Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Où est la paix conclue par l’accord sur le Bangsamoro ?

Publié le 30/04/2014




Salué comme historique, le récent accord passé entre Manille et le MILF présente de grosses lacunes. Dans l’article ci-dessous, Paul Defensor Knack, ancienne secrétaire adjointe aux Territoires et Affaires législatives au sein Département philippin pour l’Environnement et les Ressources Naturelles, en souligne les faiblesses. …

Publié le 9 avril 2014 sur le site The Diplomat, site fondé en 2002 et spécialisé sur l’actualité géopolitique de la zone Asie-Pacifique, le texte a été mis en ligne en français le 28 avril par AlterAsia, portail d’information sur l’Asie du Sud-Est. Légèrement remaniée par Eglises d’Asie, la traduction est d’Elsa Favreau.

 

[Le 27 mars 2014], le gouvernement philippin a annoncé et célébré en grande pompe la signature d’un accord de paix historique (encore un), l’Accord global sur le Bangsamoro (Comprehensive Agreement on the Bangsamoro, CAB), avec le groupe rebelle du Front moro de libération islamique (MILF), une faction dissidente du groupe séparatiste du Front moro de libération nationale (MNLF) à Mindanao. L’accord prévoit la création d’une entité politique autonome Bangsamoro qui serait plus grande que l’actuelle Région autonome musulmane de Mindanao. Le terme Bangsamoro n’apparaît pas dans les dispositions constitutionnelles relatives à Mindanao, mais est censé faire référence à la population musulmane de Mindanao, aussi connue sous le nom de Moro. Supervisé par la Malaisie, le CAB s’inscrit dans une longue liste d’accords de paix qui ont tous échoué à régler le conflit armé de Mindanao qui dure depuis des lustres.

Depuis le début du processus de paix, tout n’a pas été facile. Immédiatement après que l’accord-cadre pour le CAB a été signé il y a deux ans, il s’est heurté à une forte opposition de la part des constitutionnalistes, d’autres groupes armés, des populations autochtones et de citoyens inquiets à travers tout le pays ; et il a même été suivi de deux conflits armés majeurs avec le MNLF, l’un à Sabah, en Malaisie, et l’autre dans la ville de Zamboanga, dans le sud des Philippines.

Le premier signal d’alarme apparaît à la lecture des signataires de l’accord. L’accord a été conclu avec le MILF uniquement et exclut le groupe séparatiste du MNLF, les armées privées, les groupes paramilitaires et les milices à l’œuvre dans la région. Il exclut également les héritiers du Sultanat de Sulu, qui ont autrefois régné sur le territoire et y ont dirigé un empire prospère, ainsi que les tribus autochtones dont les droits sont protégés par une convention des Nations Unies et qui revendiquent le territoire en tant que terre de leurs ancêtres. Rejetant l’accord de paix, les partisans armés du Sultanat ont attaqué Sabah en Malaisie au mois d’août de l’an dernier, pour tenter d’en revendiquer le territoire. A Sabah, la Malaisie a succédé à la Compagnie britannique du Nord de Bornéo qui louait le territoire au sultanat depuis 1878. La Malaisie soutient que le territoire lui a été cédé bien qu’elle continue de payer un loyer annuel au sultanat.

Le MNLF a soutenu les partisans du sultanat et a rapidement proclamé que Mindanao était indépendant, avec Nuri Misuari comme président de la République du Bangsamoro. L’Etat fédéral projeté comprenait l’intégralité de l’île de Mindanao, y compris ses provinces et ses villes non musulmanes, ainsi que Sabah et Sarawak à Bornéo, en Malaisie. La Malaisie a riposté avec des frappes aériennes qui ont forcé les rebelles à se replier dans la jungle. S’en est suivi la répression de centaines de travailleurs migrants philippins qui travaillaient là dans l’industrie pétrolière, dont certains sont depuis revenus à Mindanao. Ironiquement, la Malaisie avait auparavant fourni des armes et des munitions aux rebelles, pour lutter contre le gouvernement philippin. Un livre publié par le Bureau des études spéciales et stratégiques, think tank des Forces armées philippines, laisse entendre que la Malaisie avait un accord avec le MILF pour réprimer le MNLF, pourtant autrefois financé et entraîné par Kuala Lumpur.

Plusieurs mois plus tard, une faction du MNLF dirigée par Misuari a lancé une autre attaque, à Zamboanga cette fois, ville à majorité chrétienne du sud philippin, et a pris des otages. Selon la maire de la ville, Isabelle Climaco-Salazar, « le principal objectif du MNLF en envahissant la ville de Zamboanga était de hisser leur banderole pour l’indépendance sur l’hôtel de ville ». Près de 200 personnes ont été tuées, des dizaines de milliers d’habitants déplacés et des milliers de maisons détruites par le feu. Des mandats d’arrêts pour violation des droits de l’homme et rébellion ont été émis contre Nuri Misuari et les leaders du MNLF.

Un second signal d’alarme réside en l’absence de disposition pour le désarmement intégral du MILF. Le CAB prévoit la remise des armes à un groupe composé d’observateurs internationaux et philippins. Pourtant, quatre chefs du MILF, avec environ 4 000 partisans, ont refusé d’accepter cette clause et sont retournés dans le giron du MNLF, en faisant le serment de rejoindre le projet sécessionniste. Pour sa part, le MNLF voit l’accord de paix entre le gouvernement philippin et le MILF comme une violation de l’accord de paix de 1996, négocié sous l’égide de l’OCI (Organisation de la coopération islamique).

Un autre problème majeur est le cadre légal lui-même de l’accord. Le CAB est presque une copie conforme de l’accord de paix de 2008 qui s’est soldé par un échec, le Protocole d’accord sur les terres ancestrales (MOA-AD), signé par la présidente de l’époque, Gloria Macapagal-Arroyo, avec le MILF, qui créait une nouvelle entité juridique similaire au CAB. Il a été invalidé par la Cour suprême la même année, en raison de son incompatibilité avec la Constitution. La Cour pourrait très bien infliger le même sort au CAB. Le CAB comme feu le MOA-AD prévoient l’expansion de la Région autonome musulmane de Mindanao (ARMM), laquelle est inscrite dans la Constitution philippine. Le territoire proposé consiste en la région autonome actuelle et empiète en partie sur des régions non musulmanes. Les querelles entre musulmans débordent souvent sur les secteurs à majorité chrétienne. Et il semble bien que cela sera le cas avec le nouveau projet de territoire Bangsamoro, qui pourrait envenimer les tensions entre les musulmans et les chrétiens et provoquer de nouveaux bains de sang.

Dans le cas du MOA-AD, la Cour suprême philippine avait jugé que le président ne pouvait pas déléguer le pouvoir de créer une entité politique. La Cour avait également noté qu’il n’y avait eu aucune consultation préalable dans les zones concernées. Le P. Joaquin Bernas, jésuite, éminent constitutionaliste, remarquait que la cession d’une portion du territoire de la République des Philippines ne pouvait être cédée par un simple protocole d’accord, mais qu’un tel acte nécessitait bien un amendement à la Constitution. Ce problème persiste dans le nouvel accord de paix. La présidente du Comité sénatorial sur les amendements constitutionnels et la révision des codes et des lois, la sénatrice Miriam Defensor Santiago, souligne que la disposition viole le principe de suprématie de la loi constitutionnelle et que la nouvelle entité politique est en fait un sous-Etat avec des pouvoirs exclusifs, y compris des pouvoirs et des compétences qui vont à l’encontre de la Constitution.

La Commission de transition créée en vertu de l’accord de paix est toutefois chargée de modifier la Constitution philippine de façon à rendre l’accord de paix compatible avec cette dernière, ce qui suppose encore un pouvoir que le président n’a pas.

Tout cela soulève une question : où est la paix ?