Eglises d'Asie – Indonésie
POUR APPROFONDIR – Résister à la démocratie : le Front des défenseurs de l’islam face aux élections de l’année 2014
Publié le 08/04/2014
… qui ont suivi la chute du régime Suharto et l’affirmation du système démocratique, une certaine désillusion s’est fait jour. Les scandales de corruption et le manque de renouvellement du personnel politique amènent le taux d’abstention à grandir scrutin après scrutin. Les évêques catholiques, dans ce pays très majoritairement musulman où les chrétiens forment entre 6 et 10 % de la population, viennent de publier un appel pour inciter les citoyens à aller voter, leur choix devant être guidé par « des valeurs éthiques et morales ».
Dans l’étude ci-dessous, on lira une analyse pertinente des stratégies mises en place par un acteur du jeu politique indonésien qui se place en-dehors du jeu traditionnel de la démocratie parlementaire, à savoir le FPI ou Front des défenseurs de l’islam. Le FPI est connu pour faire le coup de poing contre les manifestations de la vie sociale qu’il estime contraire à la charia ou contre les minorités religieuses. Il est aussi un adversaire déclaré de la démocratie et du système électoral, prônant pour les remplacer un retour à ce qui est présenté comme les fondamentaux islamiques de la Constitution indonésienne et du Pancasila, l’idéologie d’Etat qui est à la base de l’Indonésie indépendante.
Tenant la démocratie pour haram (péché), le FPI ne se situe pourtant pas en-dehors du jeu politique électoral. Jouant habilement de la décentralisation du pouvoir mise en place il y a quelques années, il est au contraire devenu, localement, un acteur-clef des scrutins, les acteurs en présence cherchant son appui dès lors qu’ils veulent capter le vote musulman conservateur. Au plan national, certains partis n’hésitent pas à passer une alliance objective avec lui ; c’est notamment le cas du Parti démocrate, qui rassemble des proches du pouvoir ancien, celui de l’Ordre nouveau du régime de Suharto. D’autres refusent une telle alliance, à l’image du PDI-P qui préfère tabler sur des personnalités cherchant à répondre aux attentes concrètes des citoyens, comme le très populaire gouverneur de Djakarta Joko Widodo.
La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.
« La démocratie est plus nocive que de la viande de porc ! » Tels sont les propos tenus par Habib Rizieq Shihab, dirigeant du Front Pembela Islam, le FPI (Front des défenseurs de l’islam), lors d’une harangue prononcée en avril 2013 à Java-Ouest devant les membres d’une section locale de son mouvement (1). Selon Rizieq, embrasser la démocratie reviendrait à abandonner les fondamentaux de la foi islamique, et pose par conséquent une menace bien plus grande pour l’intégrité spirituelle de l’ummah (oumma), la communauté des croyants, que la consommation d’aliments interdits comme le porc.
« Si nous consommons du porc, déclarait-il, nous sommes souillés, mais pouvons encore retrouver l’état de pureté en nous purifiant sept fois. Si nous en avons mangé, nous avons péché certes, mais nous ne sommes pas devenus des infidèles. » Mais adhérer à la démocratie, voilà ce qui, selon lui, marque un point de non-retour irrémédiable. « Si les musulmans embrassent pleinement la démocratie et ensuite ignorent les lois d’Allah, ils deviennent alors apostats (murtad). La démocratie peut nous transformer en infidèles. »
Fondé en 1998 et soutenu dans un premier temps par l’armée et la police dans le cadre d’une milice de rue mobilisée contre le mouvement réformateur dirigé par des étudiants, le FPI est un mouvement mature qui, depuis quinze ans, ne cesse de s’alarmer et de s’indigner face à l’essor de la démocratie libérale, perçue et présentée comme une menace pour la pratique de l’islam et la défense de la foi. Beaucoup en Indonésie considèrent le FPI comme un nouvel avatar de ces mouvements qui recourent à la force et à la violence en politique, même si ses militants arborent le costume religieux plutôt que la tenue de camouflage couleur kaki des anciens hommes de main de la milice Pemuda Pancasila. A la différence près que le FPI semble faire preuve d’une bien plus grande autonomie vis-à-vis de ses protecteurs et qu’il est lui-même un produit de la plus grande liberté d’association qui est un des fruits de la période post-Ordre nouveau.
Sa feuille de route, l’édit coranique amar makruf nahi mungkar (‘promulguer le bien et interdire le mal’), est présentée comme une réponse défensive nécessaire pour contrer les excès issus de la transition résultant de la sortie d’un régime autoritaire. Comme l’a expliqué un chef du FPI, « la réforme démocratique a ouvert la porte aux changements, mais le problème est que n’importe qui ou n’importe quoi a pu passer par cette porte… pornographes, homosexuels, apostats, toutes sortes d’hérésie et de déviances ». Dans l’esprit des membres du FPI, la porte de la réforme démocratique doit être refermée.
En dépit de leur rejet sans équivoque de la démocratie et de ses processus électoraux comme étant contraire à l’islam et représentant un chemin virtuel « vers l’enfer », le FPI, ainsi que d’autres extrémistes et conservateurs, ne rechignent toutefois pas à jouer selon les règles du système, celui mis en place dans l’Indonésie d’aujourd’hui doté d’un système électoral que caractérise un haut degré de décentralisation. Le FPI s’est taillé une niche dans le paysage politique en jouant sciemment des tensions sociales et en attisant les peurs ou en semant la panique, tactiques par lesquelles il a cherché à se positionner comme un intermédiaire obligé dans le jeu politique ou plutôt comme un arbitre garant des valeurs morales. Avec un certain succès, il a ainsi réussi à faire pression sur l’Etat pour que celui-ci légalise la persécution des minorités religieuses (en particulier les Ahmadis) ; il est parvenu à politiser la question, qui ne faisait pas problème auparavant, de la construction des lieux de culte chrétiens dans les quartiers à majorité musulmane ; il a obtenu que la législation contre la pornographie soit renforcée et il a contraint le gouvernement à interdire un certain nombre de manifestations musicales et culturelles, tel un concert de la pop star américaine Lady Gaga.
Le FPI est également parvenu à se positionner comme un point de passage obligé pour les élites ou les partis politiques désireux de capter le « vote musulman », et son rôle est indéniable dans le virage conservateur pris par l’islam traditionnel indonésien au cours de la dernière décennie. Ce faisant, ce mouvement et ses militants ont été en mesure de peser bien au-delà de leur poids numérique en termes de capacité d’influence sur les politiques publiques locales. L’organisation est relativement petite par la taille, ne comptant tout au plus, au plan national, que cent ou deux cent mille membres.
Le positionnement « anti-démocratie » est devenu en effet une sorte de capital politique de grande valeur et de plus en plus populaire. Il n’est pas un monopole des islamistes. Un certain nombre de formations politiques et de personnalités prônent, à des degrés divers, une « réduction démocratique » : depuis l’abandon des élections régionales directes préconisé par le Parti démocrate jusqu’aux manifestations croissantes de nostalgie pour l’ère Suharto. Comme Jacqui Baker l’a fait remarquer, l’échec du président Yudhoyono à mettre en œuvre des réformes-clés au cours de ses deux mandats à la tête de l’Etat, comme son incapacité à enrayer la corruption au sein du système judiciaire, des forces de police et de l’armée laissent un réel espace pour « un cadre pro-autoritarisme » (2). Considérant les antécédents en matière d’autoritarisme d’un certain nombre des favoris pour la présidentielle de 2014, l’avenir démocratique de l’Indonésie est tout sauf assuré.
Musyawarah, pas la démocratie
Qu’est-ce qui, dans la démocratie de l’Indonésie post-1998, fait ainsi horreur aux islamistes du FPI ? Et que préconisent-ils comme alternative pour les présidentielles à venir ? Dans son long et détaillé traité Wawasan Kebangsaan: Menuju NKRI Bersyariah (‘Concept national : pour la réalisation d’un Etat unitaire de la République d’Indonésie régi par la charia’), Habib Rizieq identifie ce qu’il désigne comme « le problème de la démocratie » en Indonésie comme étant un problème ancré dans l’Histoire et nécessitant un retour à ce qu’il soutient être les fondements islamiques de la République indonésienne et de la Constitution. Selon Rizieq, il n’y a jamais eu de déclaration constitutionnelle selon laquelle l’Indonésie devait être un « Etat démocratique ». Le quatrième principe de l’idéologie d’Etat du Pancasila établit plutôt la République comme une nation fondée sur le musyawarah et le mufakat, soit le consensus et la prise de décision par délibération, qui, selon lui, est une tradition islamique authentique et le mode de gouvernance pratiqué par le prophète Mahomet, ou « le gouvernement d’Allah ». Contrairement à des groupes islamistes comme le Hizbut Tahrir ou le Majelis Mujahedin Indonesia, le FPI ne rejette pas le Pancasila comme idéologie de la nation, mais fait au contraire valoir que ses bases intrinsèquement islamiques ont été mal interprétées et perverties en étant infiltrées par les notions occidentales de règle de la majorité et les concepts de démocratie, de libéralisme et de laïcité, qui sont tous des systèmes défectueux de valeurs créés par l’homme.
Le FPI insiste sur le fait que le musyawarah-mufakat est une forme de processus de prise de décision fondamentalement différente de la logique de la « règle de la majorité » et de la démocratie laïque, système pouvant être facilement manipulé et orienté par des faiblesses humaines avec, pour résultat, la création de règles et de lois en conflit direct avec l’islam. Adopter le musyawarah à la fois comme principe de gouvernement islamique et fondement de la Constitution indonésienne nécessiterait la fin de la démocratie parlementaire dans sa forme actuelle. A cet égard, le concept du NKRI Bersyariah clairement exprimé par Rizieq et le FPI occupe un espace médian entre des islamistes qui rejettent en bloc la Constitution et la République et des nationalistes laïques et autoritaires qui refusent les formes libérales de la démocratie sans toutefois reconnaître de place exclusive à l’islam.
Le deuxième point-clé pour le FPI est la nécessité de ré-inclure la Charte de Djakarta dans la Constitution indonésienne. Le cœur de la Charte était l’ajout au premier principe du Pancasila (« la croyance en Dieu Tout-Puissant ») des mots suivants : « l’obligation pour tous les musulmans de se conformer à la charia islamique ». On le sait, l’amendement a été finalement abandonné, y compris par Sukarno et Hatta, lors de la rédaction finale de la Constitution, mais le FPI considère cet abandon comme une trahison historique sur laquelle il faut revenir.
La position du FPI est plus nationaliste que pan-islamique, dans la mesure où il rappelle l’importance de l’intégrité territoriale de la République, et le rôle central de la Constitution ainsi que du Pancasila. Ces derniers temps, ses militants ont pris part à des manifestations ouvertement nationalistes, par exemple, devant l’ambassade d’Australie après des révélations d’espionnage sur la personne des ministres du gouvernement indonésien. D’aucuns ont soupçonné une manœuvre visant à mettre en valeur l’engagement pro-nationaliste du FPI, avant les élections législatives et présidentielles nationales de 2014.
Afin d’atteindre son objectif de NKRI Bersyariah, le FPI et ses alliés, tels le Forum Umat Islam (FUI), se sont engagés dans des manifestations de rue et des rassemblements, des actions violentes à l’occasion et la défense agressive de cas choisis avec soin dans une stratégie visant à générer un maximum de publicité. Ils ont également flirté avec la possibilité de contester directement de l’intérieur le système démocratique qu’ils rejettent par ailleurs. Par exemple, en 2008, le FPI a brièvement débattu de la question de former son propre parti politique. Ils ont fait valoir que les partis islamistes existants, tels que le PKS, le PKB et le PAN, s’étaient fourvoyés en se compromettant par des alliances avec des partis ou candidats laïques, ou bien en acceptant des non-musulmans comme candidats. L’esprit d’un « islam révolutionnaire », tourné « uniquement vers la politique de la charia, et non la défense d’intérêts particuliers », n’était plus représenté, à leurs yeux, par le système des partis (3). Finalement, l’idée a été abandonnée, car elle a été considérée comme impliquant trop de compromissions.
Rizieq a également été présenté par l’organisation comme étant un candidat présidentiel potentiel, à l’image d’un certain nombre d’autres personnalités de haut rang telles Cholil Ridwan, président du Majelis Ulama Indonesia (MUI, Forum des oulémas d’Indonésie). La position du FPI sur la nation qui devrait être dirigée par des religieux islamiques plutôt que par des politiciens présente un intérêt évident pour le MUI, avec lequel l’organisation a développé des relations mutuellement bénéfiques (le FPI étant à l’occasion le « maître d’œuvre » des fatwas, souvent controversées, édictées par le MUI). Le fait le plus significatif à cet égard a sans doute été la fatwa de 2005 proclamant que le libéralisme, la sécularisation et le pluralisme étaient haram (péché ou interdit de l’islam). A bien des égards, la fatwa était une réaction conservatrice face à la popularité grandissante des courants de pensée libérale au sein des organisations islamiques traditionnelles comme le Nahdatul Ulama et la Muhammadiyah, illustrée dans l’esprit des conservateurs par le Jaringan Islam Liberal ou Réseau de l’islam libéral. Le FPI a cependant poussé la directive antilibéralisme plus loin, non seulement comme un rejet de la diffusion des idées libérales, mais comme une critique globale du système démocratique existant. Si le libéralisme était haram, alors la démocratie libérale devait également être haram. Le mouvement antilibéral s’est ensuite développé pour englober dans une vaste coalition des groupes islamistes conservateurs avec des organisations islamiques traditionnelles.
De plus, en mars 2011, la télévision al-Jazeera a révélé l’existence d’un document exposant les grandes lignes d’un inédit « Conseil de la révolution islamique ». Compilé par l’ancien dirigeant Hizbut Tahrir, chef du Forum Umat Islam et proche confident de Muhammad Al Khathath, du FPI, il a semblé représenter une « équipe rêvée » islamiste. Al Khathath a expliqué que, dans le sillage du scandale de corruption de la Bank Century, on sentait que le gouvernement pouvait s’effondrer à tout moment et qu’il était donc nécessaire de mettre en forme un gouvernement alternatif pour combler le vide du pouvoir qui en résulterait. Des personnalités du FPI occupaient une place importante dans le cabinet fantôme, avec Habib Rizieq comme chef de l’Etat, le porte-parole du FPI et avocat Munarman comme ministre de la Défense et l’imam radical en détention Abu Bakar Bashyir comme membre d’un Conseil religieux des Anciens. En dehors des islamistes, d’anciens généraux de l’Ordre nouveau comme Tyasno Sudarto figuraient également dans le cabinet fantôme. Tout en niant avoir eu connaissance du document, Sudarto a admis avoir tenu des discussions avec des groupes islamistes sur « l’avenir de la nation » puisqu’ils partageaient le désir d’un retour au Pancasila tel qu’ils l’entendaient, et un rejet d’une transition vers la démocratie libérale. Le document a suscité un bref et vif tollé et certains, dans le camp de Yudhoyono, l’ont considéré comme la preuve de l’existence d’un complot militaire islamiste visant à renverser le gouvernement. Cela ne fut peut-être pas plus qu’un vœu pieux de la part d’Al Khathath. Mais cet épisode a toutefois dénoté qu’il y avait un point de convergence idéologique entre les tenants de l’Ordre nouveau qui cherchent à faire reculer les réformes démocratiques et les islamistes. Rizieq n’a pas hésité par le passé et à plusieurs reprises en public à faire les louanges de l’ancien dictateur Suharto comme ayant été une personnalité « charismatique » et « centrale ».
Des moyens démocratiques pour une finalité non démocratique ?
Au final, comment le FPI se situe-t-il aujourd’hui par rapport aux élections de 2014 ? Dans une prise de position officielle publiée en août 2013, le FPI a déclaré que les élections représentent une « période d’extrême urgence » pour les musulmans indonésiens car elles recèlent en elles un danger, celui de voir ceux qui prendront le contrôle des rênes politiques favoriser la propagation de l’apostasie (emurtadan) (4). A cette fin, le FPI conjure les musulmans de choisir des candidats et de soutenir les partis politiques qui manifestent leur engagement à faire respecter la charia et reflètent les préoccupations de l’oumma. Bien que rejetant la démocratie, le FPI encourage les musulmans à y participer comme moyen d’y mettre fin. Mais il est va de cette déclaration comme de la plupart de ses déclarations publiques : le communiqué peut aussi se comprendre comme une annonce selon laquelle le FPI est prêt à offrir son soutien à quiconque se déclare prêt à défendre, ne serait-ce que du bout des lèvres, les thèses défendues par le Front.
Le FPI a déjà exprimé ses vues au sujet des candidats qu’il considère comme inacceptables. Un exemple est l’ex-général Wiranto et son parti politique Hanura, quand bien même Wiranto a été l’un des soutiens initiaux du FPI du temps où il était chef des forces armées. La raison de cette opposition du FPI à Wiranto est à l’évidence le soutien public manifesté par Wiranto à la tenue en Indonésie de l’élection de Miss Monde – une manifestation bien évidemment intolérable par le FPI. Le FPI avait manifesté son opposition à la tenue du concours en organisation des défilés de rue et en menaçant d’en perturber l’élection ; le résultat avait été le transfert du concours de Bogor (Java-Ouest) à Bali. Le spectacle était de surcroît sponsorisé par le candidat à la vice-présidence du ticket porté par Wiranto, à savoir le milliardaire d’origine chinoise et magnat des médias Harry Tanoesoedibjo, que Rizieq avait publiquement qualifié d’infidèle et de « porc » devant être « abattu et brûlé ».
Le gouverneur de la province de Java-Ouest, Ahmad Heryawan, actuellement présélectionné par le parti islamiste PKS comme l’un de ses cinq candidats potentiels à la présidentielle, est un favori du FPI. Au cours de sa campagne pour sa réélection en 2012, il a fait preuve de sa capacité à conclure des alliances avec le FPI, s’engageant à déclarer hors-la-loi les Ahmadis et leurs activités dans la province au cas où il était réélu. Le plus ferme soutien partisan pour le FPI est venu du PPP islamique. Le président de ce parti – et actuel ministre de la Religion –, Suryadharma Ali, est un partisan avoué et régulier du FPI, allant même jusqu’à offrir à Munarman, son fougueux porte-parole, de se présenter comme candidat à l’Assemblée législative. Interrogé sur l’opportunité de collaborer avec un groupe connu pour son utilisation de la violence à des fins extrajudiciaires, Suryadharma a fait valoir qu’il valait mieux accueillir des organisations radicales dans le système où elles pouvaient, selon lui, « apporter une contribution positive ». La main tendue du PPP au FPI, ainsi qu’à un certain nombre d’autres d’islamistes bien connus, fait partie d’une tentative visant à s’imposer comme un parti purement islamique, différent des autres partis islamiques tels le PKS qui soutient des candidats non musulmans.
Pour ajouter à l’annonce du FPI concernant les élections de 2014, le ministre de l’Intérieur, Gamawan Fauzi, qui, moins de dix mois plus tôt, avait menacé de dissoudre le FPI en recourant à la législation récemment révisée qui régit les organisations non gouvernementales, a suivi l’exemple de Suryadharma en indiquant en octobre 2013 que le FPI était maintenant un « atout national » et que les dirigeants régionaux et nationaux devraient travailler en partenariat avec lui. Prabowo Subianto, considéré comme un des favoris pour les prochaines présidentielles, a répondu positivement à l’appel de Gamawan, suggérant que le FPI pourrait et devrait être « accepté ».
En résumé, dans cette période pré-électorale, on constate chez les élites politiques un regain d’intérêt considérable à s’allier au FPI, ce qui soulève des questions embarrassantes sur l’attachement réel à la démocratie de ces élites. Il paraît probable qu’une part de la logique sous-jacente à former des alliances avec le FPI et d’autres groupes islamistes ressort d’un calcul tactique afin d’obtenir les voix des électeurs de circonscriptions particulières tout en minimisant les concessions idéologiques de fond.
Une telle attitude doit être resituée dans le contexte des prévisions du taux d’abstention (qui va croissant) et du vote informel, ou Golput (5). De 7,7 % lors des premières élections multipartites de l’ère post-Ordre nouveau, en 1999, le taux d’abstention a grimpé à près de 30 % lors des élections nationales de 2009. Certains ont estimé que le taux de Golput en 2014 pourrait atteindre les 40 %, voire 60 %. Les débats sur les causes de l’augmentation du Golput sont intenses. Certes, il est toujours hasardeux d’expliquer pourquoi les gens s’abstiennent d’aller voter, mais le consensus général est qu’il reflète une désillusion croissante pour la substance de la démocratie institutionnelle. Les révélations quasi quotidiennes de corruption à tous les niveaux du gouvernement ont vu l’euphorie de la phase post-autoritaire initiale se muer lentement en une indifférence cynique, voire pleine de mépris, pour le jeu électoral. Se tourner vers les islamistes conservateurs et leurs sympathisants implique des concessions politiques relativement minimes, telles que l’adoption d’une ligne dure à l’encontre d’adversaires qui n’ont que peu de moyens de se défendre, tels les minorités religieuses, avec la possibilité de mobiliser électoralement des groupes idéologiquement peu portés à voter. A l’évidence, certains partis et candidats voient là une manière facile et peu coûteuse de mobiliser des électeurs qui se montrent globalement plutôt indécis et indifférents ; cela leur semble certainement plus facile que de s’engager, par exemple, sur la négociation des revendications d’augmentation du salaire minimum face à un mouvement syndical qui se développe, ou bien sur l’élaboration de politiques cohérentes de réduction de la pauvreté en Indonésie. Des groupes tels que le FPI ont aussi, pour reprendre les paroles de l’ancien chef de la police Sutanto, le rôle de servir de « chiens de garde » potentiels pour contrer les forces sociales progressistes ou libérales.
Le grain de sable qui pourrait potentiellement tout gâter, du point de vue du FPI, est l’immense popularité dont jouit Joko Widodo ou Jokowi, l’ancien maire de Surakarta et actuel gouverneur de Djakarta. Beaucoup s’attendent à ce qu’il se présente comme candidat à la présidentielle ou au minimum comme candidat à la vice-présidence. La plupart des sondages le placent loin devant les autres candidats, Golput mis à part. Son parti, le PDI-P, demeure l’un des plus ouvertement hostiles au FPI et le moins susceptible de faire des concessions ou de transiger avec les groupes islamistes. Le FPI s’est déjà heurté de front à l’administration de Djakarta, depuis l’élection de Jokowi au poste de gouverneur de la ville, en particulier à son vice-gouverneur Basuki Tjahaja Purnama, connu aussi sous le nom d’Ahok, qui a publiquement raillé la proposition de Gamawan d’établir une collaboration gouvernement-FPI. Une réplique identique est venue de Ganjar Pranowo, le gouverneur PDI-P de la province de Java-Centre.
Certains, dans l’entourage rapproché de Jokowi, affirment que la popularité de Jokowi est si forte que le soutien populaire au FPI à Djakarta va s’en trouver érodé, particulièrement parmi les populations urbaines pauvres qui constituent la majeure partie des soutiens au FPI. Mais il se peut qu’on surestime ce qu’on appelle « l’effet Jokowi ». Ainsi, des candidats pourtant soutenus par Jokowi n’ont pas réussi à gagner les élections pour le poste de gouverneur dans les provinces de Java-Ouest et Sumatra-Nord en 2013 ; ils ont perdu face à des candidats soutenus par le PKS.
Au bout du compte, toute incapacité à influer de manière significative sur le résultat des élections de 2014 et sur les politiques que les vainqueurs mettront en œuvre sera, à n’en pas douter, mis sur le compte de la nature du système démocratique et de son axiome fondamental « Un homme, une voix ». Système où, pour reprendre les mots utilisés par Habib Rizieq lui-même, « la voix de une prostituée ou d’un alcoolique est considérée comme ayant une valeur égale à celle d’un ouléma apprécié ou d’un Habib [Rizieq] ».