Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Contribution de la Conférence épiscopale à la refonte de la Constitution de 1992

Publié le 04/03/2013




Après la requête des 72, c’est au tour des évêques catholiques du Vietnam de répondre à la l’invitation du pouvoir en proposant leur propre contribution à la refonte de la Constitution de 1992. Ils le font dans un texte d’une grande qualité qui aborde, sans détour, avec une grande franchise mais néanmoins sans agressivité, le point crucial du texte constitutionnel, à savoir l’affirmation du monopole d’un parti et d’une idéologie sur le pouvoir et sur la société civile.

Les évêques groupent leurs considérations autour de trois points successifs, les droits de l’homme, la souveraineté populaire et l’exercice du pouvoir politique. Chacun de ces points amène les auteurs de cette contribution à pointer du doigt une affirmation qui rend incohérent le projet de Constitution proposée à la consultation populaire. L’essentiel de leurs critiques porte en effet sur la contradiction profonde qui traverse le texte du projet constitutionnel. Un principe posé à l’article 4 invalide, en quelque sorte, tous les droits et les libertés proclamées. Cet article affirme que « le Parti communiste est la force dirigeante de l’Etat et de la société et le marxisme-léninisme est son fondement idéologique ».

Ce très important document de la Conférence épiscopale a été remis le 1er mars 2013 au Comité de rédaction du projet d’amendement de la Constitution de 1992. Le texte a pour titre : « Les évêques catholiques du Vietnam transmettent leurs remarques et contributions au sujet du projet d’amendement de la Constitution de 1992 (amendement 2013) ». Fruit du travail du Comité permanent de la Conférence, il est signé du président, Mgr Pierre Nguyên Van Nhon, et du secrétaire général, Mgr Cosme Hoang Van Dat. Le texte a été mis en ligne sur le site de la Conférence épiscopale le même jour. On trouvera ci-dessous la traduction du texte intégral, réalisée par la rédaction d’Eglises d’Asie.

Projet d’amendement de la Constitution de 1992
Remarques et contributions des évêques catholiques du Vietnam

L’Etat de la République socialiste du Vietnam a rendu public le projet d’amendement de la Constitution (ci-dessous désigné sous le terme « projet ») afin de recueillir les opinions de la population. La consultation ouverte le 2 janvier 2013 s’achèvera le 31 mars 2013. Nous approuvons cette initiative car la Constitution d’une nation doit être, avant tout et surtout, l’affaire du peuple. Elle est du ressort de sa responsabilité, au service de tous sans excepter personne. Conscient de sa responsabilité civique, au nom de la Conférence des évêques du Vietnam, le Comité permanent à l’honneur de faire parvenir à la Commission du projet d’amendement de la Constitution de 1992 ainsi qu’au peuple de tout le pays un certain nombre de considérations et de contributions.

I.) Droits de l’homme

Le projet consacre tout le chapitre II (articles 15 à 52) aux droits de l’homme. Les droits de l’homme ont été officiellement reconnus dans la Charte internationale des droits de l’homme (10 décembre 1948), charte signée par le Vietnam. Le projet énumère avec une certaine exhaustivité les droits fondamentaux de l’être humain. La difficulté est de faire en sorte que, dans la réalité concrète, ces droits soient correctement compris, respectés, protégés, garantis conformément à la loi.

Les droits de l’homme sont des droits liés à la dignité humaine. C’est pour cela qu’ils sont universels, inviolables et inaliénables. Ils sont universels parce que tous les hommes, en tout temps et en tout lieu, jouissent de ces droits. Ils sont inviolables car leur violation est la négation de la dignité humaine. Ils sont inaliénables parce que personne n’est autorisé à céder ses droits au profit d’un autre.

Le pouvoir politique est transmis par le peuple aux dirigeants pour que soient créées les conditions légales et l’environnement favorables à l’exercice des droits de l’homme, et non pas pour que ses détenteur l’utilisent arbitrairement. Ainsi, pour que les droits de l’homme soient véritablement reconnus « par l’Etat et la société », pour qu’ils soient « respectés, protégés et assurés conformément à la Constitution et à la législation » (article 15), il nous semble nécessaire d’élucider un certain nombre de points.

Le projet affirme la liberté d’expression (article 26), la liberté de la création littéraire et artistique (article 43), la liberté de croyance et de religion (article 25). Cependant, dès le début, le projet affirme aussi que le parti au pouvoir est « la force dirigeante de l’Etat et de la société » ; il tient le marxisme-léninisme et la pensée de Hô Chi Minh comme son fondement idéologique (article 4). Alors, comment faut-il comprendre et comment faut-il exercer le droit à la liberté d’expression et de création littéraire et artistique, la pensée ayant déjà été enfermée dans le cadre d’une idéologie ? De même, comment comprendre et comment mettre en œuvre la liberté de croyance et de religion alors que le marxisme-léninisme est, par nature, une doctrine athée ? Les droits cités ci-dessus ne sont-ils pas plutôt des concessions accordées au peuple en fonction des circonstances et non pas des droits universels, inviolables et inaliénables ? Il faudra débarrasser la Constitution de ses contradictions et de ces incohérences pour qu’elle puisse convaincre la population et gagner sa confiance.

En réalité, l’enfermement de la pensée dans une idéologie unique a paralysé l’esprit d’initiative des Vietnamiens. C’est la grande raison de la stagnation actuelle du pays et du retard pris par lui en de nombreux domaines : éducation, science, industrie, culture et arts. S’il est besoin d’un fondement, nous pensons que nous le trouverons dans la très riche tradition culturelle du peuple vietnamien et non pas dans une quelconque idéologie. Cette tradition s’est formée au cours de nombreux siècles. Elle a aidé peuple du Vietnam à édifier et à développer son pays. Elle a créé un mode de vie plein d’humanité. Cette culture sert de fondation à la vie sociale de notre peuple. Certes, des idées neuves peuvent et doivent venir la compléter, mais elles ne peuvent pas la remplacer. C’est seulement grâce à elle que nous pourrons espérer maintenir et développer nos caractéristiques nationales au milieu des rapides changements de notre époque de mondialisation.

En conséquence, nous proposons :

1.) La Constitution doit affirmer clairement : « Tous les hommes sont libres et égaux en dignité et en droits. Les droits de l’homme sont des droits liés à la dignité humaine. C’est pourquoi ce sont des droits universels, inviolables et inaliénables. »
2.) La tradition culturelle nationale est le fondement intellectuel de l’organisation et de l’administration de la société vietnamienne.
3.) Il faut énoncer clairement le contenu du droit à la vie (Cf. l’article 21 du projet) : « Tout homme a droit à la vie. Personne n’est autorisé à attenter à la vie d’autrui depuis sa conception jusqu’à sa mort. L’Etat a le devoir de protéger la vie de l’homme. Tous les hommes ont également le droit de protéger leur propre vie à condition que cela ne porte pas atteinte à la vie d’autrui. »
4.) Il faut énoncer clairement ce qu’est la liberté d’expression (Cf. l’article 26 du projet) : tout homme a droit à la liberté de pensée, à la liberté d’exposer ses conceptions et sa foi.
5.) Il faut énoncer clairement le droit à la liberté religieuse (Cf. l’article 25 du projet). Tous les hommes bénéficient de la liberté de croyance et de religion. Ce droit comprend la liberté d’adhérer ou de ne pas adhérer à une religion, la liberté de pratiquer des rites religieux, de façon individuelle ou collective. Aucune religion, aucune idéologie ne peut être considérée comme obligatoire pour le peuple vietnamien. L’Etat ne se livrera pas à une propagande négative à l’égard de la religion. Il n’interviendra pas dans les affaires intérieures de la religion, à savoir dans la formation, l’ordination, le déplacement, le recrutement… Les organisations religieuses sont libres de mener des activités sociales et communautaires dans des domaines comme l’éducation, la santé, etc.

II.) La souveraineté (le pouvoir de maîtrise) du peuple

Le pouvoir politique est nécessaire pour administrer la société, mais le propriétaire de ce pouvoir est le peuple lui-même, considéré comme la totalité des habitants du pays. Le peuple transmet ce pouvoir à des personnes capables, vertueuses qu’il élit pour en faire ses représentants, que ceux-ci appartiennent ou non à un parti politique. Ce n’est que dans ce cas qu’il existe un Etat de droit, « appartenant au peuple, issu du peuple, pour le peuple » (préambule du projet). C’est pourquoi la liberté de candidature de tous les citoyens est une exigence essentielle dans une société démocratique, civilisée et saine. Par ailleurs, des élections publiques, impartiales et justes sont-elles aussi une revendication fondamentale du citoyen pour qu’il ait des représentants en qui il ait confiance.

Seul le peuple a le droit de juger de la capacité des représentants pour lesquels il a voté. Il a le droit d’en changer lorsque c’est nécessaire.

En conséquence, nous proposons :

1.) La Constitution doit mettre en relief la souveraineté (le pouvoir de maîtrise) du peuple non seulement d’une façon théorique mais en la rendant manifeste dans les articles de la Constitution pour qu’elle puisse être réalisée concrètement. Le projet de Constitution affirme « le pouvoir de l’Etat appartient au peuple dont le fondement est l’alliance entre la classe ouvrière, la classe paysanne et le groupe des intellectuels » (article 2). Mais en fait, les ouvriers, les paysans et les intellectuels sont les plus désavantagés dans la société. Cette réalité nous montre que la mention de la souveraineté (du pouvoir de maîtrise) du peuple n’existe que sur le papier et en théorie.
2.) Pour que soit respectée la souveraineté (maîtrise) du peuple, il ne convient pas et il n’est pas possible d’affirmer a priori, dans la Constitution, que le pouvoir de diriger appartient à un quelconque parti politique (Cf. article 4), car le propriétaire du pouvoir politique, c’est le peuple lui-même. Celui-ci le transmet aux personnes auxquelles il accorde sa confiance par le biais des élections. Les élus sont individuellement responsables de leurs actes devant le peuple et non pas devant une quelconque collectivité confuse où, finalement, il n’y a aucun responsable.
3.) La Constitution en vigueur ne reconnaît que le droit d’usage de la terre. Elle ne reconnaît pas la propriété privée du terrain par les citoyens. Cette disposition a provoqué de nombreux et graves abus et injustices. C’est pourquoi la nouvelle Constitution doit reconnaître la propriété privée de la terre pour les citoyens et les organisations privées, comme cela se fait dans la majorité des nations dans le monde.
4.) La Constitution doit respecter le droit de participation à l’exercice du pouvoir public, à tous les échelons, pour les citoyens sans distinction d’appartenance sociale ou de religion.

III.) L’exercice du pouvoir politique

Le pouvoir politique que le peuple transmet aux dirigeants se divise en trois pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Pour que ces pouvoirs soient exercés correctement et efficacement, chacun d’eux doit jouir d’une juste indépendance et s’exercer pour le bien général de la société. Dans la réalité concrète du Vietnam de ces dernières années, l’absence de cette indépendance a conduit vers des abus et des excès de pouvoir. Elle a provoqué beaucoup d’injustices et un certain déclin dans de nombreux domaines : économique, social, éducatif… En fin de compte, ce sont les pauvres gens qui doivent en supporter toutes les conséquences. C’est pour cela que le Vietnam, aujourd’hui encore, est considéré comme un pays sous-développé. La cause profonde de cet état de choses, c’est l’absence de distinction entre le parti détenteur du pouvoir et l’Etat de droit. Ceci est manifeste dans le contenu de la Constitution de 1992. Le projet continue sur la même voie.

D’une part, l’article 24 affirme que l’Assemblée nationale est l’organe du pouvoir d’Etat le plus élevé. D’autre part, l’article 4 affirme que le parti détenteur du pouvoir est « la force dirigeante de l’Etat et de la société ». Qui dirige qui ? L’Assemblée nationale est-elle un instrument au service d’un parti détenteur du pouvoir ? S’il en est ainsi, quel peut bien être la signification de l’élection par les citoyens de leurs représentants à l’Assemblée nationale ? Est-ce un choix véritablement libre ou simplement une sorte de démocratie formelle ?

La Constitution consacre de nombreux et longs chapitres à l’Assemblée nationale (article 74-90), au chef de l’Etat (90-95), au gouvernement et au Premier ministre (99-106). Pas un chapitre, pas un article ne parle du secrétaire général du parti détenteur du pouvoir. Alors qu’en réalité c’est lui qui détient le pouvoir suprême, puisque, selon le projet de Constitution, le parti détenteur du pouvoir est la force dirigeante de l’Etat et de la société (article 4). Le pouvoir est-il alors au-dessus de la loi ? Situé en dehors de la loi, il lui échapperait ! Si le parti est en même temps dirigeant de l’Etat et de la société, il n’a plus besoin ni de l’Assemblée nationale, ni même des tribunaux !

Les considérations ci-dessus nous montrent les contradictions et les incohérences existant à l’intérieur même du texte constitutionnel. Cette incohérence a conduit à l’irrationalité qui règne à l’intérieur de nos vies. Elle est à l’origine du dérèglement de la société qui a empêché un développement puissant et durable dans notre pays.

En conséquence, nous proposons :

1.) Il nous faut dépasser l’incohérence idéologique qui structure notre Constitution, en éliminant le sortilège d’un quelconque parti politique. En même temps, il faut insister sur le rôle de l’Assemblée nationale « organe suprême du pouvoir d’Etat » élu par le peuple, son représentant authentique et non pas l’instrument d’un quelconque parti détenteur du pouvoir.
2.) Il faut affirmer l’indépendance des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Ce principe fournira le fondement légal à l’exercice de ces pouvoirs de manière à ce qu’ils fonctionnent de manière efficace.
3.) Grâce à des dispositions concrètes, on légalisera le contrôle par le peuple de l’application de la loi.

Conclusion

Nos considérations et notre contribution n’ont qu’un seul objectif : participer à l’élaboration de la Constitution afin qu’elle soit cohérente et qu’elle corresponde aux aspirations de notre peuple. Nous souhaitons que tous les habitants du pays contribuent positivement à ce réajustement de la Constitution, au service du développement intégral et durable du peuple vietnamien.

Archevêché de Hanoi, le 1er mars 2013,
pour le Comité permanent de la Conférence épiscopale du Vietnam

 

Le président
Pierre Nguyên Van Nhon
archevêque de Hanoi

 

Le secrétaire général
Cosme Hoang Van Dat
évêque de Bac Ninh