Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Trajectoires missionnaires – entretien avec le P. Olivier Chegaray, MEP, présent au Japon depuis 45 ans

Publié le 21/03/2014




Comme tous les pays développés, le Japon est confronté au délitement du lien social et à l’atomisation de la société, particulièrement chez les plus jeunes. La crise du sens traverse la société japonaise comme toute autre société post-moderne. De ce point de vue, le Japon et la France se ressemblent et les chrétiens d’ici et de là-bas sont confrontés …

au défi d’annoncer d’abord la Bonne Nouvelle à une société qui a soif de sens mais qui est le plus souvent ignorante du vocabulaire de la foi et qui est immergée dans la culture de la consommation. Ou à celui de nouer un dialogue interreligieux qui évite les querelles de mots pour permettre aux êtres de se rencontre en vérité et qui, a contrario, ne cède pas à la tentation de diluer les différences dans un syncrétisme dépourvu de sens. Mais le Japon est aussi un pays qui a une identité propre. Plus de 450 ans après la prédication de saint François-Xavier, la foi chrétienne ne rassemble certes qu’un peu moins de 0,5 % de la population, mais l’annonce de l’Evangile y germe dans une culture différente qui en fait ressortir des aspects que nous méconnaissons parfois en France.

Membre de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP), le P. Olivier Chegaray livre dans l’entretien ci-dessous quelques-uns des enseignements et leçons tirés d’une présence de quarante-cinq ans au Japon. Réalisée le 22 janvier 2014 à Tokyo *, cette interview a été postée le 18 février dernier sur le site Le temps d’y penser.


Père Olivier, merci de nous recevoir dans ce lieu, le Shinseikaikan. Pourriez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Olivier Chegaray. Chegaray, c’est un nom basque. Je suis arrivé au Japon il y a quarante-cinq ans, huit ans d’abord dans le Hokkaidô, puis j’ai été appelé à Tokyo pour m’occuper des étudiants à l’université. Ici, nous avons trois centres au total ; je m’occupe plus particulièrement du centre pour les jeunes, depuis vingt-cinq ans. Shinseikaikan signifie « vie et vérité ». Le fondateur est un Japonais qui a donné ce lieu avant la seconde guerre mondiale. Il ne voulait pas que cela soit une structure ecclésiastique. Nous avons donc plutôt un statut ONG. J’en suis le directeur. Nous sommes laïcs et indépendants. Il y a une trentaine de personnes environ qui font vivre ce lieu.

Lors du tremblement de terre de mars 2011, nous avons été très secoués, et le bâtiment a été fragilisé. Il doit être détruit en avril de cette année, et reconstruit dans quatre ans. C’est une situation difficile. Nous avons un contact avec l’Université Sophia, toute proche de nous géographiquement, pour partager ensemble le terrain que nous occupons et rebâtir le centre.

J’appartiens aux Missions Etrangères de Paris. C’est une société de prêtres séculiers au service d’un évêque. Je suis au service de l’évêque de Tokyo, qui m’a nommé ici. Je vis aussi avec l’évêque émérite de Tokyo qui est quelqu’un de remarquable et qui jouit d’une grande audience au Japon, bien au-delà des cercles catholiques. C’est une personne très ouverte aux problèmes du monde. Il s’appelle Mgr Mori Kazuo, mais il n’aime pas du tout être appelé Monseigneur !

En France, quand je dis que je suis missionnaire – je n’aime pas le terme mais je suis quand même obligé de le dire quand on m’interroge –, ça a une très mauvaise connotation. Les gens pensent que je suis un agent de la colonisation, que je force les pauvres Japonais qui ont déjà une excellente religion… Je les laisse parler. Comment leur expliquer ? Ce n’est absolument pas ça.

Comment se passe l’accueil des jeunes ?

Les jeunes qui ont entendu des cours toute la journée attendent autre chose qu’un autre cours sur la religion. Le point de départ de nos activités est, si possible, une expérience commune sur laquelle nous réfléchissons avant d’en approfondir le sens à la lumière de l’Evangile et de célébrer ensemble la joie d’être réunis sous le regard de Dieu. J’ai été pendant dix ans le coordinateur des étudiants catholiques pour toute l’Asie. Ainsi, il y a eu des échanges entre jeunes Japonais et jeunes de l’Asie. C’est comme ça que j’ai pu voyager un peu partout en Asie, et ce fut une expérience très enrichissante. J’ai notamment organisé des échanges avec les jeunes Coréens pour participer à la réconciliation entre les deux pays, et ça continue encore aujourd’hui, même si les jeunes ont beaucoup changé… En France aussi, je crois, les jeunes d’aujourd’hui sont très centrés sur les jeux et Internet, et moins ouverts à la rencontre. C’est un peu le lot de tous les pays très développés.

Vous vous occupez aussi d’un centre de recherche ?

Oui, c’est un centre de recherche sur les problèmes sociaux. Nous publions une revue six fois par an. Je porte ça à bout de bras avec quatre ou cinq personnes. Ce n’est pas facile. Cela ressemble un peu aux Semaines sociales en France. Il y a un thème donné. Ce sont des chrétiens laïcs (journalistes, professeurs, entrepreneurs, etc.) qui sont heureux de se retrouver pour parler. Il y a aussi des non-chrétiens.

Nous avons un séminaire par an qui regroupe une centaine de personnes. Au fond, la question, c’est comment être chrétien dans le monde d’aujourd’hui. Ce centre des chrétiens laïcs est unique au Japon. Cela m’a énormément apporté. Organiser ces échanges aujourd’hui est difficile.

Je suis aussi le responsable du groupe des prêtres des Missions Etrangères au Japon. On a les mêmes problèmes de vieillissement et de désaffection qu’ailleurs. On s’inquiète un peu de l’avenir tout en pensant qu’il faut faire confiance. Le dimanche, je suis sans une paroisse, à Koen-ji à une demi-heure en train d’ici. On est de moins en moins pour de plus en plus de travail.

Quel est le cœur du message chrétien, catholique ? Et comment votre grande expérience du Japon et de l’Asie a-t-elle enrichi, approfondi votre foi ?

(rires…) On pourrait en parler des jours ! Je pense avoir acquis, grâce aux Japonais, une sensibilité nouvelle vis-à-vis de la nature, ainsi que pour ce qui a trait au contact humain, à la beauté, au sens de la vie. En France, nous avons une approche extrêmement intellectuelle de la foi, dogmatique, alors que celle des Japonais est beaucoup plus intuitive, globale, et beaucoup plus généreuse aussi. Ils ont horreur de mettre des idées dans des boîtes.

Ce sont aussi des gens qui ont un regard sur la vie tout à fait différent du nôtre, qui n’est pas un regard abstrait. Un regard charnel, je dirais, qui n’intellectualise pas. En France, nous sommes le peuple du logos. Ce sont les mots qui importent. Quand on a dit quelque chose, on pense que c’est vrai et que c’est la conclusion, tandis qu’au Japon, tout est processus, on n’a jamais le mot de la fin.

On parle les uns avec les autres… Il y a un art de vivre ensemble très différent de la France où l’on est plus carré. Foncièrement, les Japonais ne sont pas un peuple du logos, la vraie réalité est au-delà des mots. Ce ne sont pas les mots ou les idées qui comptent, mais ce qu’il y a profondément dans mon cœur qui se dévoile dans la rencontre et l’échange, et cela se passe sans pour cela assommer les autres, sans vouloir dire « moi je », « moi je » sans arrêt : « moi je dis… », « moi je pense… ». Ici, il y a une écoute plus profonde, plus patiente.

On juge moins les autres finalement. C’est sur ce point-là que je pense avoir le plus changé. Du point de vue chrétien, ici, je parle moins. Et surtout je ne commence pas par assommer les jeunes avec le vocabulaire du péché. Cette idée, présentée de manière abrupte, à mon avis, ce n’est pas l’Evangile, et c’est une grande erreur. Les Japonais culpabilisent facilement. C’est un peuple extrêmement sérieux, peut-être trop même. Souvent les gens sont tendus. Si on leur rajoute l’idée du péché, ça les tue. Nous sommes ici pour apporter l’Evangile. C’est le salut de tout l’être. C’est la bonne nouvelle qui doit créer la joie. En France, je le savais intellectuellement, mais c’est ici que je l’ai compris profondément. Le péché, on en parle mais après. Les Japonais ont aussi un sens de l’incomplétude. Il y a, de plus, le pur et l’impur, une notion très importante ici.

Il faudrait ajouter que le logos à la française est un défaut qui a ses qualités. En France, on interroge beaucoup, on questionne souvent. On pense qu’il y a une vérité et qu’on doit y tendre, tandis qu’au Japon il y a un syncrétisme énorme. Tout est dans tout, et… souvent on est dans l’entre-deux, dans le vague, sans conclusion. C’est un peu la faiblesse du Japon. On a peur d’arriver à une conclusion pour ne pas mécontenter des gens ou les rejeter. Finalement, la France et le Japon sont deux pays qui se complètent admirablement. Il faudrait envoyer des millions de Japonais en France et des millions de Français au Japon.

C’est un projet d’avenir… !

(rires…) Oui… Les Français, je crois, ont encore beaucoup à apprendre sur le plan humain… Mais les Japonais peuvent être très durs entre eux. Il y a des situations où le rejet de l’autre est plus fort qu’en France, lorsque par exemple quelqu’un ne parvient pas à s’adapter. Mais en général il y a une attention à l’autre, un savoir-vivre, une manière de résoudre les conflits en interrogeant tout le monde, qui selon moi est extrêmement intéressante. En France, la décision vient souvent d’en haut. Au Japon, on se consulte davantage.

Comment êtes-vous arrivé au Japon ?

J’étais étudiant à la Sorbonne. Je suis passé un jour par la rue du Bac. J’ai vu les Missions Etrangères [au 128 de la rue du Bac]. Je suis entré… mais je n’ai pas choisi le Japon. Je n’avais aucune idée d’un pays en particulier mais je voulais aller en Asie, sans trop savoir pourquoi. A cette époque, on était affecté à un district pour la vie. Pour moi, ce fut le Hokkaidô. Puis l’évêque de Tokyo m’a appelé ici.

Mon obéissance et les choix de mon supérieur se sont révélés excellents pour moi. Je n’ai jamais eu la moindre difficulté à vivre au Japon. La nourriture me convient totalement. Je suis Normand de naissance et il y a quelques ressemblances avec la mentalité d’ici. Mais j’ai des confrères qui ont beaucoup de mal à se faire au Japon. Ils sont trop logiques, trop impatients… Au bout d’un moment, ils reviennent en France.

Moi, je n’ai jamais eu envie de rentrer en France, et je me suis fait des amis ici, Jean-François Sabouret notamment qui m’a beaucoup aidé (1). Il m’a apporté sa grande connaissance du Japon, son regard lucide. C’est quelqu’un de très ouvert. A Tokyo quand il vivait là, il y avait les « salons Sabouret ». Avec ses interrogations, il m’a sorti du « ghetto » catholique et cela m’a fait beaucoup de bien. J’ai beaucoup d’estime et d’admiration pour lui. J’y ai aussi connu Augustin Berque et Philippe Pons, correspondant du monde avec lesquels nous avons eu de bonnes discussions.

Que pensez-vous du dialogue interreligieux ?

Je me suis beaucoup intéressé au bouddhisme. Pendant dix ans, j’ai fait du zazen toutes les semaines avec un groupe et des bonzes. Nous avons d’excellentes relations avec les bonzes. Ce sont des gens respectueux, d’une générosité et d’une ouverture extraordinaire. Je n’ai jamais ressenti une quelconque inimitié. A chaque fois qu’on allait dans un temple, le bonze nous disait de surtout continuer à célébrer la messe. J’ai connu des grands bonhommes d’une simplicité désarmante.

Je me rappelle notamment d’un bonze d’un rang très élevé dans la hiérarchie de l’école Zen, qui, un jour, m’a invité chez lui. Et après le repas, il me propose de m’appendre les origamis, et il me dit : « Figurez-vous que je fais des origamis de la Vierge Marie. » Toute la journée nous avons fait des origamis. Nous n’avons pas parlé de problèmes théologiques ardus. La rencontre fut heureuse.

En même temps, les séances de zazen sous sa direction étaient sévères. Il était dur et sans doute il le fallait avec moi. Aujourd’hui, j’ai moins le temps de faire ces rencontres, et je le déplore.

Est-ce que cette ouverture au bouddhisme, à l’école du bouddhisme Zen par exemple, est partagée par vos confrères ou bien est-ce quelque chose qui vous est propre ?

Mes confrères m’ont toujours approuvé. Et j’ai eu un confrère qui était beaucoup plus avancé que moi dans ce domaine. Tous les matins, il faisait zazen. Cela dit, ici, la paroisse est très fermée. On fait de la pastorale. Mais les contacts avec les prêtres japonais sont bien meilleurs qu’avant. Il y a plus d’échanges. Avant les années 1990, on peut dire que chacun restait un peu dans son coin.

Les mots de la Bible, comment les retrouvez-vous dans la langue japonaise ?

Ce sont des mots qui ne leur disent d’abord rien du tout : la rédemption, la trinité, l’agneau de Dieu, le prophète… Mais en cherchant bien on trouve quand même des équivalents. La principale difficulté est de traduire le mot « Dieu » au sens où nous l’entendons, parce qu’un Dieu personnel, ici, ça ne va pas du tout. On emploie le mot « kami », « kamisama », qui fait partie du vocabulaire polythéiste japonais.

Mais sur le plan de l’expérience, de la prière, on se rejoint tout à fait. Dans les temples, les gens, hommes et femmes, qui joignent les mains [le P. Olivier fait le geste de la prière], qui disent « kamisama »…, elles croient autant que nous, le cœur est le même. Il ne faut pas regarder les mots, il faut regarder la personne, ce qui se passe dans son cœur. La source est la même. Pour moi, c’est important de partir des personnes plutôt que des dogmes, même si les dogmes sont importants aussi.

Il y a des pierres d’attente qui font que les mots de la Bible rejoignent la recherche des gens. Ce ne sont pas des mots rares, excepté l’agneau de Dieu. Il n’y a pas d’agneau au Japon ! Mais il suffit de leur montrer une image, et ça va très bien. Les Japonais aiment beaucoup les paraboles et beaucoup de gens veulent lire la Bible. Ce que j’ai toujours admiré chez les Japonais est leur profond respect pour les prêtres et les hommes de religion, et ce, même lorsqu’ils ne croient pas. La seule chose à éviter avec eux, c’est l’humour français. Les plaisanteries gauloises, ça ne passe pas du tout.

Le culte des ancêtres, dans les maisons, c’est quelque chose qui vous touche ?

Enormément. Le culte des ancêtres est quelque chose de commun à toutes les religions. La communion des saints, c’est ça : les ancêtres sont là et on y croit. Les enterrements sont très importants. Au Japon, ils durent trois jours en général, et c’est le prêtre qui les fait. On fait l’office du bonze pour les chrétiens, et même parfois pour des non-chrétiens.

Le problème, ce sont certains mariages catholiques. Les Japonais adorent la liturgie catholique, et il y a des Américains qui se déguisent et qui font de l’argent avec ça. Il y a eu de grosses erreurs à ce sujet. Le mariage, c’est un sacrement. Aujourd’hui, l’Eglise pose des conditions beaucoup plus strictes.

Qu’auriez-vous envie de dire aux catholiques en France ?

Je rentre en France une fois tous les quatre ans, pendant deux mois. C’est difficile pour moi de parler d’expérience. Mais je suis issu d’une famille nombreuse là-bas, et j’ai participé aux Journées Mondiales de la Jeunesse six fois. C’est très dur pour les jeunes. Mais ce qui est positif, c’est qu’ils peuvent s’exprimer. Je crois qu’il y a des débats. Au Japon, il y a un repli sur soi qui m’inquiète beaucoup, et un suicide des jeunes. Certains jeunes s’éteignent. Il y a énormément de dépressions. Ce sont des jeunes qui n’arrivent pas à communiquer, qui n’ont pas d’amis…

Il n’y a pas vraiment de problème de chômage. L’emploi certes, c’est dur, c’est un peu la porte étroite : il y a beaucoup de gens qui sont mis de côté, c’est vrai, mais un jeune qui en veut, ici, trouve quand même, au moins un petit boulot. Le fond de la question est plutôt un problème d’envie de vivre : pas envie d’avoir une petite amie par exemple. Il y a aussi des filles très indépendantes qui ne s’intéressent pas aux garçons. Il me semble qu’en France, il y a plus de communication et de rébellion. Mais les jeunes catholiques me disent qu’en France, ils n’ont aucun repère. Alors ils se raccrochent à certaines communautés nouvelles. Ils sont très conservateurs, et même parfois un peu ‘catho-facho’. Je les trouve très fragiles, beaucoup plus que nous ne l’étions.

Pourriez-vous nous recommander quelques livres ?

Il y a les livres de Mgr Mori. En ce moment je lis l’excellent Anticathéchisme pour un christianisme à venir, écrit par une femme sous le pseudonyme de Pietro de Paoli (2). Il y a aussi Kawai Hayao qui est traduit en français, en anthropologie (3). Les grands écrivains, philosophes se font rares. J’ai beaucoup apprécié les livres du philosophe Jean-Luc Marion. J’ai essayé de les faire connaître.

Quelques mots sur la catastrophe nucléaire de Fukushima ?

On a un groupe de volontaires, des équipes de vingt personnes qui y vont pendant deux ou trois jours. J’y vais régulièrement aussi. Au début, c’était du nettoyage. Maintenant, ce sont davantage des fêtes et de l’écoute. Dans les campements provisoires, les gens sont dans une grande solitude. L’Eglise catholique y a donné un excellent témoignage, sans y faire de prosélytisme.

* Les propos du P. Chegaray ont été recueillis par Pierre Godo et Suzuki Yuuko. Pierre Godo est agrégé de philosophie et poète. Ses recherches portent sur l’art, la foi et la spiritualité extrême-orientale. Il enseigne le français et la philosophie à l’Athénée français de Tokyo. Suzuki Yuuko est artiste peintre. Elle a vécu 26 ans à Paris. Elle est l’auteur de la calligraphie qui illustre cet article.