Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – A propos du procès de béatification du cardinal F.-X. Nguyên Van Thuân

Publié le 04/12/2010




Le 22 octobre 2010, le diocèse de Rome a ouvert officiellement le procès de béatification du cardinal vietnamien. François-Xavier Nguyên Van Thuân. Cette session d’ouverture était présidée par le cardinal Agostino Vallini, vicaire général du Souverain pontife pour le diocèse de Rome. Décédé à Rome le 16 septembre 2002 alors qu’il était en charge du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’, le cardinal Thuân est, avec Mère Teresa et le pape Jean XXIII, …

l’une des rares personnalités dont la cause de béatification ait été ouverte si peu de temps après sa mort. Cinq ans auront suffi. Au cinquième anniversaire de sa mort, au mois de septembre 2007, le pape Benoît XVI avait déclaré : « J’accueille avec une joie intime la nouvelle de l’ouverture de la cause de béatification de ce prophète incomparable de l’espérance chrétienne… » (voir EDA 470). Quelque temps plus tard, dans son encyclique Spe Salvi, parue le 30 novembre 2007, il avait évoqué assez longuement la figure de « l’inoubliable cardinal Nguyên Van Thuân » et l’avait cité (voir EDA 475).

Lors des cérémonies du 22 octobre dernier, le cardinal Agostino Vallini a prononcé un discours qu’il a bien voulu nous autoriser à faire paraître dans sa version française. Il retrace avec beaucoup de fidélité et de précision les grandes étapes de la vie du cardinal vietnamien. Les treize années de détention de Mgr Thuân sont, en particulier, décrits avec une particulière minutie, en s’appuyant sur les propres confidences de l’intéressé et sur les nombreux témoignages qui ont paru à ce sujet. Ce discours permettra au lecteur de suivre le parcours peu banal du cardinal et de faire connaissance avec cette personnalité qui a vécu sa foi chrétienne avec une intensité hors du commun dans l’histoire tourmentée du Vietnam au XXème siècle.

 

Messieurs les Cardinaux, chers frères dans l’épiscopat, éminentes autorités, mes chers frères et chères sœurs,

 

1. Dans l’Evangile selon saint Jean (12,24), on trouve : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Jésus parle de lui, du mystère de douleur, de solitude, d’abandon, de la mort proche désormais. Il sait qu’en se remettant lui-même, anéanti et humilié, entre les mains de son Père, la mort devient source de vie, justement comme le grain qui se décompose dans la terre pour que la plante puisse germer.

 

Mais, en parlant du grain de blé, Jésus voulait rappeler aussi à ses disciples ce qu’il leur avait plusieurs fois annoncé : c’est-à-dire qu’imiter le Maître exige de se renier soi-même, de prendre sa croix chaque jour et de le suivre. C’est ainsi qu’il faut sauver sa propre vie (cf. Mc 8,35-36) dans la perspective évangélique du commandement nouveau : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. » (Jn 15,13).

 

Cette référence évangélique me paraît être la clef d’interprétation de la vie du Serviteur de Dieu, le cardinal Nguyên Van Thuân, dont nous ouvrons aujourd’hui la cause de béatification et de canonisation dans cette session publique.

 

2. François-Xavier Nguyên Van Thuân est né le 17 avril 1928 à Huê, capitale du Vietnam impérial. Il descendait d’une famille de martyrs. Ses ancêtres furent victimes de nombreuses persécutions, de 1644 à 1888. Son arrière grand-père paternel lui racontait que, lorsqu’il avait 15 ans, il parcourait à pied chaque jour une trentaine de kilomètres pour apporter un peu de riz et de sel à son père, emprisonné parce que chrétien. Sa grand-mère, qui ne savait ni lire ni écrire, récitait chaque jour avec la famille le chapelet à l’intention des prêtres. Sa maman, Elisabeth, l’éleva chrétiennement, lui enseignant les histoires de la Bible, lui racontant les mémoires des martyrs de la famille et lui instillant en même temps l’amour de la patrie. François-Xavier n’oublia jamais combien sa famille avait souffert pour sa foi, et ce précieux héritage le fortifia, le préparant à affronter son « calvaire » futur comme un héritage inestimable. Formé à une vie spirituelle solide, il commença à voir la main de la Providence de Dieu en toute chose et à confier docilement sa vie à l’action de l’Esprit Saint. Le Serviteur de Dieu ressentit très tôt l’appel au sacerdoce, grâce à l’éducation familiale et à l’encouragement de son oncle prêtre, Ngo Dinh Thuc, devenu par la suite l’un des premiers évêques du Vietnam.

 

En août 1941, il entra au Petit Séminaire d’An Ninh où, avec joie et engagement, il vécut les premières étapes de sa formation au sacerdoce. Il connut des éducateurs pieux et bons, qui renforcèrent sa décision. Parmi eux, se détachent le recteur, le P. Jean-Baptiste Urrutia, de la Société des Missions Etrangères de Paris, futur vicaire apostolique de Huê, auquel le jeune Thuân resta toujours très lié, et le P. Jean-Marie Cressonnier, qui le renforça dans sa dévotion à la Vierge – à travers la spiritualité de Columba Marmion, bénédictin irlandais – et lui apporta le témoignage de la beauté d’une vie pauvre, en le préparant aux privations de son emprisonnement futur.

 

Dès lors, il choisit pour modèle de vie trois saints : sainte Thérèse de Lisieux, que sa maman lui avait déjà fait connaître lorsqu’il était enfant et dont il avait appris le « chemin de l’enfance spirituelle » et à avoir confiance dans la prière ; saint Jean-Marie Vianney, qui lui avait enseigné les vertus d’humilité, de patience et la valeur de l’effort soutenu ; et saint François Xavier, le grand apôtre de l’Asie, dont il apprit l’indifférence face au succès ou à l’échec.

 

Les années passées au Petit Séminaire (1941-1947) furent celles de la deuxième guerre mondiale, de l’avènement du communisme au Vietnam, de la fuite de la famille de la ville de Huê, de l’assassinat –par les communistes – de son oncle Khoi et de son cousin Huan accusés de trahison. Le jeune Thuân souffrit énormément, plein de colère face à l’injustice que subissait sa famille qui, au contraire, avait toujours servi fidèlement la patrie. Toutefois, il comprit qu’il ne pouvait suivre le Christ que s’il réussissait à pardonner à ses ennemis. Dans cette lutte intérieure tourmentée, il fut aidé par le témoignage courageux d’un prêtre jésuite mexicain, dont il avait lu la vie, le P. Miguel Agustín Pro (1891-1927), arrêté par la police mexicaine et qui, avait-il dit, « ne craignait rien car il avait remis sa vie entre les mains de Dieu une fois pour toutes ». Thuân comprit qu’il devait faire la même chose, de sorte que, lentement, il affronta les difficultés et reprit courage en s’efforçant d’adoucir l’intense douleur.

 

De 1947 à 1953, il étudia au Grand Séminaire de Phu Xuan. Pendant ces années, il considéra aussi l’hypothèse de devenir religieux ; fasciné par la figure de saint François-Xavier, son patron, et du P. Pro, il pensa entrer chez les jésuites ; attiré par la vie contemplative, il prit aussi en considération la possibilité de devenir bénédictin, mais en fin de compte il opta pour le sacerdoce diocésain, auquel il se prépara avec beaucoup de zèle et de sérieux.

 

3. Il fut ordonné prêtre le 11 juin 1953 par Mgr Urrutia, son ancien recteur. La joie qu’il ressentit en célébrant sa première messe fut telle qu’il ne put retenir ses larmes. Sa première destination pastorale fut la paroisse de Quang Binh, à 160 km environ de Huê où, toutefois, il ne put rester que quelques semaines à cause d’une forme grave de tuberculose. Il connut alors une période de vicissitudes, passant d’un hôpital à l’autre, dans l’attente d’une intervention chirurgicale au poumon droit. Lorsque fut venu le moment d’être opéré, il passa une dernière radiographie sur laquelle la maladie déclarée avait disparu : ses poumons étaient intacts, au point que le docteur de l’hôpital militaire Grall lui dit : « C’est incroyable ! Impossible de trouver une trace quelconque de tuberculose dans aucun des deux poumons… Vous êtes en bonne santé maintenant, et je ne trouve pas d’explication à ça ! » Don Thuân remercia Dieu et la Vierge de ce qui avait été accompli dans son corps et se proposa de toujours faire la volonté de Dieu.

 

Après une convalescence et une brève période pendant laquelle il assura divers petits ministères, il fut invité à Rome par Mgr Urrutia afin de perfectionner ses études. Il suivit les cours de l’Université Urbanienne, où il obtint un doctorat en droit canonique en 1959, avec une thèse sur l’organisation des aumôniers militaires dans le monde. De cette période, il se souvint toujours de son amour pour la Rome chrétienne et ses merveilleuses œuvres d’art, mais aussi des pèlerinages aux sanctuaires marials de Lourdes et de Fatima, où il put intérioriser encore davantage le message des apparitions de la Vierge. Les paroles que Marie avait adressées à Bernadette, à Lourdes, la troisième fois, le 18 février 1858 : « Je ne te promets pas le bonheur dans ce monde, mais dans l’autre » résonnèrent dans son âme, et le jeune prêtre les garda dans son cœur, se préparant à accepter les tribulations et les souffrances que le Seigneur lui aurait envoyées. De retour au Vietnam, il enseigna en tant que professeur, puis fut nommé recteur du Petit Séminaire de Huê, à un moment très difficile pour son pays et sa famille, au plan social et politique. En effet, la famille du Serviteur de Dieu avait une place importante dans la politique du Vietnam. Son oncle Ngo Dinh Diem fut président du pays jusqu’au coup d’Etat militaire du 1er novembre 1963, à la suite duquel il fut tué. Thuân éprouva une douleur indicible et affronta cette nouvelle épreuve grâce à sa foi et surtout aux paroles de sa mère : « Ton oncle a consacré toute sa vie à son pays et il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’il soit mort pour lui. En tant que moine (il était oblat bénédictin et avait prononcé ses vœux en 1954 dans le monastère de Saint-André de Bruges, en Belgique), il a consacré toute sa vie à Dieu, et il n’y a rien d’étrange à ce qu’il soit mort lorsque Dieu l’a appelé. »

 

Entre temps, l’archidiocèse de Huê était resté sans pasteur ; et le Conseil presbytéral appela don François-Xavier à assurer le poste de vicaire capitulaire.

 

4. Quatre ans plus tard, le 13 avril 1967, alors qu’il avait 39 ans, Mgr François-Xavier fut nommé évêque de Nha Trang. En apprenant la nouvelle, sa mère déclara : « Un prêtre est un prêtre. L’Eglise t’a honoré en te confiant une mission plus importante, mais tu es toujours la même personne. Tu es encore un prêtre, c’est ce qui est important et dont tu dois te souvenir. » Il fut consacré évêque le 24 juin suivant. A Nha Trang, il assura un intense ministère pastoral, approfondissant la pastorale des vocations et la formation des futurs prêtres. En huit ans, de 42 les séminaristes du Grand Séminaire passèrent à 147, et ceux du Petit Séminaire de 200 à 500. Il se consacra aussi largement à la formation des laïcs.

 

Moins d’un an après son élection à l’épiscopat, les communistes déclenchèrent une offensive pour conquérir plusieurs villes du Sud-Vietnam, parmi lesquelles Nha Trang. Cependant, l’apostolat du jeune évêque se poursuivait sans interruption ; et même, il s’engagea avec générosité au niveau régional et universel également. En effet, il faisait partie de la commission chargée de former la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie et, en 1971, il fut nommé consulteur du dicastère du Saint-Siège qui allait devenir plus tard le Conseil pontifical pour les laïcs. En outre, dans son pays, il fut nommé président du COREV, l’organisme chargé de la reconstruction du Vietnam, une émanation du Conseil pontifical Cor Unum ayant pour tâche d’aider les quelque quatre millions de réfugiés que la guerre avait entraînés.

 

5. Huit ans plus tard, alors que le Sud-Vietnam était entièrement envahi par les troupes communistes, en avril 1975 le pape Paul VI le nomma archevêque coadjuteur de Saigon (Thàn-Phô Chi Minh, Hô Chi Minh-Ville) avec le droit de succéder à Mgr Nguyên Van Binh. Une nomination qui allait avoir de terribles conséquences.

 

Quelques semaines seulement s’étaient écoulées depuis le début de son service pastoral à Saigon lorsqu’il fut arrêté, faussement accusé de « complot » pour le compte du Vatican et des impérialistes. C’était l’après-midi du 15 août 1975, fête de l’Assomption. L’archevêque n’avait sur lui que sa soutane et son chapelet. C’est à la lumière de la foi qu’il interpréta cette terrible épreuve, en s’efforçant de remplir d’amour sa vie de prisonnier.

 

Sa première prison fut à Nha Trang, son diocèse précédent, aux arrêts domiciliaires dans la paroisse de Cay Vong. Si le lieu lui était familier et lui permettait de garder un assez bon moral, il l’invitait aussi à entreprendre un voyage spirituel de purification intérieure et de dépouillement total de soi, qui allait durer pendant treize bonnes années, dont neuf passées en isolement complet.

 

Il ne demeura pas inactif dans cette nouvelle situation. Dès le mois d’octobre suivant, il commença à écrire une série de messages à la communauté chrétienne. Quang, un garçonnet de sept ans, lui procurait en cachette des petits bouts de papier pris dans de vieux calendriers, qu’il emportait ensuite chez lui afin que ses frères et ses sœurs puissent recopier les messages de l’évêque et les diffuser. Ces messages ont été rassemblés ensuite dans un livre intitulé Le chemin de l’espérance.

 

6. Il vécut sept mois dans la prison de Nha Trang, avant d’être transféré dans le camp de Phu Khanh et enfermé dans une cellule étroite et sans fenêtre. Il y resta neuf mois, sous la garde de geôliers cruels qui le maltraitaient à la moindre occasion. Ils n’avaient aucun respect pour lui et semblaient prendre plaisir à l’humilier. Mais ce n’est pas tout : bientôt, il connut la prison de haute sécurité, à l’isolement complet, sans aucun contact, pas même avec les gardiens. Un de ses biographes écrit : « Tout ce qu’il voyait, jour et nuit, c’était les quatre murs sales de sa cellule humide… Une ampoule pendait du plafond au bout d’un fil électrique usé, diffusant une sorte de vague lueur jaunâtre sur le local sordide où se tenait l’archevêque. Thuân dormait sur une surface rigide recouverte d’une natte en paille…, mais à cause de l’humidité extrême, celle-ci était recouverte de moisissures… Petit à petit, l’isolement commença à réaliser l’objectif visé par les geôliers. Le vide et le silence qui entouraient Thuân pendant des jours et des jours installaient la terreur dans son esprit. Privé de tout signe de présence humaine dans le voisinage, il aspirait ardemment à entendre des bruits, quels qu’ils soient… Ses gardiens faisaient aussi usage de l’obscurité pour le tourmenter. Sans aucun préavis ni aucune raison, la faible lueur de l’ampoule de la cellule était éteinte, parfois pendant plusieurs jours de suite, et Thuân ne savait plus si c’était le jour ou bien la nuit… Il avait l’impression de ne plus faire partie du monde des vivants… Le geôlier chargé de lui apporter sa nourriture ne parlait même plus : seule une main passait sous la porte pour retirer le plateau vide du repas et le remplacer par un autre » (cf. A. Nguyên Van Chau, Le miracle de l’espérance, Ed. Saint-Paul, 2004, pp. 226-227). Dans de telles conditions, on peut facilement imaginer les graves souffrances physiques liées aux conséquences des besoins naturels. Et le biographe de poursuivre : « La cellule était une véritable fournaise et, à cause de la proximité des latrines, une puanteur nauséabonde y régnait dans la chaleur estivale. Suffoquant à cause de l’humidité et du manque d’air, Thuân s’étendait sur le sol pour essayer de respirer un peu mieux… Il était presqu’impossible de bouger dans la minuscule cellule, mais Thuân avait conscience que s’il ne se forçait pas à bouger, il ne pourrait pas survivre. Aussi, commença-t-il à marcher en avant et en arrière, au point que, la chaleur suffocante de l’été le faisant transpirer abondamment, ses vêtements lui collaient à la peau. Après quelques minutes seulement, il devait s’étendre sur le sol et mettre son visage tout près de l’ouverture sous la porte pour tenter de respirer » (p. 228). Jusqu’à sa grande mémoire qui commençait à vaciller, de sorte qu’il ne parvenait même plus à se rappeler ses prières. Il était sur le bord de la folie. « Il n’avait plus ni faim ni sommeil. Il vomissait souvent et avait en permanence des vertiges et des douleurs dans tout le corps… Son esprit était vide pendant des périodes toujours plus longues » (p. 228).

 

Des fonctionnaires communistes lui rendaient régulièrement visite pour l’interroger et lui extorquer sa signature sur une déclaration où il admettait d’avoir comploté avec le Vatican et les impérialistes contre la révolution communiste. Face à son refus constant, ils le dénigraient jusqu’à l’obsession. Dans ces terribles conditions, le Serviteur de Dieu comprit qu’il pouvait offrir toutes ses douleurs et ses souffrances à Dieu en gage de son amour. Alors, sa cellule se transforma peu à peu en un endroit habitable, la douleur céda le pas à la joie et la souffrance devint source d’espérance.

 

Le 29 novembre 1976, le lundi après le premier dimanche de l’Avent, avec d’autres prisonniers il fut emmené, enchaîné, à 15 km de Saigon et, deux jours plus tard, embarqué sur un bateau avec 1 500 prisonniers pour lesquels il devint vite un bon samaritain, les réconfortant dans leur désespoir. Après dix jours de navigation, ils arrivèrent au camp d’emprisonnement de Vinh Quang, sur les monts de Vinh Dao, dans le Vietnam du Nord. Il fut assigné aux travaux agricoles et, les jours de pluie, il travaillait comme apprenti menuisier. Le milieu carcéral était moins cruel que le précédent, de sorte qu’il parvint à se faire envoyer du vin dans un flacon portant l’étiquette « Remède contre les maux d’estomac ». Il put ainsi commencer à célébrer la messe. L’Eucharistie devint le moment central de ses journées, où il pouvait puiser l’énergie nécessaire à renforcer sa foi et se laisser combler par la joie. Il célébrait la messe dans la paume de sa main, avec trois gouttes de vin et une goutte d’eau. A l’époque, profitant d’une certaine tolérance de la part de ses gardiens, il osa même se fabriquer une petite croix, qu’il conserva toujours jalousement.

 

Deux mois plus tard, il fut à nouveau transféré dans un autre camp à la périphérie de Hanoi, où il dut partager sa cellule avec un colonel du Front de Libération du Vietnam du Sud. Celui-ci était un espion chargé de rapporter tout ce que Thuân faisait et disait. Mais, lentement, ce compagnon de cellule devint son ami au point de lui conseiller une grande prudence. Les gardiens aussi eurent à son égard une attitude plus bienveillante. Ainsi, sur sa demande et après s’être assuré qu’il ne voulait pas se suicider, l’un d’eux lui procura un fil d’acier et une petite tenaille afin qu’il puisse façonner une chaîne pour sa croix pectorale.

 

Après quinze mois passés dans ce camp et grâce aux pressions internationales en sa faveur, le 13 mai 1978 il fut conduit dans un village à 20 km de Hanoi, Giang Xa, mis aux arrêts domiciliaires au presbytère de la paroisse, surveillé nuit et jour par un gardien et avec l’autorisation de bouger et de se promener, à condition de ne communiquer avec aucune des personnes vivant aux alentours qui, par ailleurs, avaient été opportunément avisées de se garder de lui. Lentement, Mgr Thuân se fit plus audacieux et entreprit quelque activité pastorale. Le gardien, qui était de son côté, permettait aux fidèles de venir le voir, parfois même en petits groupes. Mais tous ces mouvements éveillèrent les soupçons des autorités qui décidèrent de le placer à nouveau en isolement. De sorte que très tôt, le 5 novembre 1982, un fourgon du gouvernement vint le chercher pour le conduire dans une zone militaire, dans un appartement où il allait habiter avec un officier de police, sous la garde de deux geôliers. Pendant six ans, il vécut toujours en isolement dans une pièce, qui changeait souvent, d’une structure à l’autre. Mais Mgr Thuân ne craignait plus l’isolement : il s’était désormais abandonné totalement à Dieu. La messe qu’il célébrait chaque jour, à trois heures de l’après-midi, était suivie d’une heure de prière pour méditer l’agonie et la mort de Jésus sur la croix. Chaque fois, sa bonté faisait la conquête de ses gardiens, ce qui irritait les autorités supérieures. Il fut à nouveau transféré dans une prison de haute sécurité, dans une cellule en isolement total. L’aube de sa libération se leva le 21 novembre 1988, fête de la Présentation de la bienheureuse Vierge Marie. Treize années s’étaient écoulées.

 

7. Une fois libéré, les nouvelles les plus significatives de la vie de Mgr Thuân peuvent être résumées comme suit. En 1992, il fut nommé membre de la Commission catholique internationale pour les migrations, à Genève ; en novembre 1994, il fut appeler à la vice-présidence du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’, dont quatre ans plus tard, le 24 juin 1998, il devint président.

 

Comme on le sait, pendant le Carême de l’Année sainte 2000, il prêcha les exercices spirituels au Saint-Père Jean-Paul II et à la Curie romaine (1). A la fin de ces exercices, le pape déclara : « Je remercie le très cher Mgr François-Xavier Nguyên Van Thuân, qui, avec simplicité et inspiré par l’Esprit, nous a guidés pour approfondir notre vocation de témoins de l’espérance évangélique au début du troisième millénaire. Lui-même témoin de la croix pendant ses longues années d’emprisonnement au Vietnam, il nous a rapporté des faits et des épisodes de sa dure prison, en nous renforçant ainsi dans la certitude consolante que lorsque tout s’écroule autour de nous, et peut-être aussi au fond de nous, le Christ reste notre indéfectible soutien. »

 

Un an après avoir été nommé cardinal, il s’éteignit sereinement le 16 septembre 2002.

 

8. Le rappel, bien que sommaire, de la vie de ce grand témoin de la foi suscite beaucoup d’admiration. Je me suis demandé : quel a été le secret qui a permis au cardinal Nguyên Van Thuân d’affronter des épreuves aussi terribles ? Où donc a-t-il puisé la force intérieure pour surmonter les privations et les humiliations ? Et quelles sont ses caractéristiques les plus évidentes en tant que pasteur ?

 

En lisant sa biographie, j’ai été convaincu qu’une partie importante de son itinéraire spirituel doit être attribuée à l’éducation et au témoignage qu’il a reçus au sein de sa famille, en particulier de sa maman. Dans les moments sombres de sa prison, le Serviteur de Dieu se rapportait constamment aux enseignements qu’il avait eus, et à l’exemple des membres de sa famille qui n’avaient jamais reculé devant les menaces et les souffrances, affrontées avec une force toute chrétienne.

 

En outre, je suis enclin à penser qu’il a réussi à surmonter l’accablement et l’angoisse qui, maintes fois, ont failli le précipiter dans l’abîme du désespoir, parce qu’il s’accrochait de toutes ses forces à la Parole de Dieu et à l’Eucharistie, à l’école de laquelle il a calqué sa vie chaque jour.

 

Il n’avait pas pu emporter de bible dans sa prison. Aussi s’est-il ingénié à ramasser tous les petits bouts de papier qu’il trouvait pour en faire une sorte de petit agenda sur lequel il recopia plus de 300 phrases de l’Evangile. Ce singulier texte spirituel fut son vademecum quotidien, auquel il puisait lumière et force. Quant à l’Eucharistie, nous savons que, pour conserver le Très Saint Sacrement, il utilisait jusqu’au papier des paquets de cigarettes.

 

Un grand réconfort aussi lui a été apporté par son attachement au siège de Pierre et à la communion épiscopale auxquels il resta longtemps attaché. A Hanoi, pendant la prison de haute sécurité, une gardienne lui apporta un petit poisson qu’il aurait dû cuisiner, et qui était enveloppé dans deux pages de L’Osservatore Romano. Mgr Van Thuân prit le journal entre ses mains comme une relique. Sans se faire remarquer, il le lava, le fit sécher au soleil et le conserva jalousement. Dans le terrible isolement de sa prison, ces deux pages du quotidien du Saint-Siège constituaient le signe tangible exprimant son lien fidèle au Saint-Père.

 

9. Le Serviteur de Dieu était d’une intelligence hors du commun et possédait une grande facilité de parole et d’écriture. Cependant, il n’a été, à proprement parler, ni un intellectuel ni un écrivain. Sa vocation était celle d’un pasteur d’âmes. Son inactivité forcée – comme je l’ai dit plus haut – l’a contraint à écrire pour pouvoir continuer à paître son troupeau. Bien que ne pouvant exercer son ministère, son ardeur apostolique le poussait à essayer toutes les initiatives possibles pour annoncer l’Evangile. C’est ainsi que lorsqu’il était emprisonné, il réussit à fonder des petites communautés chrétiennes qui se retrouvaient pour prier ensemble, et surtout pour célébrer l’Eucharistie et, la nuit, lorsque c’était possible, il organisait des équipes d’adoration devant le Très Saint Sacrement. Après avoir été libéré, son activité pastorale intense – en compatibilité avec le travail du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’ – le conduisit à poursuivre ses publications à caractère principalement spirituel.

 

10. A propos de la personnalité du cardinal Van Thuân, je ne peux pas ne pas parler d’un autre aspect des plus évidents : son amour pour les personnes, qui jaillissait de son cœur de pasteur.

 

Ceux qui l’approchaient restaient émerveillés par sa bonté, à commencer par ses geôliers, au point qu’une certaine fois, un chef de la police lui demanda d’enseigner aux agents les langues qu’il connaissait, de sorte que ses gardiens devinrent ses élèves.

 

Ce style d’amabilité a caractérisé sa vie tout entière. Un de ses biographes écrit : « Doux et souriant, le cardinal François-Xavier Nguyên Van Thuân accueillait toujours ses visiteurs en s’avançant vers eux, les bras tendus en signe de bienvenue… Il avait toujours une expression cordiale et rassurante. Avec lui, les personnes se sentaient à leur aise, tranquilles… Il parlait lentement, en choisissant ses mots avec une grande précision. Sa voix était douce, et sa façon de parler simple et éloquente. Il était évident que ses idées simples venaient d’une grande profondeur intérieure et, pour ceux qui l’écoutaient, ses mots constituaient une invitation à réfléchir, à faire un examen de conscience… Il savait donner très vite un sens nouveau à des événements d’apparence banale et normale et à ce qui est habituellement donné pour escompté, de manière à solliciter l’imagination et à encourager la contemplation » (André Nguyên Van Chau, Le miracle de l’espérance, Ed. Saint-Paul, 2004, p. 7).

 

11. Mais le cardinal Van Thuân a surtout été un témoin de l’espérance. Il a cru contre toute espérance, justement à cause des épreuves que le Seigneur a permis qu’elles lui arrivent. En parlant d’Abraham, dans son livre Les pèlerins sur le chemin de l’espérance, lui-même a écrit : « Toute sa vie (celle d’Abraham) a été une succession de difficultés. Et il a accompli aveuglement les commandements, soutenu par son espérance en Dieu, disposé à suivre Sa voix à tout moment et en tous lieux. « Espérant contre toute espérance, il crut » (Rm 4,18), comme le « père de tous ceux qui croiraient » (Rm 4,11) ». Il n’y a donc rien d’exagéré à dire que notre cardinal a été un digne disciple d’Abraham, non seulement en en imitant la solide espérance, mais aussi en transmettant et en consolidant cette vertu chez nombre de personnes, par son exemple, sa prédication et ses écrits. Il a pratiqué les vertus de l’espérance fortement enracinée dans la grâce et non les espérances terrestres caduques, en regardant au-delà du temps, sans se laisser abattre par les défaites apparentes de cette vie, avec le désir d’améliorer les réalités du monde ici-bas.

 

12. Dans sa mission d’apporter l’espérance, il faut enfin rappeler l’engagement du Serviteur de Dieu pour diffuser la doctrine sociale de l’Eglise et ses activités au sein du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’. Il avait la conviction que l’une des tâches les plus urgentes et nécessaires de la société contemporaine était d’instiller en elle des graines de confiance, afin d’évaluer les phénomènes sociaux, y compris ceux négatifs, en tant qu’épreuves pour croître au plan humain et à celui surnaturel. C’est dans cette perspective que, pendant son mandat comme président du Conseil pontifical ‘Justice et Paix’, en 1999 le cardinal a promu la rédaction d’une synthèse éminente de l’enseignement de l’Eglise dans le domaine social, le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, afin de mettre en relief le lien entre la doctrine sociale et la nouvelle évangélisation, si fortement désirée par le Souverain Pontife Jean-Paul II.

 

Il a écrit, dans Le chemin de l’espérance (n° 623) : « La vraie révolution, celle qui pourra tout transformer, depuis le cœur insondable de l’homme jusqu’aux structures politiques, économiques et sociales, ne pourra pas se faire sans l’homme, ni sans Dieu. Elle se réalisera ‘pour l’homme, dans le Christ et avec Lui’. »

 

13. Je reste personnellement convaincu du caractère extraordinaire de la personnalité du cardinal François-Xavier Nguyên Van Thuân, chez qui la puissance de la grâce transformante a trouvé une nature humaine particulièrement douée et docile à être modelée et changée par l’action de l’Esprit Saint.

 

Je crois que ceux qui ont eu le bonheur de le connaître et de le fréquenter sont d’accord pour dire que le Serviteur de Dieu a été un véritable disciple de Jésus, qui a fait de l’imitation du Christ son unique raison de vie, qui a rapporté toute chose à Dieu, en sachant reconnaître dans chaque expérience la main providentielle du Seigneur. Dans la terrible désolation des années d’emprisonnement, il s’est ouvert au souffle léger et vivifiant de l’Esprit Saint. Dieu se manifestait à lui comme le Tout, et cela lui suffisait pour donner une nouvelle dimension au poids et à la souffrance de la privation de liberté et de sa dignité personnelle elle-même. Son extraordinaire expérience spirituelle reste pour nous un patrimoine des plus précieux.

 

Le grain de blé, mort en terre, a porté du fruit (…).

 

Agostino Card. Vallini

vicaire général de Sa Sainteté pour le diocèse de Rome