Eglises d'Asie – Inde
POUR APPROFONDIR – Assam : des violences qui plongent leurs racines dans des questions foncières et d’identité
Publié le 21/08/2012
Les récents affrontements entre immigrants musulmans et indigènes de l’ethnie bodo en Assam ont relancé les commentaires sur la paix impossible à établir dans le Nord-Est indien ainsi que les controverses quant aux « migrants clandestins venus du Bangladesh ».
Il est indéniable que depuis des décennies, le Nord-Est du pays est une région en proie à des conflits récurrents. Ces derniers doivent toutefois être replacés dans leur contexte, un contexte où les questions foncières et d’identité ethnique sont centrales.
Dans la partie occidentale de l’Assam, là où des violences ont éclaté ces dernières semaines, le pays bodo a été le théâtre de troubles à trois occasions durant les années 1990. Un accord a été conclu en 1993 entre les représentants de l’insurrection bodo et les autorités de l’Assam afin de créer un Conseil autonome bodo. Un millier de villages, où les bodos n’étaient pas majoritaires, en a toutefois été exclu. Les tentatives visant à « créer une majorité » bodo ont abouti à des violences dirigées contre les musulmans bengalis en 1993, les hindous bengalis en 1995 et les santals en 1996. Trois cent cinquante mille personnes ont été déplacées, fuyant ces violences récurrentes.
L’épisode de violences auquel nous assistons actuellement a débuté début juillet par le meurtre de deux musulmans de langue bengalie puis, à nouveau, par le meurtre de deux autres musulmans le 19 juillet. Le 20 juillet, les corps de quatre anciens cadres des Tigres de libération bodo, l’organisation qui gère les Districts territoriaux autonomes bodo, ont été trouvés sans vie dans un village à majorité musulmane du district de Kokrajhar.
Aucune certitude n’existe quant à l’identité des tueurs mais la rumeur qui s’est répandue a imputé ces crimes à des musulmans. Une autre rumeur a couru : des arrivées massives de Bangladais se seraient produites dernièrement. Se saisissant de l’affaire, la Commission nationale pour les minorités a enquêté et assuré que les rumeurs étaient sans fondement, mais cela n’a pas empêché les attaques anti-musulmanes de se répandre, le district voisin de Chirang étant à son tour impliqué.
Des éléments fondamentalistes ont transformé les rumeurs en propagande dirigée contre les migrants bangladais et affirmé que tous les musulmans étaient des Bangladais clandestins. Dans le cycle de violences ainsi enclenché, des villages tant bodos que musulmans ont été incendiés. Près de 80 personnes ont trouvé la mort et 400 000 autres déplacées vers des camps de réfugiés.
Selon la froide statistique des bilans, les deux parties ont souffert : sur un total de 74 morts identifiés, 52 sont musulmans et 22 bodos. La rumeur, quant à elle, a propagé le bruit que les victimes n’appartenaient qu’à une seule des deux parties.
Ailleurs, on a pu lire aussi que le Nord-Est était une région instable, en perpétuel conflit. En 1958, le gouvernement fédéral avait utilisé cet argument pour imposer une loi, l’Armed Forces Special Powers Act, sur toute la région – et ce statut d’exception est toujours en vigueur à ce jour. Il donne des pouvoirs exceptionnels aux forces de l’ordre. Toute personne peut ainsi être arrêtée sur une simple suspicion de participation à un projet terroriste. S’il arrive que la personne ainsi interpellée vient à décéder entre les mains de l’armée, elle sera tout simplement déclarée comme ayant appartenu à une organisation terroriste et été abattue lors d’une tentative d’évasion. Le personnel des organes de sécurité échappe à toute poursuite judiciaire.
La conséquence de cela est que le conflit dans le Nord-Est s’est transformé en une lutte pour le maintien de l’ordre alors que les causes profondes et réelles du conflit sont ignorées : les questions foncières, d’identité et d’immigration.
Une autre rumeur qui a court est que c’est le Pakistan qui manœuvre les migrants bangladais en Inde pour les pousser à créer du désordre. Or, il suffit de constater que l’immigration en provenance du Bangladesh ne date pas d’hier et que les musulmans en Assam sont loin d’être tous des migrants bangladais.
L’étude des statistiques montre qu’entre 1951 et 2001, l’Assam a accueilli quelque deux millions d’immigrés. En prenant en compte l’essor démographique de ces migrants, on arrive au chiffre de quatre millions de personnes, soit une population d’origine bangladaise qui représente environ les quatre dixièmes de tous les musulmans de langue bengalie de l’Assam. Le reste de migrants présents en Assam sont des hindous de langue hindi ou népalaise, qui, selon toute vraisemblance, sont originaires du Bihar, de l’Uttar Pradesh ou du Népal. La rumeur persiste toutefois à tous les présenter comme des migrants récents, musulmans et venus du Bangladesh voisin.
Quoi qu’il en soit de ces rumeurs infondées, on ne peut toutefois nier le fait qu’une importante population immigrée présente une menace pour l’identité des populations installées sur place, que ce soit du fait de la pression foncière exercée ou des questions d’identité nationale soulevées. Les musulmans représentent aujourd’hui un tiers de la population totale de l’Assam, une proportion en progression en comparaison des 24,7 % qu’ils étaient en 1947, année de l’indépendance du pays. Dans les districts frontaliers du Bangladesh, comme ceux où se trouve le territoire ancestral des Bodos, la proportion des musulmans est plus élevée. La menace perçue par les Bodos provient toutefois aussi des migrants venus du Bihar et du Népal. Tous ces migrants, quelle que soit leur origine ethnique, géographique ou religieuse, veulent leur part de terres et accaparent les emplois non qualifiés dont les populations locales ne veulent plus ou pour lesquels elles demandent des salaires plus élevés ou des horaires moins importants.
Le problème est que la situation s’est politisée en focalisant uniquement sur les musulmans et en les considérant tous dans leur ensemble comme étant des migrants clandestins du Bangladesh.
Sur le fond, l’immigration en provenance du Bangladesh n’est pas un phénomène récent. Dès 1891, la puissance coloniale britannique a encouragé les paysans du Bengale-Oriental (ce qui est aujourd’hui le Bangladesh) à s’installer pour cultiver les terres considérées comme en friche de la partie occidentale de l’Assam. Ces « friches » étaient en fait les terres communautaires des tribus bodo et rabha qui représentaient à l’époque la majorité de la population de la région. De là date le conflit entre les Bodos et les paysans originaires du Bengale-Oriental. A l’époque britannique, la plupart des propriétaires terriens au Bengale-Oriental étaient des hindous tandis que les cultivateurs étaient des musulmans. Par conséquent, 90 % des migrants en Assam en provenance de cette région se sont trouvés être des musulmans. Leur immigration a donc dès l’origine revêtu un caractère communautaire.
Dans les années 1920, les migrants avaient progressé jusqu’à la région centre de l’Assam. Redoutant de voir l’Assam se transformer en une terre à majorité musulmane, des leaders du mouvement de lutte contre le colonisateur britannique ont alors encouragé des paysans du Bihar à venir chercher meilleure fortune en Assam. Des migrants venus du Népal ont suivi. Et cela a introduit un élément clivant au sein des migrants autour de la religion : les hindous face aux musulmans. Ces dernières années, un certain nombre de personnes originaires du Bihar ont été tuées en Assam.
Tandis que des musulmans du Bangladesh migraient en Assam, les hindous de ce pays sont partis vers Tripura, un autre Etat du vaste Nord-Est indien. Du fait de ces mouvements de population, la proportion des populations indigènes (tribes) au Tripura a chuté de 58,1 % en 1951 à 31 % aujourd’hui. Dans l’Etat de Tripura, les nouveaux arrivants ont été considérés d’emblée comme Indiens, quand bien même la plupart d’entre eux ont quitté le Pakistan oriental après 1951 (et non après 1947, date de la partition du sous-continent indien entre l’Inde et le Pakistan).
Seuls les musulmans conservent l’étiquette de « Bangladais ». Au Tripura, les autorités allouèrent quelque 30 000 hectares de terres tribales aux hindous qui arrivaient du Bangladesh. Rapidement, ces nouveaux arrivants trouvèrent à acheter ou à louer des surfaces bien plus importantes. Menacés dans leur identité et voyant leurs terres leur échapper, les indigènes du Tripura créèrent eux aussi des troubles.
C’est le même scénario qui s’est produit à Kokhrajhar. Personne ne sait qui a tué les quatre Bodos mais la réaction antimusulmane que ce fait a générée s’est transformé en une réaction contre les migrants. On ne peut que constater que les accusations des partis d’opposition ont un fond de vérité, à savoir que les autorités fédérales et celles de l’Etat n’ont rien fait durant deux jours après le début des violences. On peut aussi s’interroger sur le fait que le parti au pouvoir a utilisé les migrants comme un réservoir d’électeurs. On peut enfin ajouter que l’opposition, elle aussi, n’a rien fait pour lutter contre l’immigration.
Durant les années 1979-1985, le Mouvement pour l’Assam était dirigé contre les migrants venus du Bangladesh. Asom Gana Parishad, un parti régional né de cette agitation, a été à deux reprises au pouvoir en Assam au cours des années 1990. Durant ces années, à New Delhi, c’est la National Democratic Alliance, menée par le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien), qui était au pouvoir à New Delhi. Et pourtant, durant cette décennie, seulement un millier environ de Bangladais furent arrêtés et refoulés vers leur pays d’origine. On peut penser que tous les partis en présence avaient intérêt à ne pas régler la question de l’immigration illégale en Assam de manière à garder, sur la scène politique, un levier facile à actionner.
On peut aussi se demander comment il est possible qu’un grand nombre de Bangladais réussissent à pénétrer en Inde sans que les forces chargées de garder la frontière ne soient profondément corrompues. Interrogés à ce sujet, des migrants ont affirmé qu’ils devaient payer les forces indiennes et bangladaises 400 roupies (5,8 euros) à chaque fois qu’ils entraient en Inde ou qu’ils retournaient au Bangladesh.
Par ailleurs, la plupart des migrants venus du Bangladesh ou du Bihar sont issus de systèmes féodaux qui n’ont pas connu de réforme agraire, où l’accès à la terre est par conséquent très difficile, le taux de pauvreté élevé et les salaires très faibles. Ce manque de terres et la pauvreté les poussent vers la vallée du Brahmapoutre où le régime foncier est déficient en ceci qu’il ne protège pas les terres communautaires des indigènes mais favorise au contraire les appropriations de terres par l’Etat. Les migrants soudoient des officiels afin d’obtenir d’eux des titres de propriété ou d’autres documents tels des extraits de naissance. Enfin, on ne peut oublier que les densités humaines dépassent les mille habitants au kilomètre carré au Bangladesh, là où elles ne sont pas supérieures à 400 habitants/km² en Assam, voire moins encore dans d’autres régions du Nord-Est indien.
En résumé, les plupart des migrants ont été ou sont des paysans qui savent travailler la terre mais n’ont pas de terres à cultiver. Dans la vallée du Brahmapoutre, ils mettent à profit leur savoir pour mettre en valeur des terres. Face à cela, les indigènes ont le sentiment de se voir déposséder de leurs terres ancestrales et de voir les migrants prospérer à leurs dépens.
Etant donné les multiples causes qui sont à l’origine du présent conflit, il est malaisé de prendre fait et cause. Les phénomènes migratoires et la pauvreté font partie de l’équation. Contrôler les mouvements migratoires n’a rien d’évident dans une zone où plus du tiers de la frontière entre l’Inde et le Bangladesh est formé de cours d’eau. Il suffit de rappeler que plus de 70 % des échanges commerciaux entre l’Assam et le Bangladesh échappent aux statistiques officielles.
Si l’on veut trouver une solution à ce problème, une approche pluridisciplinaire s’impose. Le droit foncier doit être réformé afin d’empêcher les populations indigènes du Nord-Est de se voir dépossédées de leurs terres, tout comme il est urgent de donner accès à la propriété aux paysans sans terres du Bihar. Quant aux relations avec le Bangladesh, il est important d’œuvrer à un plan de développement intégré qui englobe le Nord-Est et le Bangladesh afin de favoriser le développement d’une économie qui trouve son intérêt au maintien de la paix.