Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Justice, paix et droits de l’homme dans la société vietnamienne d’aujourd’hui

Publié le 13/11/2012




Au mois de mai dernier, la Commission ‘Justice et Paix’ avait publié un premier rapport critique sur divers aspects de la situation du Vietnam actuel. Depuis, la situation s’est encore détériorée dans tous les domaines, qu’il s’agisse du secteur politique, économique, financier, international ou social.

La plupart des observateurs au Vietnam comme à l’étranger s’accordent sur ce diagnostic : à tel point que le Premier ministre, Nguyen Tân Dung, au nom de son gouvernement, s’est livré le 22 octobre dernier à une confession publique devant l’Assemblée nationale, reconnaissant ses fautes et confirmant la situation désastreuse dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui.

Ce nouveau rapport de la Commission ‘Justice et Paix’, adressé à l’épiscopat vietnamien seulement quelques mois après le premier, est sans doute motivé par cette situation alarmante. Les références à une actualité très proche sont nombreuses. Sont mentionnés, par exemple, les procès les plus retentissants : celui de deux jeunes catholiques et d’un protestant de Vinh, le procès des trois blogueurs, l’arrestation, fin octobre 2012, des dirigeants de la puissante Banque commerciale d’Asie (ACB), etc. En plus des critiques que l’on pouvait déjà lire dans la première intervention, on trouvera dans le rapport traduit ci-dessous, de nouvelles analyses très sévères, relatives à la conception de l’homme dans la société actuelle, l’éducation nationale, la corruption, etc.

Le texte, paru en vietnamien sur le site de la Commission ‘Justice et Paix’ le 1er novembre, 2012, a été traduit par la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

Rapport de la Commission ‘Justice et Paix’ à la Conférence épiscopale du 1er novembre 2012

 

A l’intention du président de la Conférence épiscopale, de son Eminence le cardinal et de leurs Excellences les évêques

En réponse à l’invitation de la lettre pastorale pour l’année de la foi, la Commission ‘Justice et Paix’ se propose de vous exposer certains aspects de la société vietnamienne d’aujourd’hui qui préoccupent l’opinion publique. Nous en avons relevé ci-après quelques traits significatifs.

1. Des condamnations injustes

Dans nos « Remarques » publiées le 15 mai 2012, notre commission déclarait : « L’application de la loi n’est pas encore rigoureuse. Elle reste arbitraire, surtout au niveau régional. Cet état de choses conduit à de graves injustices et quelquefois pousse les gens du peuple dans l’impasse. Le Code de procédure pénale détermine les diverses procédures d’arrestation. Or, il existe toujours des cas où des citoyens sont arrêtés en infraction avec la loi ainsi qu’avec les déclarations et les conventions internationales que le Vietnam s’est engagé à respecter. »

Cette situation, loin de se modifier, s’est au contraire détériorée depuis. En témoignent le procès de trois jeunes gens (deux catholiques et un protestant) qui s’est tenu à Vinh le 20 septembre 2012, ainsi que le procès des trois blogueurs jugés le 24 septembre à Hô-Chi-Minh-Ville. Leurs sentences étaient irrationnelles et totalement injustes. Afin que cela soit camouflé, la population n’a pas été autorisée à assister à ces procès pourtant publics, y compris les proches parents des accusés, qui ont été « bloqués » au moment où ils allaient entrer dans la salle d’audience. Certains même ont été détenus provisoirement ou encore terrorisés par des menaces.

A côté de cela, les plaintes collectives pour spoliations de terrains se multiplient et se prolongent sans être réglées. Cela démontre bien que la façon dont les autorités résolvent les problèmes – à quelque niveau que ce soit – n’est pas satisfaisante. Sans doute parce que ces autorités n’ont pas la volonté de se conformer à la loi et à la justice, ou parce qu’elles protègent les intérêts d’investisseurs ou de différents groupes privilégiés. Et pour justifier ce comportement, les contestataires sont généralement accusés d’avoir été  incités à protester par « des forces hostiles » [à l’Etat].

2. L’utilisation de la violence pour régler les conflits civils

Par le terme de violence, nous entendons le recours à des ‘voyous’ pour rétablir l’ordre, au lieu de l’action des forces de sécurité. Ce type d’intervention est de plus en plus utilisé pour réprimer aussi bien des individus que des groupes de personnes, comme par exemple un cortège funéraire, un rassemblement de personnes spoliées de leurs biens ou encore une manifestation. Une telle façon d’agir installe la violence au sein même de la vie sociale lors du règlement des conflits.

3. La corruption devenue un fléau national

Les transformations et les bouleversements survenus ces derniers mois montrent que le modèle économique actuel est en train d’enrichir davantage un groupe de privilégiés, appartenant plus spécifiquement aux milieux bancaires, et ce aux dépens du reste de la population. Le taux élevé de l’inflation aggrave la faim et la pauvreté. Non seulement il rend plus difficile la vie de la population, mais aussi la marche des entreprises. Depuis le début de l’année, plus de 40 000 d’entre elles ont cessé leurs activités.

Le Vietnam fait aujourd’hui parti des nations « les moins transparentes » du monde. La corruption, qui est devenue un fléau national, a pour moteur essentiel les organes dirigeants. Non seulement elle menace gravement l’avenir du pays mais il est devenu pratiquement impossible de l’extirper dans le contexte économique et politique actuel.

4. La souveraineté nationale

Parce que nous savons que « la coexistence entre les nations est fondée sur les mêmes valeurs que celles qui président aux relations aux humaines, c’est-à-dire la vérité, la justice, la solidarité et la liberté » (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise catholique), nous constatons qu’aujourd’hui, la liberté, l’indépendance et la souveraineté nationale du Vietnam sont dangereusement menacées par les provocations militaires et les empiétements de la Chine voisine. Si la population n’est pas informée du véritable contenu des « arrangements » et des « pactes » conclus entre les autorités des deux pays, elle doit cependant supporter les conséquences néfastes de ces prétendus « liens amicaux », aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine économique.

Dans son texte « Remarques sur la situation actuelle du Vietnam », la Commission ‘Justice et Paix’ s’était ainsi exprimée : « Au cours du XXème siècle, les tempêtes n’ont pas manqué sur la mer d’Orient. Mais ces dernières années, les tensions se sont développées jusqu’à atteindre un niveau désormais dangereux. Les détenteurs du pouvoir en Chine tiennent un discours pacifique, envoient des messages apparemment bienveillants, mais leurs agissements afin d’affirmer leur souveraineté sur la mer d’Orient témoignent de leur intention d’[établir] une ‘Grande Chine’ (Dai Han).

Pendant ce temps au Vietnam, la réaction de l’Etat semble beaucoup trop faible, ce qui donne aux forces hostiles l’occasion de se manifester. Ce qui est encore plus difficile à comprendre, c’est la répression sévère infligée par les autorités aux organisations et aux individus qui, par patriotisme, protestent contre le cynisme des envahisseurs. Les hésitations et l’irrésolution manifestées par les dirigeants vietnamiens au sujet de la délimitation des zones frontalières et la protection de la souveraineté nationale en mer d’Orient ont provoqué du mécontentement dans l’opinion publique. »

5. La dignité humaine

La dignité humaine est foulée aux pieds et gravement offensée. Le trafic des êtres humains, la traite des femmes, jusqu’ici clandestins, sont devenus officiels. On les dissimule en leur donnant la forme de « collaboration par le travail », ou de « mariages arrangés avec des étrangers ». Ils sont pris en charge par des sociétés jouissant du statut d’entreprise. Ces trafics, qui sont de véritables activités criminelles, sont les fruits de machinations machiavéliques redoutables. Devenus la source de revenus considérables, ils dépassent le cadre d’un seul pays, se développent et se complexifient de jour en jour.

Ce phénomène semble être le résultat d’une situation existant depuis longtemps mais qui n’en demeure pas moins préoccupante. Dans la société vietnamienne actuelle, l’homme est ‘aliéné’, considéré comme un instrument au service d’objectifs politiques et économiques, au lieu d’être traité comme une personne jouissant de la maîtrise de ses actes.

On peut trouver la cause de cela dans le type d’éducation délivré aujourd’hui au Vietnam. Il est non seulement retardataire, mais encore mal orienté, privilégiant la forme et donnant une importance trop grande aux résultats. Il cherche à former des hommes uniquement capables de se mettre au service d’objectifs politiques, au lieu de les rendre humains, en développant à la fois leur coeur et leur raison. Autrement dit, le système éducatif est en train de former des hommes instrumentalisés, plutôt que des personnes libres, capables de responsabilité et d’initiative.

6. La liberté d’expression

Selon la législation vietnamienne en vigueur aujourd’hui, les médias appartiennent strictement à l’Etat. Il existe plus de 700 organes de presse dans le pays, une station de télévision et de radio dans presque chaque province. Mais l’ensemble est censuré et contrôlé très sévèrement. La société civile n’a pas encore fait son apparition et jusqu’à présent n’a apporté aucune contribution de poids dans le monde de la communication.

Une révolution s’est produite dans ce monde par l’intermédiaire des sites Internet et des blogs personnels. Il s’agit de nouveaux types de communication, immédiats, attractifs, dynamiques et multiforme, mélangeant documents écrits, images et illustrations. Grâce aux blogs, nous pouvons partager les informations, nous relier les uns aux autres pour former un réseau social, arracher la vérité au delà des conventions sociales et des lourdeurs de la tradition, concurrencer même les grands groupes de presse, en imposant nos informations dans le pays voire dans le monde entier. Naturellement, il y a un revers à la médaille et il est nécessaire de vérifier l’orientation des blogs, de rectifier les abus et les erreurs. Cependant, les mesures qui ont été prises pour contrôler, interdire, voire détruire les sites Internet ou les blogs individuels, mais surtout les arrestations et les condamnations des blogueurs, ont constitué une très grave violation des droits de l’homme. Le procès des blogueurs appartenant au club des journalistes indépendants, évoqué ci-dessus, est un exemple concret de violation du droit à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.

7. La liberté de religion.

La Constitution, les lois, les ordonnances, les arrêtés et les textes officiels contiennent des dispositions relatives à la liberté religieuse et à la liberté de croyance. Mais, dans bon nombre de régions, celles-ci sont appliquées de façon arbitraire, la célébration de cérémonies religieuses et la création de centres d’activité religieuse en dehors des édifices existants étant des opérations très complexes, dépendant du bon vouloir des autorités régionales compétentes. En particulier, il existe dans des communes ou des districts qualifiés d’« héroïques » pour des raisons historiques, un statut qui implique « l’absence de religion ». La restauration des chapelles, l’organisation de réunions de prière par l’Eglise locale y rencontrent de multiples difficultés. Une telle situation a existé et existe encore dans un certain nombre de diocèses comme Kontum, Hung Hoa, Ban Mê Thuôt, Vinh…

Pour ce compte rendu, la Commission ‘Justice et Paix’ s’est contentée de relever un certain nombre de phénomènes significatifs et de problèmes préoccupants. Ce faisant, nous avons voulu surtout montrer que les catholiques ne peuvent rester indifférents à la situation de leur pays, et qu’ils doivent manifester leur patriotisme en s’efforçant de trouver une solution positive, s’appuyant sur la doctrine sociale de l’Eglise pour construire la paix… L’encouragement à la paix reste un élément essentiel de la mission de l’Eglise, qui est la continuation de l’oeuvre du Christ en ce monde. En effet dans le Christ Jésus, l’Eglise est le sacrement, le signe, et l’instrument de la paix dans le monde et pour le monde (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise catholique).

La Commission souhaite recevoir de vous, votre Eminence et vos Excellences, des avis constructifs et des orientations concrètes afin qu’elle puisse apporter sa contribution à l’Evangile dans les domaines de la politique, de l’économie et de la société, des domaines qui regorgent de difficultés et de défis.

En la fête de la Toussaint, le 1er novembre 2012