Eglises d'Asie – Philippines
L’Eglise catholique dénonce la reconduction par le Congrès d’une loi sur la réforme agraire vidée de sa substance
Publié le 25/03/2010
… reconduit pour cinq années supplémentaires le CARP (Comprehensive Agrarian Reform Program) en y attachant un budget de 100 milliards de pesos (1,5 milliard d’euros), mais les différentes dispositions que le texte prévoit permettent en réalité d’en vider la substance et de repousser à un horizon hypothétique la réalisation de son objet initial, à savoir la redistribution des terres des grands propriétaires aux paysans sans terre. C’est ce qu’a expliqué l’évêque dans un communiqué, publié le 4 juin dernier, par CBCP News, le service d’information de la Conférence épiscopale.
La réforme agraire est l’un des projets politiques qui a suscité les plus grands espoirs et les plus fortes déceptions aux Philippines. Dans un pays où une petite élite de propriétaires fonciers détient le pouvoir économique et politique, les premiers programmes de réforme agraire ont vu le jour dès les années 1950, sans toutefois provoquer beaucoup de changements dans les campagnes. Après 1986 et la première révolution du « People Power », la nouvelle présidente Corazon Aquino a initié une réforme agraire ; en 1988, les autorités philippines lançaient le CARP, fortement soutenu par les organisations paysannes et promettant de profonds changements. Toutefois, sous la pression des propriétaires fonciers, le Parlement vidait les textes de leur substance en y introduisant de nombreux amendements. Durant toute la présidence Aquino (1986-1992), la confrontation avec les propriétaires fonciers fut soigneusement évitée et la plupart des terres redistribuées étaient en fait des propriétés publiques ou des terrains proposés via des programmes très avantageux financièrement pour les propriétaires fonciers. Souvent, il s’agissait de terres peu productives et cette période fut marquée par de nombreux scandales de corruption.
Dans les années 1990, sous la présidence de Fidel Ramos (1992-1998), l’influence des idées néo-libérales et les préconisations de la Banque mondiale ont amené à l’abandon des achats imposés ; la réforme agraire s’est poursuivi uniquement selon le principe du « willing seller – willing buyer », principe selon lequel les transferts de propriété se font seulement sur la base du volontariat et non de la contrainte publique. Faute de moyens financiers, la mise en œuvre du CARP a été ralentie et, lorsqu’arriva 1998, terme de la réforme fixé par la loi, il fut décidé, devant le maigre bilan atteint, de la reconduire pour dix années supplémentaires, mais, là encore, la lenteur du processus et les multiples clauses d’exception du programme permirent aux propriétaires fonciers d’éviter la réforme agraire. Une des méthodes utilisées par les autorités locales, traditionnellement bien contrôlées par l’élite foncière, consistait à changer l’affectation des terrains agricoles, en les faisant passer sous le régime des terrains non cultivables.
Dans les campagnes, les tensions provoquées par les impasses dans lesquelles s’enlisait le CARP sont allées crescendo. Les propriétaires fonciers ont de plus en plus recouru à des moyens légaux et illégaux pour intimider les paysans. Leurs milices ont empêché ces derniers d’accéder aux terres qui leur étaient malgré tout allouées ou les en ont chassés. Les malversations, le recours à l’intimidation et à des procédures plus ou moins légales sont devenues monnaie courante et, sous la présidence Arroyo, la violence à l’égard des paysans et de leurs leaders a considérablement augmenté. Ces derniers sont les principales victimes d’une vague d’assassinats politiques qui touche les Philippines depuis 2001 (1).
Face à ce bilan plutôt mitigé, tous les acteurs de la scène politique philippine sont aujourd’hui d’accord pour déclarer que le CARP doit être adapté mais divergent sur la nature des changements à apporter. En décembre 2008, lorsque le programme est arrivé à expiration, les propriétaires fonciers et leurs relais au Congrès, notamment au Sénat, se sont mobilisés pour maintenir les clauses leur permettant d’échapper à la vente forcée de leurs terres. Les organisations paysannes ont milité pour l’abandon du CARP, estimant que ce texte n’avait fait que renforcer le pouvoir des grands propriétaires fonciers ; elles ont proposé un nouveau texte, la Genuine Agrarian Reform Bill, qui n’a finalement pas été retenu. De leur côté, les évêques ont réaffirmé leur volonté de voir mise en place une vraie réforme agraire dans le pays. Le 18 mai 2008, le président de la Conférence épiscopale, Mgr Angel Lagdameo, écrivait que les évêques s’opposaient « dans les termes les plus forts » aux manœuvres des sénateurs et des représentants visant à « rendre inopérants de fait les objectifs et les réalisations du CARPer » (CARP with extension and reform), le projet de loi prévu pour prendre la suite du CARP arrivé à expiration en décembre 2008). L’Eglise catholique défendait une reconduction du CARP, sous une forme revue et corrigée, pour une durée de dix années supplémentaires et un investissement public de 147 milliards de pesos.
Aujourd’hui, selon Mgr Broderick Pabillo, le vote par les deux Chambres du Congrès du CARPer ne résout rien. L’attention de l’opinion publique est mobilisée par la polémique du « cha-cha » (pour Charter change), un changement constitutionnel qui permettrait à la présidente Arroyo de se maintenir au pouvoir au-delà de la fin théorique de son mandat, en 2010. Le Congrès doit se réunir en Assemblée constituante pour valider ou non ce changement constitutionnel et, le 4 juin dernier, Mgr Pabillo a mis en garde contre toute tentative, de la part des sénateurs et des représentants, de profiter de cette opportunité pour introduire dans la Constitution philippine des dispositions affaiblissant la réforme agraire qui vient d’être votée. L’évêque a appelé « tous les Philippins, et pas seulement les paysans et les partisans de la réforme agraire », à se montrer « très vigilants ».