Eglises d'Asie

Supplément EDA 5/2008 : Les enjeux du projet de révision de la Constitution

Publié le 07/10/2011




 En février 2007, les évêques de l’Eglise catholique au Japon ont publié un message réaffirmant leur engagement en faveur de la liberté religieuse et du respect du principe de séparation de l’Etat et de la religion. Peu avant, le Parti libéral démocrate avait rendu public un avant-projet de réforme de la Constitution, en vigueur depuis 1947. L’article ci-dessous revient sur les enjeux de la réforme constitutionnelle à venir et les questions qu’elles soulèvent dans le Japon d’aujourd’hui.

 par le P. Jean-Paul Bayzelon, MEP *

* Membre de la société des Missions Etrangères de Paris, le P. Jean-Paul Bayzelon est missionnaire au Japon. Né en 1929, il a débarqué à Osaka le 16 décembre 1956. Après avoir travaillé longuement à Kobe, puis au grand séminaire interdiocésain de Tokyo comme directeur spirituel, il est actuellement en retraite active, observateur attentif de la scène politique et de l’évolution de la société au Japon.

 

 

Le temps n’est plus où, vantant les performances de l’économie du Japon, les spécialistes citaient en exemple « Japan as number one », selon le titre de l’ouvrage publié en 1978 par l’Américain Ezra Vogel. Aujourd’hui, tout se passe comme si la mécanique qui semblait autrefois si bien fonctionner s’était enrayée. Dues ou non à la mondialisation des échanges et à l’exacerbation de la concurrence, des difficultés de toutes sortes se sont accumulées au point que les recettes utilisées jusqu’ici par les hommes politiques ne suffisent plus. On ne compte pas les études et les articles de revue consacrés à la crise à laquelle le Japon se trouve confronté et à ses conséquences pour les moins favorisés.

Ce n’est pas seulement le dynamisme de l’économie qui est sérieusement ralenti, c’est aussi l’optimisme plus ou moins conscient avec lequel les Japonais envisageaient naguère l’avenir qui semble avoir disparu. Il est certain que des raisons d’ordre proprement politique sont aussi pour beaucoup dans la détérioration du climat et dans l’apparition d’une sorte de malaise latent, reconnaissable à différents symptômes, qui affecte peu ou prou toutes les couches de la société.

Nombre d’intellectuels s’inquiètent des effets à long terme d’une série de mesures prises par les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années. Le sujet n’est pas de ceux qui occupent quotidiennement la première page des journaux, mais les remous provoqués par ces mesures ont cependant retenu leur attention à plusieurs reprises. Les inquiétudes des intellectuels trouvent un écho dans certains milieux et entretiennent le malaise par contagion.

Un premier sujet de préoccupation est l’orientation des réformes entreprises par le ministère de l’Education pour mettre à jour les programmes d’enseignement. Les directives données récemment au corps enseignant concernant la manière d’inculquer aux élèves l’amour de la patrie, l’obligation imposée aux directeurs d’écoles de faire chanter l’hymne national en certaines occasions, ont été ressenties par beaucoup comme des atteintes à la liberté de conscience. Elles ont même parfois été interprétées comme une tentative voilée de retour aux pratiques en vigueur avant-guerre, à l’époque où le patriotisme se devait d’être une soumission aveugle à l’autorité impériale dont les militaires au pouvoir se réclamaient pour mobiliser la population. Le patriotisme rendu obligatoire dans les écoles ne peut être que suspect aux yeux de ceux qui n’ont pas oublié la période qui a précédé la guerre. La presse a rendu compte à plusieurs reprises des incidents survenus dans les établissements où des professeurs avaient été lourdement sanctionnés pour avoir protesté contre le caractère contraignant des directives du ministère et refusé de s’y soumettre. On peut regretter qu’elle ne les ait le plus souvent traités que comme de simples faits divers, laissant à des revues spécialisées le soin d’informer plus complètement un public forcément plus restreint (1).

Un autre signe qui amène à s’interroger sur les intentions de ceux qui sont aux commandes du ministère de l’Education est la multiplication ces dernières années des contestations qu’ont provoquées leurs interventions pour obtenir des corrections dans les manuels d’histoire, qui doivent être approuvés par le ministre avant de pouvoir être utilisés dans les écoles. En plusieurs occasions, ils ont semblé défendre une histoire officielle minimisant la gravité des errements du passé, semblant même mettre en doute la réalité de certains faits peu glorieux que les spécialistes considèrent comme avérés. A propos des crimes de guerre commis par l’armée japonaise en Chine ou ailleurs dans le Pacifique, la version retenue est parfois sensiblement différente de celle donnée par les historiens dont l’impartialité est reconnue (2).

La coïncidence n’est pas simplement fortuite entre l’obligation d’enseigner le patriotisme à l’école et la tentative de promouvoir une histoire conforme à l’interprétation qu’en donne l’autorité. Le Japon n’est certes pas un pays totalitaire et les hommes qui le dirigent ne sont pas non plus tous des idéologues fanatiques. Mais on comprend que des intellectuels soucieux de tirer les leçons du passé s’alarment de cette poussée de fièvre patriotique dans certaines sphères du parti au pouvoir et protestent contre les méthodes employées pour tenter de la communiquer aux jeunes générations.

Chaque année, des milliers de Japonais se rassemblent le 6 août à Hiroshima et, le 9, à Nagasaki pour faire mémoire des bombardements atomiques de 1945 qui ont contraint le pays exsangue à reconnaître sa défaite. Les participants à ces cérémonies du souvenir sont là pour montrer leur résolution de ne pas oublier. Les orateurs qui prennent la parole à cette occasion le font tout naturellement en se plaçant d’abord du point de vue des victimes innocentes du drame et de leurs descendants, mais ils doivent faire allusion au moins à la nécessité de reconnaître les causes qui ont conduit à ce drame. Les foules qui se pressent à ces rassemblements sont composées de gens qui ne peuvent que se sentir inquiètes quand elles entendent parler par ailleurs, en d’autres occasions, des interventions du ministère de l’Education signalées plus haut.

Ces remarques pourraient paraître exagérément pessimistes, et donner l’impression qu’on a monté en épingle des épiphénomènes de la vie politique au Japon. Malheureusement, ce qui peut en effet paraître simples péripéties se produit dans un ensemble où tout incite, sinon à la méfiance, du moins à la vigilance. On ne sait pas dans quelle mesure tous les Japonais considèrent la question comme étant vraiment d’actualité, mais dans le monde politique on s’interroge ces temps-ci plus que jamais sur l’opportunité de réviser la Constitution promulguée en 1946 et entrée en vigueur en 1947, alors que le Japon était sous occupation américaine. Les projets des partisans d’un changement ne sont pas faits pour rassurer.

Depuis longtemps déjà, plusieurs des caciques du Parti libéral démocrate (PLD), qui est au pouvoir pratiquement sans interruption depuis la fin de la guerre, ne faisaient pas mystère de leur intention de réviser cette Constitution, à laquelle ils trouvent en particulier le défaut d’avoir été imposée au Japon de l’époque par le vainqueur américain (3). Récemment, ils sont parvenus à faire partager leurs vues à une majorité de parlementaires. Une commission de membres du PLD a été mandatée pour établir un projet de nouvelle Constitution et le texte rédigé par eux a été publié.

Un Français, citoyen d’un pays dont la Constitution a déjà été amendée une vingtaine de fois en cinquante ans, et le plus souvent sur des points de détail, aura sans doute peine à réaliser ce qui est en cause dans le cas du Japon. Au Japon, il s’agit d’une tentative sans précédent dans l’histoire de l’après-guerre et surtout, les changements envisagés sont très loin d’être des changements mineurs. Si le projet est adopté, ce ne seront rien moins qu’une certaine conception de la démocratie, de l’identité du Japon et de sa place dans la communauté internationale qui seront redéfinies. Un des chantres de la révolution à promouvoir, l’éphémère Premier ministre Abe Shinzô, au pouvoir de septembre 2006 à septembre 2007, utilisant pour l’occasion un mot qui ne fait pas partie du vocabulaire japonais, a d’ailleurs parlé expressément de la nécessité d’inaugurer un nouveau « régime ». Il est parvenu à faire voter à la va-vite une loi qui, conformément aux exigences de la Constitution actuelle, précise les conditions dans lesquelles sera soumise à référendum, en principe dans trois ans, la nouvelle Constitution.

Dans les débats en cours, l’attention est d’abord attirée par le projet de changement de l’article 9, qui, depuis 1947, spécifie que le Japon renonce à l’usage de la force armée pour résoudre les conflits et s’interdit toute intervention militaire en territoire étranger. Ces restrictions ont un caractère tout à la fois pratique et symbolique évident. On ne leur trouve d’équivalent dans aucune Constitution d’aucun autre grand pays. C’est sans doute grâce à elles que le sang n’a jamais coulé nulle part dans le monde par la faute d’un soldat japonais depuis qu’elles ont été adoptées. Or ce sont précisément ces restrictions que les promoteurs de la réforme voudraient supprimer, pour permettre au Japon de faire face à ses responsabilités de grande puissance et ainsi de tenir son rang, ou encore, comme ils le proclament en propres termes, d’être vraiment « un pays comme les autres », autrement dit, capable de faire la guerre pour la bonne cause en cas de besoin.

Les partisans du changement ont bien entendu quantité d’arguments pour justifier leur choix mais le projet suscite l’indignation dans tous les cercles où l’on se préoccupe de sensibiliser l’opinion à l’urgence de travailler pour la cause de la paix dans le monde. Dans ces milieux, en particulier chez les chrétiens mais aussi parmi les fidèles d’autres religions, l’article 9 de la Constitution de 1947 est souvent considéré comme ayant une portée prophétique, en tout cas comme emblématique d’un esprit qu’il faut promouvoir à tout prix et que le Japon devrait bien plutôt se faire gloire d’avoir observé. Vider cet article de sa substance serait pour eux une régression déplorable qu’il faut tenter d’empêcher, et ils se démènent d’ores et déjà de multiples façons pour manifester leur opposition.

Les spécialistes du droit constitutionnel font d’ailleurs remarquer qu’on trouve bien d’autres raisons de se montrer vigilant quand on lit attentivement le texte intégral du projet de nouvelle Constitution. Pour ne citer que quelques exemples, les modifications apportées aux articles concernant les rapports de l’Etat et des cultes, l’ambiguïté de celui qui traite du patriotisme, et tout autant de nombreuses retouches ou changements de vocabulaire opérés ici ou là dans les passages relatifs aux droits des citoyens, ne laissent pas d’inquiéter. La place manque ici pour donner davantage de précisions mais la lecture du texte oblige à s’interroger sur la philosophie sous-jacente et sur les intentions de ses rédacteurs. Tout se passe comme si ces derniers considéraient la Constitution comme un carcan entravant la liberté d’action des autorités, qu’il importe d’assouplir le plus possible pour pouvoir gouverner. Dans une démocratie, la raison d’être d’une Constitution étant précisément de garantir les droits des citoyens, une certaine manière d’insister au contraire sur leurs devoirs donne à penser qu’on se méfie de leur capacité à s’opposer aux abus du pouvoir.

Dans les milieux chrétiens, on s’alarme des conséquences à prévoir si la distinction entre les cérémonies officielles purement civiles et celles qui risquent de prendre une coloration religieuse particulière sans respecter les convictions des citoyens n’est pas clarifiée. Les évêques catholiques ont publié récemment un document rappelant le caractère non négociable du principe qu’on appellerait en France le principe de laïcité, ou encore de séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est-à-dire, s’agissant du Japon, de la rupture effective et sans ambiguïté des liens entre l’Etat et ses représentants d’une part et le shintoïsme d’autre part (4). La confusion voulue par les militaires du siècle dernier entre les rites accomplis au temple Yasukuni (5) et les manifestations spontanées ou non de patriotisme a eu des conséquences trop désastreuses pour que les chrétiens puissent les oublier. L’archevêque de Tokyo n’hésite pas à dire que, dans le Japon d’aujourd’hui, il n’est plus justifié de permettre aux catholiques de prendre part aux rites dudit sanctuaire, comme c’était le cas avant-guerre, où ils devaient se plier aux injonctions du gouvernement. Il y a un risque que certains politiciens utilisent la religion à des fins qui devraient pouvoir être contestées dans tout Etat démocratique.

Les chrétiens, comme on sait, ne sont qu’une toute petite minorité au Japon. Parmi eux quelques-uns sont sans doute plus sensibles que l’ensemble de leurs concitoyens à ce malaise mais ils sont bien loin d’être les seuls à l’éprouver. Pour souhaitable qu’elle soit, ce n’est pas une reprise de l’économie qui suffira à faire disparaître les causes de cette inquiétude.