Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La vision du monde des Javanais

Publié le 23/07/2013




Arrivé à Java en 1961, le jésuite allemand et professeur de philosophie sociale et d’éthique Franz Magnis-Suseno (1936- ) entrepris vingt ans plus tard la rédaction, dans sa langue natale, d’une étude sur l’« éthique » javanaise (Javanische Weisheit und Ethik. Studien zu einer östlichen Moral, Munich, 1981). Il apportait ainsi un précieux éclairage sur l’ensemble des normes et valeurs motivant les choix…

et les comportements quotidiens des Javanais afin de « bien réussir leur vie ». L’analyse de l’auteur ne reposait alors sur aucune enquête de terrain qu’il aurait lui-même effectuée, mais sur une recension de la littérature anthropologique et sociologique portant sur la société javanaise et publiée entre le début des années 1950 et la fin des années 1970.

L’auteur ne prétendait pas dresser le portait fidèle d’individus, ni même décrire le plus grand groupe ethnique d’Indonésie, reconnaissant que les Javanais « concrets » sont une réalité sociale trop complexe pour être décryptée de façon exhaustive. Mais il s’efforçait de cerner un certain nombre de traits saillants, et dessinait du même coup un idéal-type permettant de rendre compte du mode de vie et de communication des Javanais, de leur manière de voir et de faire l’expérience de la réalité. Devant l’importance de cette étude toujours actuelle, déjà traduite en anglais et en indonésien (1), nous nous proposons ici d’en retranscrire les grandes lignes afin de mieux comprendre la culture des Javanais et leur vision du monde.

 

L’arrière-plan de la vie sociale javanaise est marqué par deux principes constamment présents dans la conscience des Javanais : éviter la confrontation ouverte en chaque situation, afin de maintenir l’harmonie sociale et que les conflits potentiels n’émergent jamais à la surface ; reconnaître et respecter le statut et la position de chacun dans le corps social.

L’évitement des conflits

Aux yeux des Javanais, le cosmos se trouve dans un état « naturel » d’harmonie. Il s’agit de ne surtout pas perturber cet ordre harmonieux. Pour ce faire, les individus répriment toutes formes de conduites qui pourraient conduire vers un conflit ouvert. Cet effort continuel pour interagir pacifiquement et écarter tout élément potentiellement divisant ou dissonant est donc, par nature, négatif : il s’agit moins d’établir les conditions d’une harmonie sociale que d’« éviter les conflits » (rukun). Cela passe par une dissimulation de ses sentiments (éthok-éthok : « se comporter comme si »). Il ne faut surtout pas laisser paraître ses émotions afin de ne pas surprendre ni choquer. Qu’importe ce qui est vécu à l’intérieur de soi, seul compte l’harmonisation des apparences.

Concrètement, cela se traduit de différentes manières. Les Javanais excellent, par exemple, à parler de choses désagréables sur un mode indirect. Ils évitent aussi de s’immiscer dans les affaires privées de leurs voisins, sans que cela n’exclut pour autant la curiosité, les cancans ou le bavardage malveillant. La prévention des conflits passe donc d’abord par un respect scrupuleux des usages et de « l’étiquette » (tata krama), mais aussi par la recherche d’un compromis en amont de toute décision, ce qui explique les longues heures de discussion jusqu’à trouver une position commune. La prise de décision par soi-même, sans concertation préalable avec le groupe, est très mal vue. En cas de conflit, la manière de la gérer passera donc soit par un éloignement physique (ce qui explique le taux très élevé de divorces dans les couples), soit par la coupure de toute communication (jothakan) pendant une période déterminée.

Le moteur de ce premier principe, c’est d’abord l’intégration en chacun d’un sentiment de honte lorsqu’il déroge au principe en question. C’est aussi la pression continuelle subie par chaque individu de la part de son environnement qui attend de lui qu’il agisse en conformité avec les attentes de la société. L’individu n’est pas pour autant subordonné à la société. Les Javanais ne négligent pas leur individualité et prennent en compte leurs préoccupations, leurs droits et intérêts personnels. Cette mécanique sociale consiste en fait en la recherche d’un compromis entre des intérêts personnels. Chacun doit être prêt au compromis et à accepter qu’il ne puisse exercer la totalité de ses droits. Les autres aussi doivent consentir à renoncer à certains de leurs droits, ce qui permet une compensation aux renoncements des premiers. Un juste équilibre est ainsi préservé à long terme. En fin de compte, le renconcement aux intérêts privés, réclamé aux individus, se met en place avec l’idée que la société, en son temps, compensera le manque à gagner présent. Toute l’entraide entre voisins ou à l’échelle d’un quartier (gotong-royong) repose sur se principe.

Le principe de respect

Un second principe requiert que chacun, à travers ses paroles et son comportement, reconnaisse le statut de ceux avec lesquels il entre en contact et montre du respect à leur égard. La différenciation est de rang social et d’âge (senior/junior) mais pas sexuelle (homme/femme). La langue javanaise est structurée de telle sorte que le choix des mots reflète ces positions sociales. Le respect dû à l’ancienneté (d’âge, de grade ou de statut) ne confère aucun priviliège économique mais réclame toute une série de conduites apparentes. Ce principe de respect joue un rôle bien moins important dans le milieu rural, dont la structure sociale est plus égalitaire, que dans le milieu urbain. L’ordre social et cosmique sera garanti aussi longtemps que chacun se tiendra à la position qui est la sienne dans ce cadre hiérarchique de référence.

Ce principe de respect (urmat) est inculqué dès le plus jeune âge à travers une gamme continue de sentiments dont la fonction sociale est de fournir un support psychologique à ce respect. Ainsi apprend-on aux enfants à ressentir trois sentiments principaux dans les relations interpersonnelles. D’abord, « la peur » (wedi signifie « être effrayé ») à l’égard des gens plus âgés ou des étrangers. Plus tard, on lui inculque le sens de « la confusion », de « la honte » et de « l’embarras » (isin) et on apprend à l’enfant à ressentir ces sentiments lorsqu’il commet des erreurs. Ce sentiment est présent dans toutes les relations sociales à l’exception du cercle familial nucléaire où l’enfant se sent en sécurité et en confiance. A la différence de wedi et isin qui sont des sentimens négatifs et doivent être évités, un troisième doit être recherché : sungkan, qui peut être traduit par « timidité », « réserve » ou « gêne ». Il s’agit du sentiment respectueux de la politesse devant un supérieur, ou quelqu’un d’un même rang social mais que l’on ne connaît pas.

Une des conditions de l’harmonie sociale et du « bien-être » (slamet, l’équivalent du safe anglais) est que chacun ait trouvé la place qui lui est assignée dans le groupe et qu’il s’y tienne. Quitter la position qui est la sienne entraînera un danger pour soi et pour le groupe. L’harmonie cosmique s’en trouvera déréglée.

Une vision holistique du monde

La division occidentale entre nature, société (la culture) et surnature (le surnaturel) n’a pas cours dans la vision du monde des Javanais. Ils ne fractionnent pas le monde en domaines indépendants les uns des autres, mais croient que la nature, les structures sociales et les forces surnaturelles sont corrélées les unes aux autres. Une catastrophe naturelle (éruption volcanique, séisme, etc.), par exemple, sera le signe d’un dérèglement social et la conséquence de celui-ci. Tout désordre au plan social entraînera donc à coup sûr une perturbation de l’harmonie cosmique et, en retour, tout dérèglement cosmique ne pourra que menacer davantage la paix sociale.

Le monde empirique est aussi étroitement lié au monde méta-empirique (alam gaib) : tout ce qui se passe de ce côté-ci du monde à une répercussion dans le monde invisible. Mais les forces méta-empiriques ne sont pas observables, d’où l’importance d’apprendre à se comporter de telle manière à ne pas perturber les esprits ni à entrer en confrontation avec eux.

L’homme se trouve plongé dans un monde dans lequel toute force, en dernière analyse, est attribuée aux activités de mystérieux pouvoirs spirituels. Les hommes se trouvent donc incapables d’effectuer aucun changement définitif dans le monde, au moyen d’activités reposant sur la volonté. Dans un tel univers, cela ne rime à rien d’agir selon des normes morales, c’est-à-dire se référant à une certaine volonté. La seule chose qu’un Javanais puisse faire, c’est de ne pas déranger l’ordre socio-cosmique. Une personne ne peut faire ce dont elle est capable qu’en vertu de la position qu’elle occupe dans l’univers-cadre, et le devoir que lui impose son rang, lequel est déterminé par la tradition (adat-istiadat) et la société (structure hiérarchique). D’où la place importante faite à la « détermination », à la « destinée » (takdir) dans la vie des Javanais. Mais, dans ce cadre, quelle place reste-t-il à l’action ?

Que veut dire « agir » pour un Javanais ?

Agir va s’exprimer de trois façons : adopter une attitude intérieure juste (« Sepi ing pamrih… »), accompagner le travail de célébrations religieuses (« … ramé ing gawé… »), dans le but d’embellir le monde (« … memayu ayuning buwana »).

Deux attitudes affaiblissent l’individu en gaspillant ses forces intérieures : les « passions » (hawa napsu) et l’« égoïsme » (pamrih). Les Javanais dressent ainsi une liste de cinq attitudes à proscrire (ma-lima), facilement reconnaissables car commençant toutes par les lettres « ma- » : se droguer (madat), forniquer (madan), se saoûler (mabuk), jouer aux jeux d’argent (main), voler (maling). Les pratiques ascétiques ne sont pas un but en soi mais le moyen de garder une quiétude d’esprit et de se comporter en harmonie avec le reste de la société. L’égoïsme, au contraire, cherche son propre plaisir au détriment de l’intérêt collectif, introduisant une rupture sociale. L’attitude juste est celle de la résignation intérieure consistant à ne pas chercher son intérêt (sepi ing pamrih). Les signes de la maturité, pour les Javanais, sont donc : la patience (sabar) ; accepter les événements quels qu’ils soient, y compris la surprise et l’adversité, sans récriminer ni résister (nrima) ; se tenir toujours prêt et disponible, signes qu’on laisse derrière soi son individualité et que l’on cherche sincèrement (iklas) à accorder sa vie à l’harmonie du monde.

S’activer (ramé) à faire son « devoir » (gawé) dans le monde ne consiste pas d’abord à transformer celui-ci. Désirer changer le monde paraît arbitraire et peu raisonnable puisque le monde est justement le cadre donné pour que s’y déploie l’activité humaine. Il est prédéterminé (takdir) et ne peut donc être changé, à moins d’en perturber l’équilibre et l’harmonie. Or, on n’attend pas des hommes qu’ils changent le monde mais en préservent l’harmonie. Le substantif javanais gawé a une signification plus large que le mot « travail ». Il signifie aussi « célébration ». La connexion entre ces deux termes s’explique d’une part par le fait que la préparation des célébrations religieuses implique un travail commun, d’autre part par le fait que les différentes étapes du travail de la terre sont accompagnées d’une célébration religieuse appropriée. Faire son « travail » consiste donc avant tout à célébrer les rituels qui s’imposent.

C’est en endossant cette attitude consistant à accepter la place qui revient à chacun que les hommes finissent par « embellir le monde ». Et les Javanais illustrent cela de la façon suivante : « De même que la lune apporte la lumière sur la terre pendant la nuit en la reflétant par sa seule présence dans le ciel nocturne, de la même façon l’homme illumine le monde. » Par son intériorité divine (batin), l’homme reflète quelque chose de Dieu dans le monde. L’activité, dans la vision du monde javanaise, n’est donc pas la mise en œuvre de facultés individuelles, mais leur alignement harmonieux sur la grille donnée du cosmos. C’est là la seule façon qui soit donnée à l’individu d’illuminer la vie des autres, de contribuer à l’ordre du tout, et de refréner tout acte pouvant perturber l’harmonie sociale.

L’éthique javanaise est donc une éthique du savoir qui n’a rien à voir avec l’accumulation des connaissances cognitives sur le monde extérieur. Ce qu’il s’agit de connaître, c’est l’ordonnancement harmonieux du tout, la seule vraie réalité, et de développer cette perception pour l’intérioriser en soi. L’attitude juste sera donc proportionnelle au savoir correct et ne dépendra nullement des dispositions intérieures ou de la volonté. Les vertus morales propres à l’individu sont dès lors écartées au profit des vertus comportementales. Tout comportement est « juste » à partir du moment où il met en avant l’harmonie du tout et respecte la place de chacun dans cet ensemble. A l’inverse, toute conduite qui bouleverse et perturbe la société est considérée comme « mauvaise ». L’attitude morale intérieure n’entre pas en ligne de compte dans le jugement positif ou négatif d’une action. Ce qui est bon ou mauvais n’est pas lié à la volonté mais au résultat produit par l’action.

« Bien » et « mal » perdent dès lors leur stricte incompatibilité. Les Javanais considèrent qu’il n’y a pas à strictement parler d’actions moralement mauvaises. Les comportements erronés sont considérés comme la conséquence d’un défaut de compréhension (durung ngerti), le sujet étant encore en situation d’immaturité humaine, dans un état sous-développé du point de vue du raffinement humain. Le mal n’est pas considéré simplement comme répréhensible, mais doit être vu comme une conséquence inévitable de la limitation du développement spirituel.

En javanais, il n’y a pas de mot pour « mauvais » : le mot généralement employé, ala, signifie « qui n’est pas bon » dans un sens non moral. A la dichotomie morale « bien » et « mal », les Javanais préfèrent et font usage de deux catégories esthétiques : alus et kasar. La première renvoie au « beau », à l’« élégant », au « souple », au « poli », etc. Alus est signe de l’harmonie parfaite : si une société est en harmonie, tout s’écoulera de manière douce. A l’inverse, kasar est la marque du non-contrôle et de l’immaturité. Alus est signe de force et kasar, signe de faiblesse. L’éthique javanaise comporte donc l’idée d’« erreur » – ce qui est faux, erroné, impropre … – mais pas celle de « mal », qui est un jugement moral.

En fin de compte, la vraie différence entre l’éthique javanaise et l’éthique occidentale, c’est que la première est prudentielle – et requiert la subordination absolue de l’individu aux besoins de l’harmonie sociale – alors que la seconde est une éthique du devoir, de l’action, reposant sur la volonté, la conscience personnelle et les attitudes morales intérieures des individus.