Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – L’ambivalence de Narendra Modi vis-à-vis de Pékin nourrit l’espoir des Tibétains

Publié le 19/06/2014




Les 8 et 9 juin derniers, alors que le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi effectuait une visite à New Delhi, plusieurs centaines de militants pro-Tibet, à l’appel du Congrès de la jeunesse tibétaine (Tibetan Youth Congress, TYC), ont manifesté dans la banlieue de la capitale, réclamant …

que le nouveau Premier ministre indien Narendra Modi aborde la question tibétaine avec le représentant de Pékin.

Dans le texte ci-dessous, daté du lendemain des manifestations, le 10 juin, Lobsang Yeshi, membre du Parlement tibétain en exil (1), se fait l’interprète des espoirs qu’un grand nombre de Tibétains fondent aujourd’hui en Narendra Modi. Un article dithyrambique qui contraste fortement avec les craintes exprimées par les minorités non hindoues de l’Inde lors de l’élection du leader du Bharatiya Janata Party (BJP), et qui témoigne de la vision toute particulière que les exilés tibétains ont de la personnalité du nouveau Premier ministre indien ainsi que de ses objectifs.

Les politologues restent quant à eux très partagés sur le sens à donner aux messages contradictoires envoyés par Narendra Modi. Le nouveau Premier ministre a-t-il réellement l’intention de soutenir le Tibet dans le but de défier la Chine et ses visées territoriales, en particulier sur la question épineuse de la frontière sino-indienne ? Ou cèdera-t-il au mercantilisme en donnant la priorité aux relations économiques avec Pékin, comme il l’a fait au Gujarat lorsqu’il en était ministre-président ?

La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

L’avènement de Modi : un espoir pour le Tibet ?

L’écrasante victoire de Narendra Modi, devenu Premier ministre de l’Inde dans l’euphorie générale et sous les caméras du monde entier, n’a pas seulement été accompagnée de l’habituelle avalanche de félicitations des chefs d’Etat, mais a été également saluée par les leaders de l’Association sud-asiatique pour la coopération régionale (SAARC) à New Delhi, et suivie de la libération de prisonniers indiens par le Pakistan et le Sri Lanka en un « geste de bonne volonté », tandis que les valeurs indiennes s’envolaient en bourse.

Pendant que les uns s’enthousiasment et que les autres s’inquiètent, plusieurs spécialistes de la politique [dans le sous-continent] prédisent la renaissance d’une Inde puissante sous la direction de Modi. Ainsi, c’est une démocratie indienne rayonnant de toute sa splendeur qui est apparue aux yeux de tous lorsque l’on a vu les différents adversaires politiques enterrer la hache de guerre pour féliciter Narendra Modi.

A la surprise générale, le nouveau Premier ministre a même reçu les félicitations des diplomates pakistanais ainsi que du leader du Parti du Congrès Shashi Tharoor. Les experts financiers internationaux, tels les économistes britanniques Jim O’Neill et Chris Wood, ont également joint leurs voix aux chœurs annonçant Modi comme le sauveur de l’économie indienne.

Parallèlement, étant donné les enjeux majeurs que représente l’Inde et le débat mondial qu’a engendré l’avènement de Modi, cette victoire historique a également suscité l’intérêt et la réflexion des Tibétains en exil. Et bon nombre d’entre eux s’interrogent et débattent [aujourd’hui] sur les conséquences que pourront avoir cet événement sur la cause tibétaine.

Les Tibétains se demandent si l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi révélera positive pour la cause tibétaine. Le nouveau Premier ministre parlera-t-il dans l’intérêt des Tibétains et soulèvera-t-il d’une façon plus efficace la question du Tibet avec son homologue chinois ? Assurera-t-il la médiation pour renouer le dialogue entre la Chine et le dalaï-lama ? Mieux encore, Narendra Modi reviendra-t-il sur l’attitude de l’Inde vis-à-vis du Tibet après la longue « pause politique » [de ses prédécesseurs] ?

Certains d’entre eux espèrent même que l’admiration que porte Modi à son icône Sardar Patel Vallabhbai, le poussera à l’imiter et à examiner favorablement les questions du Tibet et du dalaï-lama. Car voici qu’enfin, les électeurs indiens offrent à Narendra Modi un mandat qui lui accorde une puissance telle qu’il peut se permettre la liberté d’être tout à la fois imaginatif, audacieux et pragmatique dans ses relations avec Pékin, et en particulier sur la question tibétaine.

Néanmoins, certains Tibétains craignent que la longue collaboration commerciale de plus de dix ans que Modi entretient avec la Chine n’ait des répercussions néfastes sur la question du Tibet. En 2011, lorsque Narendra Modi s’était rendu en visite officielle en Chine pour la quatrième fois, Pékin lui avait réservé un accueil digne des plus grands chefs d’Etat. Le leader BJP avait lui-même reconnu qu’il entretenait de bonnes relations avec le gouvernement chinois et que ce dernier était ouvert à ses suggestions et y répondait avec affabilité. Et il est vrai qu’en tant que ministre-président du Gujarat, lorsqu’il avait demandé que l’on libère des commerçants de son Etat qui avaient été emprisonnés à Shenzhen en Chine, Pékin s’était immédiatement exécuté.

Les observateurs ont également noté la réponse exceptionnellement mesurée de Pékin aux avertissements belliqueux de Modi sur la question de l’Arunachal Pradesh (2), lors de sa campagne électorale, des propos rappelant l’époque Hindi-Chini bhai-bhai (« Les Chinois et les Indiens sont frères », slogan de Nehru – NdT).

Plusieurs économistes font également allusion à la contribution de la Chine à la réussite économique de Modi au Gujarat. La mise en œuvre du modèle chinois des Zones économiques spéciales dans l’Etat du Gujarat a en effet permis des échanges commerciaux et des investissements étrangers colossaux, l’implantation de centrales nucléaires et le développement de réseaux d’électricité à haute tension.

Cependant, tout en prônant durant toute sa visite en Chine le commerce bilatéral, Modi n’avait pas cessé d’évoquer avec les responsables chinois les questions, d’une grande importance politique, de la délimitation des frontières avec la Chine en Arunachal Pradesh, de la présence des forces armées chinoises dans la Pok (Pakistan occupied Kashmir – NdT)) ainsi que d’autres problèmes territoriaux. Le professeur Nalapat, spécialiste en géopolitique de l’Université de Manipal, a déclaré dans une récente interview à Gateway House : « L’impression que Modi penche du côté de la Chine est totalement fausse. En Chine, il a été très ferme sur la question des intérêts indiens – en particulier en ce qui concerne l’aide chinoise apportée à l’armée pakistanaise ainsi qu’aux programmes balistiques et nucléaires du Pakistan. Il a réaffirmé très clairement que le problème des frontières devait être réglé d’une manière qui assurerait la tranquillité de tous. »

Parmi les nombreux analystes étrangers qui ont suivi l’ascension de Narendra Modi, une grande majorité d’experts en stratégie prédisent que le nouveau Premier ministre indien adoptera une diplomatie multilatérale afin de maintenir un équilibre entre le développement économique et la protection des intérêts stratégiques indiens. Ancien ministre des Affaires étrangères, Shyam Saran, dans un récent article intitulé : « Modi doit restaurer l’Inde dans son rôle de leader mondial », suggère qu’étant donné que « les défis auxquels l’Inde est confrontée [aujourd’hui] seront toujours les mêmes dans l’avenir, il faudra [que le Premier ministre] gère une relation contradictoire avec la Chine, dans un savant mélange de fermeté dissuasive et de consensus au sens large ».

Le Dr Ashok Sharma, chercheur honoraire en politique et relations internationales à l’Université d’Auckland, écrit de son côté que « la politique étrangère sera l’enjeu principal du gouvernement Modi », expliquant que le Premier ministre, qui a « la double réputation d’être un entrepreneur à succès et un nationaliste extrémiste, devra essayer de répondre aux différentes attentes [de ses électeurs] ». « Sous la direction du BJP, l’interdépendance [des deux pays] et le réalisme politique seront les maîtres-mots de la politique étrangère de l’Inde », conclut-il.

Malgré cela, de nombreux Tibétains affichent leur optimisme, certains du fait que les préoccupations de Modi pour la cause tibétaine ainsi que ses liens personnels avec le dalaï-lama amèneront des jours meilleurs à Dharamsala. Le BJP est particulièrement populaire parmi les exilés tibétains en tant que parti ayant apporté ouvertement son soutien au gouvernement en exil ainsi qu’aux militants de la cause tibétaine.

Narendra Modi lui-même lorsqu’il était ministre-président du Gujarat et leader du BJP avait rencontré le dalaï-lama à plusieurs reprises ainsi que les dirigeants de l’Administration Centrale Tibétaine (CTA) en Himachal Pradesh. Il avait même félicité en personne le dalaï-lama lors d’un événement qui s’était tenu au Gujarat en 2010.

L’automne dernier, une semaine avant que Modi ne se présente comme le candidat du BJP au poste de Premier ministre, une délégation parlementaire tibétaine dont je faisais partie, avait reçu de lui un accueil des plus chaleureux au Gujarat. Chaque délégué avait été autorisé à s’adresser en personne au ministre-président malgré l’emploi du temps très chargé de celui-ci. Narendra Modi avait non seulement exprimé son soutien sincère et sa solidarité envers la cause tibétaine, mais avait également partagé quelques anecdotes touchantes sur son pèlerinage au Mont Kailash au Tibet.

Par ailleurs, une quinzaine de jours avant cette rencontre avec Modi, notre même délégation tibétaine avait appelé l’économiste britannique de renom Meghnad Desai à Goa, et ce dernier nous avait assuré que la victoire du leader du BJP serait non seulement « éclatante et décisive », mais représenterait « une chance unique pour l’Inde comme pour le Tibet ». Des réflexions qui démontrent bien le réel intérêt de Modi pour la question tibétaine.

Une autre raison de se montrer optimiste est de se rappeler l’avertissement sévère de Modi à la Chine durant sa campagne électorale dans l’Arunachal Pradesh ainsi que sa critique de la politique indienne et de son incapacité à protéger les frontières contre la Chine dans son discours prononcé à Chennai (Madras).

Cette conférence de Chennai en octobre dernier est considérée comme le premier véritable discours de Narendra Modi dans le domaine de la politique étrangère. Il y avait vivement critiqué la faiblesse du gouvernement central face aux provocations chinoises et à ses transgressions des frontières. « Pourquoi donc l’Inde permettait-elle à la Chine de dominer la scène internationale ? », avait-il lancé.

Dans ce même discours, Modi avait également cité une réflexion du dalaï-lama au sujet de l’ouvrage d’Arun Shourie, sorti à l’occasion de la conférence, et intitulé : « Self-Deception: India’s China Policies Origins, Premises, Lessons », jugeant le titre tout à fait approprié pour qualifier la politique étrangère de l’Inde. Et les experts de souligner la façon dont le leader BJP avait désigné la Chine comme « Le pays voisin », avec la Birmanie, bien avant sa future investiture à Delhi.

Pourtant, certains craignent que le pragmatisme viscéral de Modi, sa formule nationaliste « l’Inde avant tout », ainsi que son idéologie du développement à tout prix [comme il l’avait démontré] en tant que ministre-président du Gujarat, ne risquent de le faire s’engager dans un partenariat économique et stratégique avec Pékin qui le mènerait à souscrire finalement à la politique (chinoise) vis-à-vis du Tibet.

Déjà quelques experts indiens et chinois soupçonnent Narendra Modi de vouloir devenir le « Nixon de l’Inde » – la priorité au développement ayant été le principal « mantra » de la campagne électorale du nouveau Premier ministre –, ce qui permettrait à la Chine d’achever sa brèche entamée dans la frontière sino-indienne en échange d’un partenariat économique multilatéral.

D’autres voient plutôt Modi comme une sorte de Deng Xiaoping ou de Mikhaïl Gorbatchev indien. L’un de ces spécialistes, William J. Antholis, qui a interviewé Narendra Modi le mois dernier, a noté que celui-ci avait soigneusement évité de désigner la Chine comme une menace directe et n’avait à aucun moment montré une quelconque défiance envers Pékin. Le futur Premier ministre avait également assuré William Antholis qu’il était possible de résoudre les différences entre les deux pays en « hissant à un autre niveau » les relations sino-indiennes.

Et voilà ! Avant même d’avoir endossé la charge de Premier ministre, Modi a semé le doute dans tous les esprits. Il a [encore davantage brouillé les pistes] en tweetant [après son élection] une réponse chaleureuse au message de félicitations du dalaï-lama, se disant « extrêmement reconnaissant à Sa Sainteté pour ses bons vœux et son estime », avant d’honorer le leader politique tibétain Lobsang Sangay d’une invitation à sa cérémonie de prestation de serment. Cette invitation peut être considérée comme la première véritable reconnaissance officielle du gouvernement tibétain en exil par l’Inde. Sans surprise, le gouvernement chinois a immédiatement envoyé une vigoureuse protestation concernant cette invitation de Lobsang Sangay.

Pour les Tibétains, cette reconnaissance a été un énorme soulagement après la longue période de mise à distance par le gouvernement indien. En invitant les dirigeants tibétains (y compris la ministre de l’Intérieur Dolma Gyari) au rassemblement d’août, le Premier ministre Narendra Modi a encore renforcé la confiance du peuple tibétain en lui.

Cependant, des observateurs plus méfiants interprètent ces traitements de faveur envers les dirigeants tibétains comme un calcul de Modi pour s’allier le CTA en vue de futures transactions avec la Chine au sujet des questions frontalières. Certains d’entre eux, plus excessifs encore, suspectent même que cet « acte diplomatique » pourrait être le signe avant-coureur d’un prochain « coup de Trafalgar ». Ils rappellent que le précédent gouvernement NDA [National Democratic Alliance, coalition à la tête de laquelle se trouve Modi aujourd’hui – NdT] avait reconnu que le Tibet n’était qu’une « région autonome » [de la Chine], en échange du Sikkim en 2003 (3).

Un ancien président du Tibetan Youth Congress (TYC), Tséwang Rinzin, fait également partie de ceux qui jugent prématuré l’optimisme des Tibétains, et il rappelle les prises de positions et les faiblesses passées de nos amis politiques indiens lorsqu’ils étaient au pouvoir. Il reste que, depuis leur arrivée sur le sol indien, le dalaï-lama et les Tibétains ont bénéficié d’une aide humanitaire incomparable de la part du gouvernement et du peuple indien, et ce quel que soit le parti au pouvoir à Delhi. Et les Tibétains en exil sont extrêmement redevables au gouvernement, au peuple indien et à tous les partis politiques, pour leur soutien sans réserve et leur solidarité envers les Tibétains et leur cause.

Sur le plan politique, les gouvernements indiens successifs ont presque tous suivi le modèle institué par le véritable fondateur de la politique étrangère en Inde, le Premier ministre Jawaharlal Nehru. A ce sujet, Sreeram S. Chaulia, professeur à l’Université de Syracuse, à New York, a déclaré : « Nulle part ailleurs l’influence de cet architecte de l’Inde moderne n’a été plus monumentale, singulière et durable que dans le domaine de la politique étrangère et des relations extérieures. » Quant à l’ancien président indien, K. R Narayanan, il confiait également que « dès qu’il s’agissait de politique étrangère, Nehru n’était pas mort ».

Lorsque le Premier ministre Narendra Modi a conversé récemment avec son homologue chinois, Li Keqiang, il lui a assuré que la Chine était l’une des priorités de la politique étrangère de l’Inde et qu’il attendait avec impatience de travailler avec les dirigeants chinois afin de pouvoir traiter rapidement toutes les questions en suspens entre leurs deux pays. Le leader BJP a également invité le président chinois Xi Jinping à se rendre en Inde un peu plus tard cette année.

Le Premier ministre chinois a transmis en réponse le désir de Pékin « d’établir un partenariat solide avec le nouveau gouvernement de l’Inde pour le développement ultérieur des relations entre les deux pays ». Et aujourd’hui, alors que le gouvernement de Modi n’est au pouvoir que depuis quelques semaines, la Chine vient d’envoyer son ministre des Affaires étrangères Wang Yi en « visite préliminaire » en Inde, ce 8 juin. Les analystes considèrent cela comme une ouverture sans précédent au regard de la diplomatie chinoise.

Malgré les allusions de certains à la volonté des Tibétains en exil d’exacerber les tensions entre l’Inde et la Chine, [il est notoire que] les dirigeants tibétains de Dharamsala n’ont cessé de plaider en la faveur d’une amélioration des relations sino-indiennes, qui, selon eux, renforcerait la capacité de l’Inde à pouvoir négocier sur la question tibétaine avec Pékin.

Enfin, plutôt que de spéculer sur le tour que pourraient prendre les événements sous la nouvelle direction de Modi, les Tibétains devraient se contenter d’attendre et d’observer de quelle manière le Premier ministre indien met en application son rêve d’une Inde forte et développée, par le moyen d’une diplomatie multilatérale, d’un réseau étroit d’alliés, et sur la base des formules traditionnelles Vasudhaiva Kutumbakam (« Le monde n’est qu’une seule et même famille » – NdT) et Shakti Shanti (« Le pouvoir de la paix » – NdT). Et le plus impressionnant est d’observer comment Modi arrive à équilibrer l’intérêt national de l’Inde avec ses obligations morales et humanitaires envers les Tibétains. Désormais, les Tibétains ne peuvent qu’espérer que le nouveau gouvernement, en traitant avec la Chine, ne trahira pas les intérêts tibétains au profit de la realpolitik.

(eda/msb)