Eglises d'Asie

La crise qui se développe à Sabah inquiète à Manille et à Kuala Lumpur

Publié le 06/03/2013




Débutée le 12 février dernier, l’équipée de 200 à 300 combattants musulmans se faisant appeler « Forces royales du sultanat [de Sulu] » se prolonge et s’envenime, plongeant Manille et Kuala Lumpur dans un certain embarras. Partis du Sud philippin et débarqués dans une localité de l’est de l’Etat de Sabah, sur la partie malaisienne de Bornéo, ces soldats de fortune affaiblissent les récents pourparlers de paix …

… entre Manille et le MILF (Front moro de libération islamique) et testent les bonnes relations qu’entretiennent la Malaisie et les Philippines, tous deux membres de l’ASEAN (Association des nations du Sud-Est asiatique).

Dotés d’armes légères, ces combattants ont débarqué à Lahad Datu, port de Sabah, avec pour revendication de reprendre possession du sultanat de Sulu. Après un peu plus de quinze jours de négociations et d’offres de reddition, suivis d’un ultimatum du Premier ministre malaisien, les forces de police malaisienne, épaulées par les forces spéciales de l’armée, ont lancé un assaut contre eux le 1er mars dernier, les combats se déroulant autour du village de Tanduo. Dix-neuf Philippins et huit policiers malaisiens y ont trouvé la mort. Hier mardi 5 mars, un nouvel assaut, appuyé cette fois par des hélicoptères et un avion de chasse, a été lancé par la Malaisie. Il se poursuivait aujourd’hui mais les militaires malaisiens ont dû reconnaître que leur ennemi semblait s’être volatilisé, s’étant dispersé dans cette région de plantation de palmiers à huile.

L’opération lancée par ces « Forces royales du sultanat » de Sulu plonge ses racines dans l’histoire de la région, lorsque, aux XVe-XVIe siècles, le sultanat de Sulu régnait sur l’archipel de Sulu et la côte nord-est de Bornéo à partir de sa capitale Jolo. Menacé par la colonisation espagnole de l’archipel philippin, puis, plus tard, par l’expansion britannique dans la région, le sultanat perdit peu à peu son autonomie. En 1851, le gouvernement colonial espagnol occupe Jolo. Le sultan, réfugié sur une autre île, doit se résoudre à abandonner ses possessions sur Bornéo. En 1877, il les donne en bail à la British North Borneo Chartered Company en échange d’un paiement annuel de 5 300 dollars mexicains. C’est là la racine du conflit actuel : celui qui se présente aujourd’hui comme l’héritier du sultan, Jamalul Kiram III (1), 74 ans, affirme en effet que ce territoire situé sur Bornéo a été loué et en veut pour preuve que la Fédération de Malaisie, qui a pris la suite de la Grande-Bretagne dans cette affaire, continue de lui verser un loyer annuel, les 5 300 dollars étant devenus 5 300 ringgits (1 300 euros). Pour les Anglais dans un premier temps, puis aujourd’hui pour les Malaisiens, ce versement ne constitue pas un loyer mais le produit d’une vente, les anciennes possessions du sultan ayant été annexées en 1945. En 1963, six ans après l’accès à l’indépendance de la Malaisie, les habitants de Sabah ont voté leur rattachement à la Fédération de Malaisie (2). Pour Jamalul Kiram III, l’objectif est de restaurer le sultanat de Sulu à Bornéo, soit un territoire de 74 000 km² situé au cœur d’une région riche en ressources agricoles, forestières et pétrolières.

Pour Kuala Lumpur, cette affaire intervient à un moment délicat, les élections législatives devant être convoquées d’ici au mois de juin prochain. Or, l’UMNO, au pouvoir depuis 56 ans, n’est absolument pas assurée de conserver la majorité au Parlement. Dans l’opinion publique malaisienne, plutôt habituée à observer ses voisins thaïlandais et philippin se débattre avec des insurrections musulmanes de plus ou moins basse intensité, l’irruption de ces combattants musulmans réclamant une partie de Sabah a constitué une surprise. L’opposition a immédiatement saisi l’occasion pour reprocher au gouvernement son incapacité à prévenir cette intrusion armée. Selon James Chin, professeur de sciences politiques à l’Université Monash à Kuala Lumpur, la communauté musulmane d’origine philippine est importante à Sabah et Sarawak. Fuyant le conflit de Mindanao, ces musulmans se sont intégrés et, souvent, ont des cartes d’identité malaisienne et ils votent aux élections. S’il s’avère que ces électeurs votent contre la coalition menée par l’UMNO – les deux Etats de Bornéo comptent pour un quart des sièges au Parlement fédéral –, le Premier ministre Najib Razak peut se faire du souci, explique cet universitaire, qui précise que la ligne de crête est étroite pour le gouvernement entre la défense de l’intégrité territoriale du pays et la nécessité de conserver un maximum d’électeurs à Sabah.

Pour Manille, où la campagne pour les élections de mid-term du 13 mai prochain bat son plein, l’équation est aussi délicate. Le 15 octobre dernier, sous l’égide d’une médiation malaisienne, le gouvernement philippin et le MILF ont signé un accord-cadre pour la paix à Mindanao devant mener à l’établissement d’une région autonome pour les musulmans du Sud philippin. Or, deux semaines plus tard, depuis la banlieue sud de Manille où il réside, Jamalul Kiram III publiait un « décret royal » invitant ses sujets à partir s’installer à Sabah. Il se plaignait aussi d’avoir été exclu des négociations menées à Kuala Lumpur entre le MILF et Manille.

Selon un porte-parole du palais présidentiel philippin, ces plaintes n’ont pas lieu d’être car Jamalul Kiram III était présent lors de la signature de l’accord-cadre. Du côté du MILF, on se refuse à tout commentaire, l’affaire étant « très sensible ». Pour Julkipli Wadi, directeur du département des études islamiques à l’Université des Philippines, la revendication du sultanat de Sulu sur Sabah est pourtant bien au cœur du conflit plus large qui oppose les populations musulmanes de Mindanao et Manille. Plus précisément, les combats menés par le MILF et le MNLF (Front moro de libération nationale) trouvent en partie leur origine dans les manœuvres de Manille, au cours des années 1960, pour tenter de mettre la main sur Sabah.

En 1967, les militaires philippins mettent sur pied l’« Opération Merdeka » (‘Opération Liberté’), qui consiste à fomenter désordre et instabilité parmi les populations non malaises de Sabah. Environ 150 musulmans moros sont entraînés pour cela. Mais, lorsqu’ils comprennent qu’ils devront s’en prendre à des musulmans, ces moros se rebiffent et demandent à regagner Sulu. Ils sont alors massacrés par l’armée philippine. Nur Misuari et le groupe d’intellectuels musulmans qui formeront un peu plus tard le MNLF raconteront que c’est notamment en raison de cet épisode qu’ils se sont lancés dans la lutte armée contre Manille.

« Il est souvent affirmé que les causes du conflit à Mindanao sont la pauvreté, l’idéologie ou bien encore le désir d’auto-détermination [des musulmans], mais si l’on veut bien examiner les choses de plus près, on s’aperçoit qu’à la base du conflit à Mindanao se trouve cette revendication sur Sabah », explique Julkipli Wadi.

Dans l’immédiat, le président Aquino a déclaré, dès le 26 février, à l’attention de Jamalul Kiram III, que « la force ne pourrait en aucun cas [lui] permettre d’atteindre son but ». La presse philippine a souligné que le président ne pouvait se permettre de se mettre mal avec la Malaisie au moment même où il négociait la paix avec le MILF. Mais, parallèlement, le groupe Abu Sayyaf, basé dans l’archipel des Sulu, et les Bangsamoro Islamic Freedom Fighters, basés au centre de Mindanao, qui ont tous deux rejetés l’accord du 15 octobre 2012 entre Manille et le MILF, ont fait savoir que si les hommes du sultan de Sulu étaient massacrés, ils ne resteraient pas sans réagir et torpilleraient la paix en cours de négociation, qui est présentée à Manille comme une réalisation majeure de l’Administration Aquino. De son côté, s’estimant mis de côté par les négociations entre le MILF et Manille, le MNLF a averti que ses partisans étaient en route pour prêter main forte aux hommes du sultan de Sulu.