Eglises d'Asie

Les manifestations religieuses publiques suspendues par décret jusqu’aux élections de juin

Publié le 19/10/2012




Le Bhoutan vient d’annoncer l’interdiction de toute manifestation religieuse publique durant la période pré-électorale, une mesure qui vise essentiellement le clergé bouddhiste, très présent dans l’organisation politique et administrative du royaume himalayen.

La Commission électorale nationale (Election Commission of Bhutan, ECB) a publié tout récemment un décret par lequel elle interdit toute manifestation religieuse publique durant les six mois qui précédent les élections législatives, qui se tiendront en juin 2013. Ces dispositions doivent entrer en vigueur au 1er janvier 2013. Toutes les grandes célébrations, y compris les fêtes annuelles comme le passage à la nouvelle année, devront être suspendues le temps de la campagne électorale ou célébrées de façon privée.

« Nous espérons, déclare l’ECB, que grâce à vos prières et offrandes, les élections parlementaires de 2013 se dérouleront aussi paisiblement et sans heurts que lors du premier scrutin. Cependant, afin de prendre toutes les précautions nécessaires, l’ECB demande la généreuse indulgence et le soutien des communautés religieuses du royaume, pour ne prévoir d’événement ou de célébration en public qu’une fois le processus électoral achevé. »

Cette décision, tout à fait inhabituelle, à première vue surprenante dans un pays où le bouddhisme mahayana est religion d’Etat (1) et qui, à ce titre, se trouve principalement visé par ces mesures de restrictions, a provoqué la stupeur et l’incompréhension.

Le quotidien officiel lui-même, Kuensel, s’est fait l’écho dans ses colonnes des réactions du clergé bouddhiste bhoutanais, tout en rapportant les explications données par la Commission. « Il s’agit d’une mesure préventive, déclare ainsi dans l’édition du 9 octobre, Chogyel Dago Rigdzin, président de l’ECB, afin de protéger les électeurs de tout trouble ou pression éventuels qui pourraient survenir durant la période pré-électorale. »

Le Bhoutan, qui commence tout juste à s’ouvrir à la démocratie, amorce ici, semble-t-il, une phase délicate en tentant, selon le souhait du jeune roi Jigme Khesar Wangchuck, de restreindre le pouvoir et l’influence des notables locaux et du clergé bouddhiste.

C’est en s’appuyant sur les principes de la récente Constitution du pays (2008) que la Commission légitime d’ailleurs sa décision : « Il incombe aux institutions et personnalités religieuses de promouvoir l’héritage spirituel du pays tout en veillant à ce que la religion reste séparée de la politique. »

Parmi les nombreux paradoxes de la Constitution bhoutanaise, le plus singulier est sans aucun doute le fait que, tout en se fondant sur la culture et la religion bouddhiste et en se déclarant « chargée de défendre cet héritage », la Constitution pose également les bases de la séparation de la religion et de l’Etat, rompant ainsi avec des siècles de gouvernement civil et religieux. Mais cette conception exprimée par la Commission que « les religions doivent être au-dessus du débat politique » est loin d’être partagée par l’ensemble du clergé bouddhiste convaincu que les fondements laïcs de la Constitution du Bhoutan sont en contradiction avec l’influence prédominante que le bouddhisme doit continuer d’avoir sur le pays et l’Etat.

Quant à la population bouthanaise, elle s’inquiète surtout des questions d’ordre pratique, rapporte le quotidien, qui cite un paysans de Paro : « Qu’est ce qui va se passer s’il se produit une grave maladie ou un décès dans mon foyer ? Aurons-nous le droit de faire des rituels dans ce cas ? »

Les rituels du quotidien ne sont pas supprimés, tente d’expliquer en réponse Chogyel Dago Rigdzin. « Nous ne sommes pas rigides au point d’interdire les funérailles ou d’autres rites de ce type, et il y aura bien sûr des ajustements au cas par cas ! », déclare encore le responsable de la Commission, précisant qu’il s’agit seulement d’une ligne de conduite générale, afin d’éviter toute « collusion entre politique et religion » avec l’organisation de grands rassemblements, ou participation d’un public lors de festivités.

« Il y a des rituels presque tous les jours, et durant les six mois [qui précéderont les élections], de nombreuses célébrations collectives annuelles prévues de longue date », objecte le directeur d’un dzong (monastère-forteresse) qui a préféré garder l’anonymat. Ces rituels sont effectués pour le bien du peuple et nécessitent sa présence et sa participation, ajoute-t-il.

Le supérieur d’un institut bouddhiste de Bumthang, dont les propos sont rapportés par Kuensel le 9 octobre, s’insurge quant à lui contre le fait que toute célébration religieuse soit considérée comme une possible collusion avec le monde politique. « La Commission devrait plutôt surveiller les politiciens qui sont engagés dans des activités religieuses, plutôt que d’imposer ces restrictions à tout le monde ! », s’indigne le responsable religieux.

Car la raison véritable de ces restrictions semble en effet trouver son origine dans le déroulement des premières élections au Bhoutan, en 2007 pour le Conseil national, puis en 2008 pour le Parlement. Si, selon les observateurs étrangers, le processus électoral s’était déroulé globalement sans problèmes majeurs – hormis quelques violences au début de la campagne –, le scrutin avait été marqué par la fronde des moines, indignés d’avoir été déclarés inéligibles et privés du droit de vote.

Afin de garantir l’indépendance de ces premières élections, le droit de vote avait en effet été refusé, non seulement au clergé bouddhiste mais aussi à la famille royale, à l’armée, aux fonctionnaires et à d’autres catégories jugées « inaptes » par les lois du pays. Une décision qualifiée à l’époque de « drastique » par l’Union européenne, mais jugée comme une discrimination intolérable par les quelque 15 000 moines bouddhistes du pays (qui compte environ 700 000 habitants). Kunzang Wangdi, à la tête de la Commission électorale de 2007, avait fait face à la polémique en expliquant que « les chefs spirituels étant au-dessus des leaders politiques », leur responsabilité première était de veiller aux besoins spirituels de la population et donc de « se tenir à l’écart de la politique ».

C’est le même vent de mécontentement qui recommence à gronder à la veille des prochaines élections législatives, renforcé par l’interdiction supplémentaire des manifestations religieuses publiques. Des responsables religieux et quelques autorités de districts ont déjà pris leurs dispositions pour attaquer la décision de l’ECB. Chogyel Dago Rigdzin l’admet : « Il y aura des zones d’incertitudes (…) et des complications, c’est certain, mais nous allons devoir faire avec. »