Eglises d'Asie

A trois mois de la mise en place de la charia, les catholiques ne cachent pas leur perplexité

Publié le 17/01/2014




Annoncée en octobre dernier, la mise en place effective du nouveau Code pénal, qui comprendra de nombreuses dispositions de la charia, est prévue pour le mois d’avril prochain. A l’approche de cette échéance, et en l’absence d’indications précises du pouvoir en place…

… quant aux modalités d’application de ces nouvelles dispositions législatives aux non-musulmans, la communauté catholique locale ne cache pas sa perplexité et affirme sa volonté de rester attentive aux évolutions à venir.

Mgr Cornelius Sim, vicaire apostolique de Brunei et, à ce titre, responsable de l’Eglise catholique locale, se veut « serein » tout en demeurant « très attentif » à la manière dont la situation évoluera. A Eglises d’Asie, il confie que la mesure « inquiète » ses coreligionnaires dans la mesure où elle s’inscrit dans un projet visant à islamiser toujours plus une société où les musulmans représentent environ 70 % des quelque 400 000 habitants du sultanat de Brunei et où les minorités religieuses (les 30 % restant, formés de chrétiens – 10% –, de bouddhistes – 13 % – et autres) ressentent le fait d’être toujours plus reléguées vers un statut « inférieur ».

Dans le système actuel, deux types de juridictions et de tribunaux coexistent : l’un civil et l’autre islamique, le domaine de compétence de ce dernier étant limité au droit personnel – tel le droit du mariage ou des successions –, des musulmans. Le sultan a déclaré que dans le nouveau système qui se mettrait progressivement en place à partir du mois d’avril 2014, seuls les musulmans seraient concernés. Il a toutefois été précisé que les non-musulmans se verraient appliquer la charia au cas où ils se trouveraient impliqués avec un musulman dans un crime ou un délit, comme un adultère commis par un non-musulman avec une musulmane.

Sous le sceau de l’anonymat, une avocate philippine installée à Brunei confie à Eglises d’Asie que le risque qu’entrevoient les chrétiens est que, sous le régime de la charia, si les droits des non-musulmans sont certes préservés et les fidèles « des religions du Livre » protégés, cette protection s’entend comme une « soumission » à la majorité musulmane ; autrement dit, précise-t-elle, les non-musulmans de manière générale et les chrétiens en particulier risquent de se trouver sous un statut de « dhimmitude »(1).

Elle ajoute que cette introduction de la charia dans le Code pénal va dans le sens de l’islamisation à l’œuvre dans la société, telle qu’elle est voulue et menée par le pouvoir en place. Elle cite à cet égard la mesure prise l’an dernier ordonnant la fermeture de tous les bureaux, commerces et restaurants le vendredi entre midi et 14h. A Brunei, les jours chômés dans l’administration sont le vendredi, jour de la prière pour les musulmans, et le dimanche. Le vendredi, les employeurs du secteur privé avaient déjà l’obligation de laisser à leurs employés une pause de deux heures, pour la prière à la mosquée. Avec la nouvelle mesure qui s’applique à tous les commerces, aux restaurants ne servant pas de nourriture halal ou autres secteurs d’activité tournés vers le tourisme, cette fermeture obligatoire de midi à 14h « n’a d’autre but que d’exercer une contrainte sur les non-musulmans pour leur rappeler, si besoin était, que l’islam est LA religion de ce pays », explique l’avocate.

Pour Mgr Cornelius Sim, qui a été le témoin de l’islamisation progressive de la société au cours de ces vingt dernières années, l’Eglise se doit de se montrer créative pour répondre « aux défis du temps présent ». Le vendredi, pendant que les musulmans vont prier à la mosquée, à la cathédrale de Brunei – l’une des trois églises du sultanat –, les catholiques sont invités à 12h30 pour une célébration eucharistique suivie d’un déjeuner communautaire. Fidèles issus de la communauté chinoise locale ou de groupes indigènes (tels les Iban ou les Dusun) se mêlent aux expatriés et surtout aux Philippins, lesquels forment la plus grande partie des 18 à 20 000 catholiques de Brunei.

Demeure la question des motivations qui ont animé le sultan Hassanal Bolkiah pour faire ainsi de son petit sultanat le premier pays d’Asie du Sud-Est à introduire la loi islamique ; dans la région, seule la province indonésienne d’Aceh a fait de la charia la source du droit.

Situé sur l’île de Bornéo, enclavé entre les deux Etats malaisiens de Sabah et Sarawak où sont implantées de fortes minorités chrétiennes, le sultanat de Brunei a toujours défendu son appartenance à l’islam comme étant un trait constitutif de son identité. Grâce à de considérables ressources en hydrocarbures, le sultanat est devenu en quelques décennies l’un des pays les plus riches au monde où l’Etat assure à ses citoyens une éducation et des soins quasi gratuits ainsi que divers avantages. Cette politique d’Etat-providence est toutefois dirigée en priorité à l’attention de la composante malaise et musulmane de la population. Pour assurer la cohésion sociale du pays, l’actuel sultan, au pouvoir depuis 1967, longtemps connu pour son style de vie extravagant, a pris soin de maintenir la cohésion sociale de sa population en forgeant une idéologie mettant l’accent sur la « race » malaise, majoritaire dans le sultanat, la religion musulmane et la monarchie absolue.

Avec les années, et un sultan aujourd’hui âgé de 67 ans paraissant témoigner d’une piété religieuse plus grande, le concept de « Monarchie malaise musulmane » (MIB – Melayu Islam Beraja), forgé dès les années 1950, ne peut se renforcer que si l’accent est mis de manière toujours plus prononcée sur une application plus stricte de la loi islamique, de manière à conserver le leadership face aux milieux musulmans conservateurs dans un système où aucune autre forme de contre-pouvoir n’existe. De plus, en tant que monarque absolu, le sultan concentre tous les pouvoirs entre ses mains et la question épineuse de sa succession se pose aujourd’hui ; tous à Brunei savent que son fils, le prince héritier, n’est pas capable d’assumer le pouvoir et cette incertitude dynastique amène le sultan à chercher à renforcer la dimension islamique de la monarchie qu’il incarne, la couronne et la religion musulmane étant indissociables.

Soucieux de son image internationale, vis-à-vis des pays occidentaux mais surtout vis-à-vis des pays musulmans, le sultan calibre habilement ses interventions. Ainsi, la date de l’annonce de l’introduction de la charia dans le Code pénal, le 22 octobre dernier, n’a-t-elle pas été choisie au hasard. Quelques jours plus tôt, les 9 et 10 octobre 2013, le sultan accueillait en sa capitale de Bandar Seri Begawan le sommet annuel de l’ASEAN (Association des Nations du Sud-Est asiatique), qui réunit des pays très divers d’un point de vue religieux (de la Thaïlande bouddhiste aux Philippines catholiques en passant par l’Indonésie ou la Malaisie à majorité musulmane). Annoncer l’introduction de la charia avant ce sommet aurait été mal venu. Quelques semaines plus tard, en décembre 2013, l’OCI (Organisation de la Conférence islamique), dont Brunei est membre, tenait son sommet à Conakry, en Guinée ; le moment était donc opportun, le sultan pouvant s’enorgueillir devant cette instance de faire de son sultanat le premier Etat de l’Asie du Sud-Est fondé sur la charia.

Pour Mgr Cornelius Sim, qui veille à soutenir la communauté catholique avec le peu de moyens dont il dispose – son Eglise ne compte que trois paroisses desservies par seulement trois prêtres, mais aucun séminariste à l’heure actuelle –,  la tâche « n’est pas simple », même s’il se veut « confiant ». La pression imprimée par le pouvoir politique est subtile mais constante. Ainsi, très régulièrement, la presse locale, contrôlée par le pouvoir en place, rapporte le cas de chrétiens se convertissant à l’islam. Parmi les jeunes chrétiens issus des communautés locales chinoises ou indigènes, il n’est pas rare de partir à l’étranger faire ses études supérieures, et beaucoup choisissent de ne pas revenir ensuite travailler dans un système où, pour accéder aux postes de responsabilité, il est préférable d’être musulman.

Pour ce qui concerne l’avenir, les chrétiens interrogés sur place par Eglises d’Asie disent attendre ce qui va se passer après avril 2014 et la mise en place du nouveau Code pénal, mais ils ne cachent pas qu’en dépit du bon niveau de vie qu’ils trouvent à Brunei, l’émigration est « une option » qu’ils n’hésitent plus à envisager.

(eda/ra)