Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR : « C’est le Seigneur ! »

Publié le 12/03/2013




– homélie de Mgr Luis Antonio G. Taglelors de sa messe d’installation à l’archidiocèse de Manille le 12 décembre 2011 –

Les cardinaux électeurs sont désormais entrés en conclave. Avant qu’avec l’aide de l’Esprit Saint, ils ne donnent à l’Eglise catholique un nouveau pape, leurs personnalités ont été largement étudiées par les médias. Parmi les cardinaux issus des Eglises d’Asie, plusieurs noms de papabili sont souvent revenus, qu’ils s’agissent du cardinal Ranjith, archevêque de Colombo (Sri Lanka), du cardinal Gracias, archevêque de Bombay (Inde) ou bien encore du cardinal Toppo, archevêque de Ranchi (Inde), sans oublier le cardinal Tagle, archevêque de Manille (Philippines) qui à l’âge de 55 ans, est le quasi benjamin du collège cardinalice.

Sans que la publication du présent ‘Pour approfondir’ par la rédaction d’Eglises d’Asie ne présage en aucune manière de l’issue du conclave, il nous a semblé intéressant pour nos lecteurs de faire plus ample connaissance avec le cardinal Tagle. Ceux-ci trouveront ci-dessous une traduction française de l’homélie prononcée le 12 décembre 2011 par Mgr Tagle à l’occasion de son installation en la basilique mineure de l’Immaculée Conception en tant qu’archevêque de Manille. L’élévation au cardinalat de Mgr Tagle interviendra onze mois plus tard, le 24 novembre 2012.

 

Mes chers amis, frères et sœurs en Christ (1),

Nous sommes dans le temps de l’Avent, un temps pour nous préparer par la prière, la pénitence et les bonnes actions à la venue du Messie. Il y a quelques jours, un ami me disait que ma nomination à la tête de l’archidiocèse de Manille en tant que son 32ème archevêque représentait un véritable Avent. « Tu es celui qui devait advenir », me confiait-il. J’ai ri en entendant ses propos. Cela m’a aussi fait réfléchir. Cette nomination était-elle vraiment pour moi ? Je sais que bien des personnes se demandent : « Qui est le nouvel archevêque de Manille ? Comment est-il ? Quelle est sa vision des choses, quel programme a-t-il ? » Mais, à la suite de Jean le Baptiste, je vous invite à fixer votre regard sur Celui qui est plus grand que nous tous, Jésus Christ, le Ressuscité et le Vrai Pasteur de l’Eglise.

Ma devise épiscopale le dit sans détour : « Dominus Est ! C’est le Seigneur ! ». Cette exclamation est tirée du passage où le Christ ressuscité apparaît à certains de ses disciples au bord du lac de Tibériade, ainsi que le rapporte saint Jean (Jn, 21,7) (2). Lors d’une retraite que j’avais organisée en tant que prêtre, cet épisode m’avait profondément marqué. Bien qu’il relate une apparition du Ressuscité, il se rattache à une expérience d’Avent. Le Seigneur ressuscité vient au milieu de ses disciples. Il révèle qui Il est vraiment.

Sept de ses disciples sont partis pêcher. Cinq d’entre eux sont désignés par leur nom : Simon-Pierre le chef de la bande des Douze, celui qui a renié Jésus, Thomas qui a douté du témoignage de ses compagnons au sujet de l’apparition de Jésus au milieu d’eux, Nathanaël qui s’est demandé si rien de bon ne pourrait jamais sortir de Nazareth, les fils de Zébédée qui se disputent les places d’honneur dans le Royaume des Cieux, et deux autres qui ne sont pas nommés. Des inconnus et des personnes qui doutent ; ils représentent l’Eglise des débuts.

Simon-Pierre avait prévu de partir pêcher et les autres le rejoignent. Ensemble, ils forment l’Eglise, fragile, qui s’embarque pour sa mission. Sur les vastes eaux de la mission, ils naviguent côte à côte. Mais toute la nuit durant, ils n’attrapent rien. Fatigués et désespérés, ils reviennent au rivage. Ils n’ont peut-être même pas remarqué le jour qui pointe à l’horizon. Pour eux, il fait toujours nuit. Sur la rive se tient un homme qu’ils ne connaissent pas. Celui-ci leur demande s’ils ont attrapé du poisson, s’ils ont quelque chose à manger.

La question pourrait friser la provocation pour un groupe qui n’a pas ménagé sa peine, en vain, durant toute la nuit. Si j’avais été l’un des disciples, j’aurais rétorqué : « Eh, vous ne voyez pas que nos barques sont vides ? Ne le voyez-vous pas ? Vous êtes aveugle pour nous provoquer ainsi ? » Mais les disciples étaient sans doute trop fatigués pour se donner la peine de se quereller avec cet homme.

Ensuite, cet étranger formule une demande surprenante, un commandement même : jetez vos filets du côté droit de la barque. Il leur promet qu’ils pêcheront quelque chose. Ils obtempèrent et la pêche est si abondante qu’ils ne peuvent la remonter à bord. Cet étranger n’était donc pas si aveugle que cela ! Il avait vu qu’il y avait des poissons à cet endroit-là. Ce que des disciples formés d’hommes qui doutent et d’inconnus n’ont pas vu, lui il l’a vu avec netteté. A ce moment, le disciple que Jésus aimait s’exclame : « C’est le Seigneur ! » Les yeux du disciple bien-aimé s’ouvrent. Son regard passe du filet plein de poissons à la présence d’amour qui se trouve au milieu d’eux. Cet homme n’est pas un étranger. C’est le Seigneur plein d’amour. La longue nuit est derrière. L’aube s’est levée. C’est le Seigneur !

Cette histoire simple est pour moi comme une leçon à propos de la mission de l’Eglise et de mon ministère en tant qu’évêque. Avant tout, la mission de l’Eglise doit être entièrement entre les mains du Seigneur qui est toujours présent comme Pasteur et comme guide. Les efforts des hommes peuvent s’additionner mais, si ce n’est pas le Seigneur qui dirige la pêche, nous travaillons en vain.

Nous savons que le Seigneur garde Son Eglise. Dans la mission, Il veille à nos côtés durant ces longues nuits de confusion et d’impuissance. Lorsque, en dépit de nos bonnes intentions et de tous nos efforts, il y a encore une multitude de gens affamés que nous ne pouvons nourrir, de personnes sans abri que nous ne pouvons loger, de femmes battues et d’enfants maltraités que nous ne pouvons protéger, de cas de corruption et d’injustice auxquels nous ne pouvons remédier, la longue nuit que les disciples ont connue au milieu de la mer se poursuit en nous. C’est alors que nous grandissons en compassion envers nos voisins dont les vies ne semblent jamais devoir sortir d’un tunnel sans fin.

Mais c’est au fond de notre lassitude que le Seigneur nous rejoint. Dumarating Siya (NdT : ‘Il arrive’, en tagalog). L’Avent ne finit jamais. Il est le pasteur qui nous est promis dans la premier lecture, tirée du livre d’Ezéchiel. Il viendra auprès de ses brebis lorsqu’elles seront dispersées, et que le temps sera sombre et menaçant. Il est tout proche. Il est l’Emmanuel. Mais nous avons besoin d’entendre sa voix et de suivre sa direction. Nous devons voir les réalités à travers Son regard. Nous devons avoir la foi.

Sans une foi nourrie par l’amour, nous ne pouvons pas être de véritables missionnaires, nous ne pouvons être véritablement une Eglise missionnaire de Jésus Christ. Ce n’est que par la vision donnée par la foi que l’Eglise peut à dessein plonger ses filets dans le vaste océan du monde et de l’histoire. A un œil humain, ces eaux peuvent sembler boueuses, mais le Seigneur Lui, voit les poissons qui s’y cachent.

Oeuvrer à la nouvelle évangélisation signifie donc se revêtir à nouveau du regard et de la pensée du Seigneur ; une transformation qui vient de la prière. Lorsque nous prions, nous sommes transformés, nous voyons les choses différemment. Un enfant, tout particulièrement un nouveau-né, n’est plus alors considéré comme un fardeau mais comme un don, la jeunesse n’est plus un problème mais une promesse, les femmes ne sont plus des objets mais des personnes, les travailleurs ne sont plus des machines mais des partenaires, le pauvre, celui qui est différent, le handicapé, ne sont plus des fléaux mais des joyaux, et la Création n’est plus un objet manipulable mais une vision de l’amour constant de Dieu pour sa créature. Mais tout ceci, et bien plus encore, ne représente la pêche miraculeuse de l’Eglise dans les mers de la mission que si – et seulement si – nous voyons avec les yeux du Christ. Là où nous voyons comme le Seigneur voit, il y a de l’espoir !

Ensuite, dans notre mission, nous ne devons pas suivre le Seigneur individuellement mais ensemble, à la manière dont les disciples l’ont fait. La mission est un événement d’Eglise. Nous serons ensemble dans les échecs, mais nous serons aussi ensemble dans l’écoute de l’Esprit, dans l’émerveillement des miracles réalisés par Dieu et dans la remontée des filets vers le rivage. C’était vrai hier, cela reste vrai aujourd’hui. Les personnes ordonnées, les religieux, les laïcs, y compris les chrétiens qui ne sont pas catholiques, tous sont appelés à la même mission, au-delà des différents états de vie et de la diversité des dons. Lorsque nous montons à bord de barques différentes et qu’il nous arrive d’entrer en compétition pour avoir pour nous-mêmes la plus grosse part de prises, nous ne sommes pas engagés dans la mission. La division et la compétition destructrice ne contribuent qu’à faire couler la barque. Regardons le Pasteur qui rassemble ses brebis au lieu de les disperser ! C’est le Seigneur !

Enfin, tournons-nous vers le disciple bien-aimé, le disciple que Jésus aimait. C’est celui qui a reconnu que le Seigneur les avait aimés en donnant sa vie sur la croix et qui une fois ressuscité, pouvait transformer les nuits de désespoir en aubes d’espérance par Sa Parole. Nous réalisons que le disciple bien-aimé n’occupe aucun rang parmi les disciples. C’était Pierre qui, de toute évidence, était le leader et le porte-parole du groupe.

Mes chers frères et sœurs, cet épisode m’enseigne que le simple fait d’assumer la position d’archevêque de Manille ne garantit pas que je reconnaîtrai le Seigneur. Si je n’y prête pas garde, cette position peut même me rendre aveugle et m’empêcher de voir Dieu et mon peuple. C’est plutôt en étant un humble disciple empli de l’amour de Jésus que je pourrais Le voir advenir, lui dont l’amour nous pousse à la mission. On peut remarquer qu’ici, c’est le disciple bien-aimé qui enseigne Pierre. Plus tard, Jésus demandera trois fois à Pierre s’il l’aime plus que les autres. C’est l’amour qui fait le vrai berger, pas la position.

Je prie que mon ministère épiscopal et tous les ministères dans l’Eglise soient enracinés dans un esprit humble et aimant de service. Je me dis souvent à moi-même, comme si c’était le Seigneur qui me parlait : « Chito [NdT : le surnom familier par lequel le cardinal Tagle est appelé], ne crois pas que tu es devenu quelqu’un d’important et de grand du fait de ta nouvelle position. Ce qui rend grand, c’est d’être un disciple aimé et aimant du Seigneur. »

Ce sur quoi nous venons de méditer peut s’appliquer à la mission de l’Eglise : discerner la présence du Seigneur, suivre sa parole, célébrer son amour et proclamer ‘C’est le Seigneur !’. Comme nous l’entendions dans la seconde lecture, l’Eglise ne peut pas arrêter de proclamer la Parole de Dieu. A temps et à contretemps, nous amenons des hommes au Seigneur. Même si la vérité que nous proclamons dérange, c’est toujours le Seigneur. « Aimer ses ennemis », c’est dérangeant. « Partager ce qu’on a avec les pauvres », c’est dérangeant. « Prier pour ses persécuteurs », c’est dérangeant. Mais c’est à travers ces paroles dérangeantes que le Seigneur vient, qu’Il parle, qu’Il apporte la vraie lumière.

A mesure que je m’embarque dans ce nouveau ministère d’archevêque de Manille, je ressens une profonde unité avec les nombreux et bien-aimés disciples qui m’ont appris à reconnaître le Seigneur : mes parents chéris Manuel et Milagros, mon frère Manuel Jr. Ils m’ont toujours fourni un havre d’amour et d’encouragement. Mes oncles, mes tantes, mes cousins, mon clan, qui n’ont jamais failli à me faire grandir. Mes professeurs désintéressés et attentionnés ainsi que mes mentors à l’Ecole St. Andrew, à l’Université Ateneo de Manila, à la Loyola School of Theology, à la Catholic University of America ainsi qu’au séminaire San Jose. Les personnes engagées des commissions auxquelles j’ai appartenues à la CBCP (Conférence épiscopale des Philippines), à la FABC (Fédération des Conférences épiscopales d’Asie) et au Vatican. Mes anciens étudiants, les séminaristes, les religieux, les pauvres, ces pauvres bien-aimés qui m’ont appris à être plus sensible à la présence de Jésus qui m’appelle à la mission. Votre amour m’a rendu capable de voir le Seigneur. Merci beaucoup.

Je veux me souvenir aussi d’une manière toute particulière de Mgr Artemio Casas, de Mgr Felix Perez, de Mgr Manuel Sobrevinas, du clergé, des religieux, des séminaristes et des laïcs du diocèse d’Imus (3). Vous m’avez aimé. Vous m’avez conduit vers le Seigneur. S’il vous plaît, souvenez-vous de moi comme quelqu’un qui vous aime.

Désormais je fais face à ma nouvelle mission dans ce grand archidiocèse de Manille, si riche en tradition, en culture, en histoire et en spiritualité. Je tremble devant l’amour qui m’appelle à mener le peuple vers le Seigneur. Mais ma pauvre personne pécheresse trouve son repos en Lui qui est le vrai Pasteur de l’Eglise. Je trouve du réconfort également à savoir que nous allons construire sur l’héritage laissé par 31 archevêques dont l’action s’est caractérisé par un service aimant. Et je ne peux manquer de citer les plus récents d’entre eux : Mgr Gabriel Reyes, le cardinal Rufino Santos, le cardinal Jaime Sin et mon prédécesseur immédiat, le cardinal Gaudencio Rosales.

Quand je contemple le clergé, les religieux et les fidèles de l’archidiocèse, je me sens appelé à l’humilité. J’ai tant à apprendre de vous. Soyez mes professeurs. Soyez patients avec moi. Faisons en sorte de nous aimer les uns les autres en tout temps. Transmettez votre amour autour de vous, à tous, tout spécialement aux pauvres et aux Eglises qui sont en Asie. Comme l’Eglise est une, nous cheminerons ensemble, même si la nuit paraît sans fin. Nous accueillerons l’aube toujours renouvelée qui est le Seigneur, lumière et berger de l’Eglise. Chaque jour sera un Avent du Seigneur.

Nous serons confortés par l’amour maternel de Marie, qui, il y a 480 ans, est apparue à l’esseulé Juan Diego à Guadalupe, au Mexique. Elle est la femme de l’Avent qui vient vers les pauvres. Elle marche avec eux le long des chemins obscurs. Elle apporte l’espérance. Nous nous réjouissons lorsque nous réentendons ses mots à l’attention de Juan Diego, comme si elle s’adressait à nous : « Ne laisse rien ni personne t’affliger. N’aie pas peur de la maladie, de la douleur ou du malheur. Ne suis-je pas ta mère ? N’es-tu pas sous mon ombre et ma protection ? As-tu besoin d’autre chose ? Est-ce que je ne te tiens pas dans les plis de mon manteau, là où mes bras se rejoignent pour te garder près de moi ? »

A toi, chère Mère, je confie l’Eglise de Manille, l’Eglise aux Philippines, les Eglises en Asie, l’Eglise tout entière et mon ministère épiscopal. Tu viens à nous, ainsi que j’ai pu l’expérimenter tant de fois et il y a dix ans lorsque j’étais ordonné évêque. Apporte-nous Jésus. Mène-nous à Jésus. Dans l’Avent sans fin de la vie et de la mission, aide-nous à voir ton fils venir à nous comme notre berger aimant qui disperse toute crainte. Et restons dans l’attente du jour où l’Eglise et la création tout entière crieront joyeusement et d’une seule voix : « C’est le Seigneur ! »

Amen.