Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Radicalisation & résilience : l’islam indonésien, un exemple à suivre dans le monde musulman ?

Publié le 17/12/2013




Au moment où le « Printemps arabe » amorcé en 2011 s’apparente de plus en plus à un long et rude hiver, la question de la compatibilité entre islam et démocratie est à nouveau posée dans les milieux de la recherche et dans les chancelleries. Ceux-ci n’ont pas été les seuls à avoir observé, perplexes, et …

… sans doute quelque peu désappointés, l’instabilité politique et la crise économique entraînées par les derniers événements en Egypte, en Syrie, en Tunisie ou encore Libye. Souvent rivés à leurs postes de télévision, les Indonésiens ont vu dans cette actualité chaotique une réminiscence des évènements de 1997-1998 qui avaient entraîné la chute du président Suharto, sous la pression de la rue et notamment de courageux étudiants.

Beaucoup, sans doute, se sont alors rendu compte de l’ampleur du chemin parcouru depuis cette période-clé et après plus de trente ans d’un régime autoritaire. Certains, sans doute aussi, ont compris la portée de l’idéologie nationale « Pancasila », adoptée en 1945, instaurant la neutralité religieuse de l’État indonésien. En effet, dans ce pays, le premier au monde en termes de majorité musulmane (88 % de ses 240 millions d’habitants sont de confession musulmane), le Pancasila ne confère pas de place privilégiée à l’islam, mais reconnaît la « croyance en un Dieu unique » comme l’un des cinq fondements de l’Etat. Longtemps utilisé à des fins de contrôle idéologique par Suharto, le Pancasila connaît aujourd’hui un retour en grâce. Bien plus, alors que l’islam indonésien souffrait jadis d’un complexe d’infériorité lié à sa position « périphérique » au sein du monde musulman, il semble désormais revendiquer fièrement sa singularité.

Certes, la démocratie indonésienne n’est pas parfaite, loin s’en faut. Profitant du processus de décentralisation initié par les réformes de l’après-Suharto, la corruption est devenue endémique et touche désormais tous les niveaux de l’Etat. Dernier scandale en date, et non le moindre, Akil Mochtar, chef de la Cour constitutionnelle, a été arrêté en octobre 2013 par la désormais célèbre Commission de lutte contre la corruption (KPK, Komisi Pemberantasan Korupsi). L’affaire est d’une portée telle que c’est la légitimité même du système politique qui risque d’être remise en cause. Le juge corrompu est en effet soupçonné d’avoir monnayé les décisions de la Cour sur plusieurs résultats d’élections locales contestées. Quelques mois plus tôt, d’importantes figures du parti du président Susilo Bambang Yudhoyono, le Parti démocrate (PD, Partai Demokrat), étaient accusées d’avoir détourné des dizaines de millions de dollars destinés à la construction d’un complexe sportif.

Il y a peu de temps encore, la mise en œuvre d’un idéal islamique, construit en particulier autour de l’application de la charia, aurait été revendiquée à cor et à cri comme une solution générique à la corruption, ou tout autre problème sociétal d’un pays quelque peu désorienté dans sa course effrénée vers la modernité. Mais aujourd’hui, ces voix militantes se sont faites relativement plus discrètes, et pour cause. Le principal parti islamiste du pays, le Parti de la Justice prospère (PKS, Partai Keadilan Sejahtera), s’est retrouvé lui aussi au centre d’une affaire de corruption majeure, touchant cette fois les quotas d’importation de viande bovine gérés par le ministère de l’Agriculture, dirigé par un membre du parti. L’affaire est d’autant plus choquante pour l’opinion que le PKS, lointain cousin des Frères musulmans égyptiens, se targuait d’être le parti « propre » par excellence, étant auréolé d’une légitimité religieuse. Aux yeux du public, ces scandales à répétition sont devenus intolérables, car les inégalités sociales et économiques se sont accentuées avec le développement soutenu que connaît le pays depuis plusieurs années (6 % de croissance en moyenne).

Ainsi, l’islam politique semble ne plus vraiment avoir la cote : de multiples enquêtes d’opinion montrent que les partis islamistes risquent de se retrouver face à un résultat historiquement bas aux élections législatives d’avril 2014. Pourtant, depuis la chute du président Suharto et la libéralisation de la vie politique, les partis musulmans (islamistes et non-islamistes) étaient parvenus à recueillir une part importante du scrutin, soit environ 33 % et 35 % des voix en 1999 et 2004. Le déclin observé en 2009 (environ 25 % des voix) pourrait donc s’accentuer aux prochaines élections. Alors qu’il était parvenu à sécuriser 7,3 % des voix aux élections de 2004 et 7,88 % à celles de 2009, le PKS pourrait revenir, selon les sondages actuels, à un niveau plus proche de ses résultats de 1999 (1,36 %).

 

(1) PAN (Partai Amanat Nasional) : le Parti du Mandat de la Nation est habituellement associé au mouvement de réforme qui s’est opposé au régime Suharto en 1998. Le parti étant dirigé par Amien Rais, qui fut un temps dirigeant de la grande organisation réformiste Muhammadiyah, on a souvent pensé qu’il existait une affiliation entre les deux entités. Dans la réalité, il semble que le PAN soit plutôt une coalition de différentes forces, incluant notamment des non-musulmans. Le parti est considéré comme « non-islamiste ».
(2) PBB (Partai Bulan Bintang) : Parti de l’Etoile et du Croissant, il se prononce, comme le PPP, pour une islamisation de la Constitution. Le parti a été créé au moment de la Reformasi post-Suharto et se veut l’héritier du grand parti musulman Masyumi, interdit en 1960 par le président Soekarno.
(3) PKB (Partai Kebangkitan Bangsa) : Créé par Abdurrahman Wahid, le Parti de l’Eveil de la Nation est issu du Nahdlatul Ulama, principale organisation de l’islam traditionaliste. Le PKB s’est progressivement affaibli en raison de luttes internes entre Wahid et ses rivaux. Le parti est considéré comme « non-islamiste ».
(4) PKS (Partai Keadilan Sejahtera) : Parti de la Justice prospère (anciennement Parti de la Justice). Il a été formé en 1999, après la chute de Suharto, inspiré en partie par les Frères musulmans égyptiens. Constatant que l’application de la loi islamique (charia) n’est pas un argument électoral très porteur, il abandonne la revendication aux élections de 2004 pour se concentrer sur la lutte contre la corruption.
(5) PPP (Partai Persatuan Pembagunan) : Le Parti de l’Unité et du Développement est né en 1973 de la fusion, forcée par le régime Suharto, des quatre partis musulmans indonésiens dans une restructuration en vue des élections de 1974. Son programme tend vers une islamisation de la Constitution.

 

 

Quant à l’islam radical et violent, mis en échec par la politique sécuritaire du gouvernement, il est désormais bien plus fragmenté qu’il ne l’était au début des années 2000 et, de fait, semble avoir un impact nettement plus limité. Aucun attentat majeur n’a secoué le pays depuis 2008, même si un nouveau mode d’action, décentralisé et animé par des « autodidactes », semble avoir pris la relève à une échelle plus réduite, visant avant tout la police et les minorités religieuses.

Les grandes organisations musulmanes mainstream (le Nahdlatul Ulama traditionaliste et la Muhammadiyah moderniste) se trouvent encore tiraillées en leur sein entre un courant « libéral » et un courant « conservateur », plus tolérant des radicaux. Mais leurs dirigeants ont pris conscience que les deux organisations étaient directement menacées par la stratégie d’entrisme des islamistes et des néo-fondamentalistes.

Il est clair désormais que l’enjeu autour de la place de l’islam dans la vie politique du pays se situe davantage sur le terrain du local. Depuis le début des années 2000, ce phénomène s’est surtout traduit par la mise en place dans certaines localités de règlements inspirés par la charia (interdiction de l’alcool, couvre-feu pour les femmes non accompagnées, port du voile, etc.), favorisée par les manœuvres politiciennes de candidats locaux, souvent de partis dits « nationalistes », donc ne se réclamant officiellement d’aucune religion, mais désormais dans des stratégies électorales visant le vote musulman.

A ce titre, le rôle des élites politiques de Djakarta se révèle tout aussi déterminant. C’est bien la pusillanimité de l’actuel président Susilo BambangYudhoyono (avec le soutien de certains ministres) qui accorde une légitimité par défaut aux violences des milices de l’ordre moral islamique, à l’exemple du Front des défenseurs de l’islam (FPI, Front Pembela Islam). La population elle-même s’exaspère aujourd’hui des exactions commises par le FPI (descentes musclées dans les débits de boissons, les billards, dans les discussions et manifestations intellectuelles ou interreligieuses). Depuis peu, certaines communautés ont fait le choix de répondre à la force par la force. L’opinion semble espérer aujourd’hui que le pouvoir de nuisance de cette minorité agissante pourra diminuer avec l’arrivée d’un nouveau pouvoir politique plus ferme.

On constate donc une volonté plus claire, non plus uniquement dans les milieux intellectuels mais aussi dans les milieux plus populaires, de défendre un islam se voulant spécifiquement indonésien et bien distinct de l’exclusivisme religieux lié au modèle wahhabite saoudien. Certains évoquent même la nécessité, pour contrer l’extrémisme de l’islam radical, de mettre en œuvre un « extrémisme Pancasila », c’est-à-dire de réaffirmer avec bien plus de fermeté le principe de neutralité religieuse de l’Etat, qui a longtemps favorisé la cohésion confessionnelle et ethnique de l’archipel.
 

 

Cette relative résilience de la société indonésienne face à la montée du radicalisme serait-elle alors un cas à prendre davantage en compte dans le monde musulman ? Sur ce point, l’Indonésie possède des avantages certains, outre le fait de pouvoir se reposer sur le Pancasila : une économie en pleine expansion ; une société civile forte, avec une presse totalement libre de parole, des organisations étudiantes réactives, des organisations musulmanes de masse modérées occupant le terrain du social ; une institution de lutte contre la corruption intransigeante; et enfin, de jeunes figures politiques montantes ayant une réputation de grande intégrité. Ainsi, les dernières enquêtes d’opinion montrent que la population est convaincue que la démocratie, malgré ses imperfections, demeure le meilleur des systèmes politiques en l’état. Les habitants du Grand Djakarta ont illustré cette maturité politique lors des dernières élections des gouverneur et vice-gouverneur, lorsqu’ils ont désigné vainqueur le tandem Joko Widodo, un entrepreneur à la réputation d’intégrité et d’efficacité, et Basuki Tjahaja Purnama, un Sino-Indonésien de confession chrétienne (protestant), une première dans l’histoire du pays.

Le problème viendrait donc moins du peuple que de certaines élites, prêtes à défendre leurs intérêts politiques et économiques par un discours favorisant l’islam le plus intransigeant ou, à tout le moins, par une tolérance des actions violentes des milices radicales. Les résultats des prochaines élections législatives en avril 2014, puis présidentielles en juillet de la même année, révèleront en partie si cette stratégie a encore un avenir dans un pays qui a maintenant une quinzaine d’années d’expérience démocratique derrière lui. Pour le moment, l’archipel demeure l’un des rares pays musulmans qui parvienne à allier démocratie, revivalisme religieux et développement économique. Il est intéressant de noter à ce titre que, depuis 2011, des représentants gouvernementaux égyptiens se sont rendus à plusieurs reprises en Indonésie pour tenter de mieux comprendre le pays.

Finalement, on peut se demander si l’échec annoncé de l’islam politique aux prochaines élections pourrait entraîner les forces vives de l’activisme islamiste à se rabattre vers leur terrain de prédilection, c’est-à-dire la prédication et les œuvres sociales, ou investir davantage encore de nouveaux horizons, comme celui de l’économie. A l’instar des télévangélistes américains, une nouvelle génération de prédicateurs charismatiques musulmans fait depuis quelques années la promotion d’un enrichissement « pieux », associé aux œuvres caritatives, auprès d’une classe moyenne en demande de sens. De même, partis et organisations islamiques ont commencé à créer leurs propres entreprises et à utiliser les techniques motivationnelles du management occidental pour rivaliser sur un marché des « biens du salut » de 240 millions d’âmes (l’aumône légale, les biens-de-mainmorte et les multiples formes que prennent aujourd’hui les donations religieuses).

Reste à savoir quels seront les résultats de cette possible « réorientation du domaine de la lutte » – de l’activisme politique vers le terrain à la fois caritatif et lucratif – au moment où la confluence des champs religieux et économique insuffle une dynamique inédite au débat autour de l’islam et de la modernité.

 

Le Garuda Pancasila, l’emblème national de l’Indonésie.
 

Le Garuda est l’aigle doré issu de la mythologie hindo-bouddhiste.
Au centre figure le symbole du Pancasila, philosophie de l’Etat indonésien (« Cinq Principes ») :
1. La croyance en un Dieu unique (l’étoile)
2. Une humanité juste et civilisée (la chaîne)
3. L’unité de l’Indonésie (l’arbre-banian)
4. Une démocratie guidée par la sagesse à travers la délibération
et la représentation (le buffle)
5. La justice sociale pour tout le peuple indonésien (l’épi de riz et de coton)
La devise nationale, écrite sur la bannière entre les serres du Garuda,
signifie approximativement « Unis dans la diversité » ou « (Bien que) divisée, elle est une ».

(© 2008 / Gunawan Kartapranata, à partir d’une image officielle du gouvernement indonésien,
placée dans le domaine public)