveraineté vietnamienne sur les archipels de Hang Sa et de Truong Sa [Paracels et Spratleys] plutôt que d’utiliser leurs armes contre leurs compatriotes catholiques désarmés. Tout cela est difficile à comprendre.

Face à ce déchaînement de violence, quelle est aujourd’hui l’attitude des catholiques dans votre diocèse ?

Nous voulons vivre dans le dialogue avec les autorités. Nous n’avons pas l’intention d’utiliser l’affaire de Con Cuông pour imposer nos revendications ou calomnier le Parti et le gouvernement. Mais l’affaire du 1er juillet est exceptionnelle ; elle est intolérable pour la majorité les catholiques. Les autorités sont allées trop loin ! Comme on dit chez nous, lorsqu’on dépasse certaines frontières, on se doit de réagir. La patience est une vertu catholique, une vertu humaine. Mais comme tout ce qui est humain, elle a des limites qu’on ne peut impunément dépasser. Tel est le sentiment des catholiques de notre diocèse. Ce qui prime, c’est la solidarité avec nos frères et sœurs catholiques dans une situation difficile. Nous ne voulons pas seulement protester, nous désirons également exprimer cette solidarité et demander justice pour les victimes de cette brutalité.

L’affaire de Con Cuông est-elle totalement isolée ou existe-t-il, dans votre diocèse, des régions où des faits du même type pourraient avoir lieu ?

Dans mon diocèse, il y a trois provinces, Nghê An, Ha Tinh et Quang Binh. Il y a maintenant deux ans, au Quang Binh, dans le village de Tam Toa, se sont déroulés des faits aussi violents que ceux de Cong Cuông aujourd’hui. La violence, je ne sais pourquoi, s’est déplacée maintenant dans la province du Nghê An. C’est là que sont survenus les événements intolérables de Con Cuông. Heureusement, dans les deux autres provinces, il n’y a pour le moment aucun conflit similaire. Lors des dernières fêtes de Noël, un haut fonctionnaire gouvernemental est venu de Hanoi pour nous transmettre les vœux du gouvernement pour un joyeux Noël et nous adresser ses propres félicitations. Il nous a demandé : « Quelle est la situation dans le diocèse de Vinh ? » Je lui ai répondu que dans mon diocèse, il y avait trois provinces et que chacune avait sa particularité. On ne peut les comparer l’une à l’autre ; chacune possède sa couleur, sa lumière, son originalité propre. Mais s’il fallait faire un choix, je préférerais les couleurs des provinces de Ha Tinh et de Quang Binh. Plus tard, un fonctionnaire du Nghê An m’a demandé : « Pourquoi n’avoir pas choisi le Nghê An ? » Je lui ai répondu : « Dans mon diocèse, il y a trois provinces. J’en préfère deux, cela peut se comprendre ! »

Vous présidez la Commission ‘Justice et Paix’, créée par la Conférence épiscopale du Vietnam il y a tout juste un an et demi. Il est trop tôt sans doute pour faire le bilan de son action. Mais y a-t-il concurrence ou désaccord entre la doctrine sociale de l’Eglise et l’idéologie en vigueur au Vietnam aujourd’hui ?

Effectivement, il y a très peu de temps que notre commission a entamé sa mission. En l’espace d’un an et demi, nous n’avons pas fait beaucoup de choses, à cause de nos limites personnelles, mais aussi parce que la situation sociopolitique ne nous permettait pas de faire ce que nous pensions et ce que nous voulions. Nous considérons la diffusion et l’application de la doctrine sociale de l’Eglise comme une manière d’évangéliser le monde. Le pape Jean Paul II l’a dit : « La doctrine sociale de l’Eglise n’est pas la troisième voie entre le capitalisme d’une part et le marxisme d’autre part. » Le pape Benoît XVI a ajouté que l’Eglise ne remplaçait pas l’Etat dans ses fonctions, mais qu’elle pouvait apporter sa contribution et dialoguer avec le gouvernement dans le but de servir les hommes. Nous devons en effet évangéliser et servir les hommes de notre temps. Le pape Benoît XVI a demandé aux évêques vietnamiens de collaborer et de dialoguer franchement avec l’Etat. Mais notre vocation évangélique nous oblige à privilégier ce qui est conforme à la vérité, ce qui est utile au service du pays et conforme aux droits de l’homme. C’est pourquoi nous sommes partisans du dialogue, un dialogue qui est très intéressant mais qui est loin d’être simple et facile.

La dernière publication de votre commission est un rapport intitulé « Considérations sur la situation générale du pays ». Il mentionne l’évolution positive du pays depuis quelques années surtout sur le plan économique. Mais il souligne de nombreux aspects négatifs de la société actuelle. N’est-il pas trop pessimiste ?

Merci de votre observation. Certaines remarques sont en effet un peu pessimistes bien que moi-même, je sois de tempérament optimiste. Mais il faut être clair. Regardons l’histoire du Vietnam de ces quarante dernières années. Depuis 1975 jusqu’à 1990, la situation a été difficile, particulièrement dans les années 1980. A cette époque, il y a eu beaucoup de difficultés et surtout pour les catholiques. Puis, dans la période qui va de 1990 à 2008-2009, la situation a changé. La politique du « dôi moi » (‘changement’) a peu à peu gagné du terrain et renouvelé le pays dans tous les domaines. Cela est indéniable. Mais, ces dernières années, il y a eu un net ralentissement du progrès. La société civile et la société politique ont, elles aussi, connu un recul. Ce n’est pas moi qui suis pessimiste, mais la situation qui est mauvaise. La situation sociopolitique est préoccupante. Je ne suis pas seul à le penser. On entend le même son de cloche même chez les intellectuels communistes, à l’Assemblée nationale où ont été prononcées de nombreuses déclarations importantes sur ce sujet. C’est pourquoi, par ce rapport, notre commission a voulu faire entendre la voix de la critique, mais une critique constructive, désireuse de voir le pays prendre la route d’un véritable développement. Le développement économique doit être lié au développement social et humain.

Aujourd’hui, au Vietnam, le combat pour la sauvegarde de la souveraineté vietnamienne sur l’ensemble de son territoire et contre la volonté expansionniste de son grand voisin du Nord est mené par beaucoup de monde, y compris par les catholiques. Vous vous êtes vous-même exprimé sur ce sujet à plusieurs reprises. Pensez-vous que ce combat fasse partie de votre mission de pasteur ?

Le concile Vatican II, dans la constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de son temps, a déclaré : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve un écho dans leur cœur. » Nous somme à la fois disciples du Christ et les enfants d’un peuple, nous sommes Vietnamiens et chrétiens. Le Vietnam est le peuple que Dieu nous a donné pour devenir véritablement humain, pour y être citoyen et chrétien. C’est pourquoi les joies et les tristesses de notre pays sont nos joies et nos peines, à nous chrétiens. Ainsi, avec les autres citoyens, catholiques, non catholiques, et même marxistes, nous voulons manifester notre préoccupation concernant une situation très dangereuse pour le destin du pays. C’est dans cet esprit que le club « Paul Nguyên Van Binh » à Saigon, a organisé deux forums sur la question de la souveraineté vietnamienne en Mer orientale. Le premier forum a rencontré beaucoup de difficultés mais a pu avoir lieu. Les conférenciers n’étaient pas seulement catholiques, il y avait aussi des non-catholiques, des marxistes ou non marxistes. Bien que nous ayons eu beaucoup de difficultés pour organiser ce colloque, c’était pourtant un service gouvernemental qui avait financé la publication des textes des interventions. Le deuxième forum devait se tenir sur le thème de la « Justice et paix en Mer orientale ». Malheureusement, il n’a pu avoir lieu, mais je pense que l’on pourra publier les textes prévus. Ce combat constitue pour nous un devoir à l’égard de notre peuple, à l’égard de nos ancêtres. Nous accomplissons ce devoir avec des intellectuels du pays, des catholiques ou non catholiques, des communistes ou non communistes. C’est le devoir de tous les Vietnamiens face aux difficultés et aux menaces qui pèsent sur l’indépendance de notre pays.

Dans le rapport de la Commission ‘Justice et Paix’ sur la situation générale du pays, il est question de la liberté religieuse. On y mentionne les nombreux textes législatifs parus sur ce sujet et on conclut – je caricature un peu – que la liberté de religion ne pourra vraiment exister que lorsqu’il n’y aura plus de lois sur ce sujet.

Il faut reconnaître que le gouvernement a beaucoup fait, autant en faveur de l’Eglise qu’en faveur des religions en général. Si l’on fait la comparaison entre la situation de l’Eglise au Vietnam peu après 1975 et celle qui existe aujourd’hui, on peut constater qu’il y a eu beaucoup de progrès. Le Vietnam est entré dans l’Organisation mondiale du commerce, est devenu membre de nombreuses institutions internationales et est désormais tenu d’appliquer les conventions internationales sur les droits de l’homme. Il reste maintenant à achever la normalisation de la situation en ce qui concerne la religion. On est en train aujourd’hui de préparer un nouveau décret sur la religion. Mais si la situation était normale, on n’aurait pas besoin de ce décret. Cela suffit maintenant : il faut traiter les catholiques, les non-catholiques, les bouddhistes et tous les autres comme des citoyens ! Nous avons déjà un Code civil et tout le monde doit être traité selon la loi. Je ne dis pas que cela pourra se faire tout de suite. Mais c’est vers ce genre de situation que nous devons tendre. Si nous y parvenons, on pourra dire alors qu’il y a une véritable liberté religieuse.

Dans les années 1978-79, l’archevêque de Huê, Mgr Nguên Kim Diên, avait déclaré lors une réunion publique où il avait été convoqué : « Aujourd’hui, les catholiques sont des citoyens de seconde zone… ». La situation a-t-elle changé aujourd’hui ?

Si l’on se reporte à la situation de l’époque de Mgr Diên après 1975, on ne peut que constater qu’il y a eu des changements. Aujourd’hui, les catholiques peuvent entrer à l’université et exercer beaucoup de professions. Mais quelques fonctions restent encore réservées aux membres du Parti. Dans la vie de tous les jours, il reste encore beaucoup de choses à changer. Du côté catholique comme du côté communiste, du côté de l’Eglise comme du côté du gouvernement, on a déjà fait du bon travail mais ce travail doit être poursuivi. Pour tous les vietnamiens, les athées comme les croyants, les bouddhistes comme les protestants, les minorités ethniques comme les catholiques, il faut créer une société humaine et moderne. Il nous faut donc continuer notre travail pour que le Vietnam devienne vraiment un pays pour tous les citoyens sans distinction.