Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Interview exclusive du nouvel archevêque majeur de l’Eglise syro-malabare

Publié le 06/10/2011




Interview exclusive de Mar George Alencherry, premier archevêque majeur élu de l’Eglise syro-malabare : « Le vrai défi de notre Eglise, c’est le dialogue » En mai dernier, Mar George Alencherry, 66 ans, a été élu archevêque majeur d’Ernakulam-Angalmy, chef de l’Eglise catholique de rite oriental syro-malabar. Son mandat amorce un tournant majeur dans l’histoire de cette Eglise : pour la première fois, après des siècles de nomination par Rome, c’est un synode syro-malabar qui a élu son responsable. Mar George Alencherry, de passage à Paris, a accordé un entretien exclusif à Eglises d’Asie.

Eglises d’Asie : Votre Béatitude, vous êtes aujourd’hui à la tête d’une Eglise en pleine croissance, qui se trouve également à une étape historique concernant ses relations avec l’Eglise latine.

Mar Alencherry : C’est une période importante en effet. L’Eglise syro-malabare a vécu une histoire mouvementée depuis sa fondation au début de l’ère chrétienne (1). Mon Eglise, qui avait été latinisée à partir du XVIème siècle, n’a retrouvé son rite araméen oriental que tout récemment, au début du XXème siècle, puis sa hiérarchie, rétablie en 1923. Mais l’étape la plus importante est sans nul doute lorsque Jean Paul II l’a élevée en 1992 au rang d’Eglise archiépiscopale majeure (2), puis l’a autorisée en 2004 à élire ses propres évêques. C’était une décision très attendue par notre communauté et le fruit d’un long travail de plusieurs dizaines d’années avec le Saint-Siège ! Après la mort de mon prédécesseur, le cardinal Varkey Vithayathil, décédé le 1er avril 2011, nos responsables réunis en synode ont ainsi pu choisir pour la première fois celui qui allait les guider à la tête de l’Eglise. J’ai été élu Archevêque majeur de l’Eglise syro-malabare le 24 mai à Cochin et confirmé deux jours plus tard par Benoît XVI, le 26 mai 2011 (2).

Pensez-vous poursuivre la politique de votre prédécesseur visant à l’extension de la juridiction de l’Eglise syro-malabare aux communautés de fidèles sous administration de l’Eglise latine ?

Oui, sans aucun doute. La question de la territorialité des juridictions est la principale difficulté que nous rencontrons dans nos relations avec Rome. Nous revenons régulièrement sur cette question, comme lors de la visite ad limina à Rome en avril dernier, où tout les évêques syro-malabars ont à nouveau demandé au pape Benoît XVI que l’autorité accordée sur notre territoire propre, puisse être étendue à toute l’Inde, ainsi qu’aux pays où les fidèles de notre communauté sont aujourd’hui nombreux, comme la région du Golfe persique, l’Europe ou encore l’Australie (3).

C’est un problème qui remonte à l’empereur Constantin ; c’est lui qui a légué à l’Eglise cette manière de penser l’Eglise, davantage comme un pouvoir canonique et territorial, que comme une communion de croyants, vision qui est plus dans la tradition des Eglises orientales. Nous n’avons d’ailleurs pas de problèmes concernant les territoires ecclésiastiques et l’évangélisation entre nos différentes Eglises orientales.

Mais la situation évolue petit à petit. Au tout début, lorsque nous avons retrouvé notre rite oriental, nous n’avions juridiction que sur une partie du Kerala, région d’origine de notre communauté. Puis, après de longues années de revendications auprès du Saint-Siège, nous avons obtenu l’ensemble du Kerala, et ensuite quelques territoires dans les Etats voisins, au Karnataka et au Tamil Nadu. C’est ce que l’on appelle « le territoire propre », celui sur lequel nous avons juridiction, et qui recouvre aujourd’hui 18 diocèses. En tout, l’Eglise syro-malabare compte à l’heure actuelle 28 diocèses (éparchies) dans toute l’Inde, plus un diocèse à Chicago, aux Etats-Unis.

Peu après votre élection, vous avez décidé de lancer « l’année de la mission ». Comment exercez vous la pastorale et la mission dans les diocèses qui ne relèvent pas de votre juridiction ?

C’est justement le cœur du problème. Le chevauchement des territoires ecclésiastiques des différents rites rend complexes l’exercice de la pastorale mais aussi de l’évangélisation. En dehors du « territoire propre », les diocèses syro-malabars sont sous la juridiction de l’Eglise catholique latine mais restent sous l’autorité spirituelle et liturgique du primat [Mar Alencherry – NDLR]. Dans les grandes villes comme Bangalore, Delhi ou Chennai (Madras), il y a beaucoup de chrétiens qui voudraient suivre la tradition et le rite syro-malabars mais qui ne le peuvent pas parce qu’ils sont sous la juridiction canonique de l’Eglise latine, et qu’ils ont du mal à faire reconnaître leur droit à pratiquer leur rite.

Les évêques de rite latin arguent du fait que faire coexister plusieurs rites catholiques dans un pays qui compte une composante hindoue majoritaire et une composante musulmane minoritaire, risque de créer une confusion et que cela n’aide pas à l’unité de l’Eglise. Nous travaillons régulièrement en communion avec les évêques de rite latin pour faire avancer la question. Il faut le laisser le temps agir : les choses ont déjà évolué et évolueront encore. D’ici à quelques années, je pense que nous verrons la fondation de nouvelles éparchies syro-malabares à Delhi, Bangalore et Chennai.

Nous considérons que nous avons le droit d’évangéliser comme l’Eglise latine et comme toute église catholique qui, par définition, est universelle. Lorsque j’ai été nommé évêque pour le diocèse de Thuckalay au Tamil Nadu, c’est comme cela que j’ai envisagé les choses et je pense que nous avons fait du bon travail à ce qu’il m’a été rapporté. Nous avons deux diocèses au Tamil Nadu, l’un pour les migrants du Kerala et l’autre qui a été clairement spécifié comme étant « missionnaire ». Il n’y avait aucun chrétien et les missionnaires syro-malabars ont été invités à y évangéliser. Cela a été le cas aussi pour le diocèse fondé à Chicago : ce sont les évêques américains qui, très généreusement, nous ont demandé de venir travailler là-bas : c’est un seul diocèse, mais qui recouvre l’Amérique entière !

Il semble que l’Eglise latine, et plus particulièrement en Inde, considère l’Eglise syro-malabare comme une spécificité locale, attachée à la sphère culturelle et géographique du Kerala. Ce n’est pas du tout le cas ! Nous appartenons à l’Eglise universelle, nous ne sommes pas une église ethnique. Bien que la grande majorité des membres de la communauté syro-malabare dans le monde soit d’origine kéralaise, la liturgie se célèbre aujourd’hui en différentes langues, du malayalam à l’hindi en passant par l’anglais ou le tamoul.

Lorsque vous évoquez la mission, vous parlez également de faire tout d’abord l’unité. Quels sont selon vous, les principaux obstacles aujourd’hui à cette unité ?

Faire l’unité est primordial. Et nous devons réaliser cette unité avant toute chose, que ce soit avec les autres religions, avec les Eglises chrétiennes ou au sein de l’Eglise syro-malabare elle-même. Pour ce qui est des autres religions, le principal problème que rencontre en Inde l’Eglise catholique dans son ensemble, c’est le fantasme des conversions forcées. Les hindous comme les musulmans alimentent cette peur des conversions et c’est ce qui a déclenché la vague de violences antichrétiennes de 2008 qui a peu touché le Kerala mais a laissé des marques (4). Je pense qu’il faut sans cesse réaffirmer jusqu’à ce que ce soit entendu et compris, que, dans le christianisme, la conversion est un choix libre de la personne. Je précise : ce n’est pas le prêcheur qui pratique l’acte de conversion, c’est la personne qui choisit de se convertir par un acte personnel. Et en tant que chrétien, nous introduisons une dimension supplémentaire : c’est Dieu qui convertit par le don gratuit de sa grâce. La foi chrétienne ne peut pas être comprise par la persuasion d’une personne. Comment percevoir avec une intelligence humaine que Dieu est Un en trois personnes ? C’est une vérité révélée par Dieu qui intervient avec sa grâce. C’est ce que j’explique toujours lorsque nous avons des rencontres interreligieuses. Nous essayons d’en avoir une à deux fois par an.

Par ailleurs, la liberté de prêcher sa religion est inscrite dans la Constitution indienne. Un sage hindou me disait dernièrement lors de l’une de ces rencontres : « Si l’on considère que l’on n’a pas le droit de propager sa foi ici, pourquoi alors ai-je le droit d’aller en Europe prêcher l’hindouisme ? ». Mais pour que cela soit compris des autres religions, il faut que l’évangélisation se fasse sans aucune pression. C’est là où nous avons un réel problème avec certaines Eglises évangéliques qui nuisent considérablement à l’évangélisation en apportant, involontairement, un contre-témoignage. En donnant une mauvaise image de la religion chrétienne, ils nous discréditent aussi car, pour les autres religions, nous sommes tous des chrétiens. Ils ne voient pas la différence. Pour moi, la façon de prêcher de certains d’entre eux relève du fondamentalisme et ne peut être que très mal reçue par les hindous ou les musulmans. Mais bien que nous soyons obligés de signifier parfois que nous ne sommes pas d’accord avec leur discours ou leurs actes, afin qu’on ne nous confonde pas avec eux, nous ne voulons pas pour autant les stigmatiser, et nous comporter envers eux comme ils pourraient le faire… Ce ne serait pas très chrétien, n’est-ce pas ?

Et au sein de l’Eglise syro-malabare, quelles sont les divisions que vous évoquiez ?

Pendant plus de trois siècles, nous avons été dans le giron de l’Eglise latine, sous sa juridiction et avec une liturgie latinisée. Cette latinisation de notre Eglise a laissé des traces profondes. A l’heure où l’on parle beaucoup de la nécessité d’une inculturation au sein de l’Eglise, il apparaît que lors de l’arrivée des missionnaires catholiques de rite latin, notre Eglise était très proche de la culture indienne et même hindoue. Mais les missionnaires de l’époque pensaient que tout ce qui n’était pas latin était hérétique ou du moins n’allait pas dans le sens de la vraie foi.

Le retour au rite oriental et la reconnaissance par l’Eglise latine de notre spécificité a été très tardif. C’est le concile Vatican II qui a amorcé le mouvement et depuis, les choses évoluent petit à petit. Mais l’une des conséquences de cette longue période passée sous juridiction latine est qu’aujourd’hui une petite partie de l’Eglise syro-malabare (laïcs, prêtres et même certains religieux) ne veulent pas changer la liturgie à laquelle ils ont été habitués pour revenir aux rites orientaux. Le pape lui-même l’a compris, qui a dit à mon prédécesseur : « Je connais bien le problème qui existe au sein de votre Eglise et je sais qu’il est dû aux siècles passés sous juridiction latine … ».

Je vais vous donner un exemple qui illustre bien cette « querelle de rites » ; il s’agit de l’administration des trois sacrements du baptême, de la communion et de la confirmation. Une petite partie de mon Eglise est d’avis de faire comme dans l’Eglise latine, d’abord le baptême des petits enfants, puis la communion, et enfin la confirmation. Pour moi, ce n’est pas dans la tradition de l’Eglise. Dans les actes des Apôtres, il est bien précisé que baptême et confirmation sont reçus ensemble, et nous suivons cette tradition dans les Eglises orientales que l’on appelle le « sacrement d’initiation ». Le baptême, la confirmation puis la communion sont reçus ensemble, quel que soit l’âge. C’est l’ensemble de ce « sacrement d’initiation » qui fait un chrétien, lequel pourra, plus tard, faire une proclamation de sa foi. Pourquoi administrerait-on le baptême aux enfants et pas les autres sacrements ? Une petite partie de mon Eglise ne comprend pas cela mais je pense qu’avec des explications, il sera bientôt possible de refaire l’unité de la communauté syro-malabare.

La catéchèse a toujours occupé une place importante dans votre ministère. Pensez-vous qu’il s’agit d’une question majeure pour l’Eglise de l’Inde ?

C’est une question majeure pour toute l’Eglise et pas seulement pour l’Inde. Je suis convaincu qu’avec l’eucharistie, la catéchèse forme l’expérience de la foi. J’ai dit au pape que nous n’avions pas fait dans l’Eglise universelle notre devoir au niveau de la catéchèse et je regrette qu’il n’y ait pas de Congrégation pour la catéchèse comme il y en a une pour la Propagation de la foi (Evangélisation des peuples). La rédaction du Catéchisme de l’Eglise catholique a été une excellente chose. Mais nous devons aller plus loin.

Cela a toujours été l’un des points centraux de mon sacerdoce : dès que je suis revenu de France, je me suis impliqué très fortement dans la catéchèse, que j’ai dirigée au Kerala pour les trois rites catholiques et ai publié plusieurs ouvrages afin de servir les besoins en catéchèse de l’Eglise syro-malabare (5). Je pense que pour développer la catéchèse, le système de « l’école du dimanche » est le plus efficace et le plus réaliste. Dans des pays très laïcisés comme les vôtres, il est difficile de faire entrer la catéchèse dans le cadre de l’école ou des loisirs. Avec l’école du dimanche, le catéchisme suit la messe et l’accompagne. Mais il faut, c’est certain, une implication des parents qui n’est pas toujours acquise ! Il y a les départs en week-ends et l’impression que la catéchèse ne concerne pas les parents. C’est une erreur…

Quelles sont les principales orientations que vous souhaitez donner à votre mandat ?

J’ai pris comme devise épiscopale « Au service du dialogue de la vérité et de l’amour ». Dieu est dialogue de la vérité et de l’amour et l’Eglise doit poursuivre cet échange : tout comme Jésus est le logos, elle se doit d’être dialogos.

C’est dans la vérité et l’amour que le Christ a donné sa vie pour l’humanité et est ressuscité. A tous les niveaux de l’Eglise, des évêques aux laïcs, tous doivent être dans cette dynamique de dialogue, un dialogue qui doit aussi se faire avec les chrétiens qui ne sont pas de notre communauté et avec ceux qui cherchent Dieu dans les autres religions.

Avec cette vision de la foi, nous ne serons jamais désespérés face aux épreuves et nous aurons le courage et l’espérance nécessaires pour affronter toutes les situations, en sachant qu’en tout, le Christ nous a précédés et qu’il nous a tracé un chemin de victoire sur le Mal.

Nous sommes à un carrefour, un temps de crise où l’Eglise doit donner la direction que Dieu lui-même a montrée : l’amour du prochain et l’offrande de soi. Nous devons avec courage, renouveler de l’intérieur la société, nous préparer à sacrifier notre confort et nos certitudes et demander la grâce de la conversion des cœurs pour notre prochain.

En tant que chrétiens, c’est par l’exemple que nous pouvons faire passer notre message d’amour, incompréhensible pour tous ceux qui vivent dans l’esprit du monde. Comme le Christ qui s’est sacrifié pour libérer l’humanité, les chrétiens doivent tout donner pour les autres. Une vie donnée et sacrifiée sera toujours reconnue par les autres, même s’il y aura aussi toujours des persécutions. Tout chrétien doit s’y attendre car nous prêchons quelque chose qui va à l’encontre du désir naturel de l’homme.

Je pense que nous sommes à l’heure cruciale où l’Eglise doit réfléchir sur elle-même et répondre aux problèmes de l’humanité et à ceux qui existent aussi dans son sein. L’Eglise doit être consciente de ce qui se passe dans le monde au niveau social, politique, économique et éthique. Aujourd’hui, c’est la tyrannie de la sécularisation, la généralisation de la dégradation des mœurs, la mise en danger de la vie familiale et le dévoiement de la sexualité dont la spiritualité a été perdue. Nous ne devons pas être spectateurs de la décadence de la société, nous devons au contraire restaurer ces valeurs fondées sur l’amour et la vérité, que Dieu a déposés en chacun de nous. L’Eglise doit refléter ces valeurs et redevenir pour l’humanité l’expression de l’amour. Si elle n’est pas cachée sous le boisseau, elle brillera et le monde nous reconnaîtra. C’est cela le vrai défi que l’Eglise d’aujourd’hui doit relever.