Eglises d'Asie

Supplément EDA 2/2008 : Les évolutions du paysage religieux face à la modernité

Publié le 13/09/2010




Pays neuf, Singapour n’était pas une nation. Ses fondateurs, et le plus illustre d’entre eux en tête, Lee Kuan Yew, ont eu à cœur d’en créer une. Dans cette cité-Etat qui doit sa naissance et son développement à la volonté britannique de s’imposer dans une région alors sous le contrôle de la couronne hollandaise, les dirigeants du Singapour indépendant ont construit leur analyse politique…

à partir de la situation géopolitique de la cité-Etat, société multiethnique et plurireligieuse immergée au cœur d’un vaste ensemble malais.

Lee Kuan Yew voulait inventer une modernité qui ne soit pas occidentale, mais asiatique. Misant dans un premier temps sur le confucianisme traditionnel, il a développé une pensée où les religions, quelles qu’elles soient, se devaient d’être au service d’un bien commun, défini comme le développement économique et l’élévation du niveau de vie. Au cours des années 1980, la politique qui en découle se heurte à la naissance d’embryons de société civile, notamment au sein de l’Eglise catholique. Le gouvernement réagit alors par la répression, faisant voter une loi de « maintien de l’harmonie religieuse », dont l’objet est de contrôler les espaces de réflexion, éventuellement de contestation, qui viendraient à exister hors du contrôle gouvernemental, dans les religions. Au fil des années 1990, avec le développement des classes moyennes éduquées, la nouvelle génération de dirigeants qui accède aux responsabilités se rend compte que le système a besoin d’un peu de souplesse, mais il n’est toujours pas admis que la société civile puisse se développer de manière autonome. On parlera alors de « société civique » pour désigner la fabrique sociale à l’œuvre à Singapour.

Vu du côté de la population singapourienne, ce demi-siècle de développement économique remarquable s’est accompagné de changements aussi profonds que discrets. Dans une société où l’appartenance religieuse était le plus souvent déterminée par l’appartenance ethnique, les cartes ont été en partie rebattues. En 1950, Singapour comptait 2 % de chrétiens, catholiques et protestants confondus. Aujourd’hui, ils sont près de 15 % et, comme l’explique ici l’auteur de ce Dossier, ceux que l’on pourrait classer sociologiquement parmi les classes moyennes supérieures sont « passés » au christianisme, vécu comme porteur de modernité. L’ironie de l’histoire est que, si Lee Kuan Yew n’a cessé de chercher un modèle de modernité démarqué de la modernité occidentale, c’est un échec patent car la modernité singapourienne est en grande partie nourrie par les représentations du monde que lui fournit le christianisme, ici associé au monde occidental. L’auteur poursuit son étude en montrant que l’agnosticisme de type occidental et le bouddhisme réformé gagnent eux aussi du terrain, notamment dans ces mêmes classes moyennes, précisément parce qu’elles ont su intégrer des pratiques et des valeurs considérées comme occidentales.

Le P. Guillaume Arotçarena, membre de la Société des Misisions Etrangères de Paris (MEP), dans l’ouvrage collectif Démocratie modernité et christianisme en Asie – à paraître bientôt aux éditions des Indes Savantes – montre que l’agnosticisme de type occidental et le bouddhisme réformé gagnent eux aussi du terrain, notamment dans ces mêmes classes moyennes, précisément parce qu’elles ont su intégrer des pratiques et des valeurs considérées comme occidentales.

L’article ci-après est une version remaniée et élargie d’un chapitre de cet ouvrage.

 

 

Une histoire et une situation particulières

Quand, au début du XIXème siècle, le Britannique Sir Stamford Raffles songe à faire de la petite île pratiquement inhabitée de Singapour un port et un entrepôt commercial, son intention stratégique est « d’enfoncer un coin » au beau milieu de l’empire commercial néerlandais. Presque deux siècles plus tard, la cité-Etat de Singapour, avec ses quatre millions et demi d’habitants majoritairement d’origine chinoise, demeure « un coin enfoncé » au sein d’un monde malayo-musulman de 250 millions d’habitants que forment l’ensemble indonésien et la Malaisie. Cette situation géographique, à la sortie du détroit de Malacca, ajoutée à la composition ethnique majoritairement chinoise de l’île – exception dans la région –, a toujours inspiré une sourde inquiétude en même temps qu’alimenté un fort sentiment d’insécurité chez ses dirigeants (1). On doit toujours garder cette réalité à l’esprit quand on tente d’analyser et de comprendre les différentes politiques économiques, sociales ou religieuses, mises en place au cours de ces dernières décennies par les dirigeants singapouriens. Cet arrière-plan explique aussi, en partie, l’allergie durable qu’ils manifestent vis-à-vis de la démocratie de type occidental (2), la peur panique que provoque chez eux ne serait-ce qu’un début d’instabilité socio-politique et leur frénésie de contrôler tout ce qui pourrait ressembler à une société civile indépendante. Au contraire d’autres pays d’Asie de l’Est qui ont également connu une modernisation très rapide – comme la Corée du Sud et Taiwan qui se sont largement démocratisés –, Singapour n’a guère évolué dans ses structures politiques depuis 1965, année de son indépendance et de sa séparation d’avec la Fédération malaisienne. Le même parti politique est toujours au pouvoir. Comme nous le verrons plus loin, la tenue d’élections parlementaires régulières en fait une démocratie formelle mais sans contenu démocratique réel.

La société singapourienne de ces dernières décennies n’a guère suscité d’intérêt chez les chercheurs francophones. Il n’y a, à notre connaissance, que très peu d’études en français sur le sujet (3). En revanche, la très rapide modernisation industrielle de Singapour depuis moins d’un demi-siècle, la prospérité de son économie, son organisation matérielle sans faille, ses infrastructures ultra-modernes et l’enrichissement manifeste de ses habitants, sont les traits habituellement retenus dans les médias qui façonnent l’image reçue en Europe de la petite cité-Etat. Nous tenterons d’aller un peu au-delà de cette image. Dans ce dossier, nous nous intéresserons à la place singulière tenue par le christianisme dans l’évolution récente de cette société et nous essaierons de décrire et de comprendre son rapport à la rapide modernisation que celle-ci a connue. En même temps, nous décrirons les évolutions qui affectent depuis quelques décennies la religion populaire chinoise et poussent ses fidèles vers le christianisme, un agnosticisme de type occidental ou un bouddhisme réformé qui prend en compte la modernisation de la société singapourienne. Nous n’aborderons pas l’hindouisme et l’islam, non pas qu’ils soient sans importance dans le contexte singapourien, mais simplement parce que, pour diverses raisons, ils n’ont pas (ou pas encore) subi le choc frontal de la modernité occidentale et sont restés relativement stables.

I.) Pluralisme ethnique et linguistique

L’Etat singapourien indépendant a repris de ses anciens maîtres coloniaux un certain nombre de schémas de lecture de la société, tout particulièrement l’idée que la population était divisée en ethnies. Au cours des années, l’Etat s’est même appliqué à maintenir et renforcer cette division. C’est ainsi que tous les citoyens sont requis par la loi de spécifier leur appartenance ethnique (de même que religieuse). Ce statut apparaît sur tous les documents administratifs d’identité. Quatre « races » sont ainsi répertoriées officiellement (4) : chinois, malais, indien et autres. Les quatre langues officiellement reconnues sont le chinois mandarin, le malais, le tamoul – pour les Indiens – et l’anglais pour les « autres », généralement Eurasiens (5). Ces quatre langues sont censées recouvrir exactement les quatre ethnies qui forment la société. Or, chacun sait à Singapour que cette distribution ne correspond en rien à la réalité, sauf en ce qui concerne la communauté malaise. Seule une petite minorité de Chinois ont le mandarin pour langue maternelle, d’autres parlant chez eux l’anglais ou un dialecte, un fort pourcentage d’Indiens ne sont pas d’origine tamoule, et, de plus, pour un bon nombre d’Eurasiens et de Chinois, c’est plutôt le malais qui serait leur langue maternelle (6).

Selon le Bureau gouvernemental des statistiques, les Chinois seraient 76,8 % de la population, les Malais 14 %, les Indiens 7,9 % et les « autres » 1,4 % (7). Dans ce schéma, l’appartenance religieuse est censée correspondre à l’appartenance ethnique. Ainsi, les Chinois seraient bouddhistes ou taoistes, les Malais musulmans, les Indiens hindous et les « autres » chrétiens. Nous verrons que c’est bien loin d’être le cas.

Pluralisme religieux

Toutes les grandes religions du monde sont présentes à Singapour. Le recensement de l’année 2000 donne les pourcentages suivants pour les Singapouriens âgés de plus de quinze ans : le bouddhisme représente 42,5 % de la population, le taoisme 8,5 %, l’islam 14,9 %, le christianisme 14,6 %, l’hindouisme 4 %, les autres religions 0,6 % et enfin ceux qui se disent sans religion sont 14,8 % (8). Il faut noter que les termes de « bouddhisme » et de « taoisme » incluent ce que l’on appelle habituellement la religion populaire chinoise, qui peut être qualifiée d’animiste. Par ailleurs, le terme de christianisme regroupe les catholiques et les protestants de toutes dénominations.

Si l’on compare ces chiffres à ceux qui avaient été publiés après le recensement de 1990, on peut noter qu’en dépit d’une certaine stabilité d’ensemble, le binôme bouddhisme-taoisme a régressé de trois points environ poursuivant une évolution amorcée il y a quelques décennies (9). Les analystes mettent cette relative régression sur le compte du déclin de la religion populaire chinoise dans les milieux éduqués, qui n’acceptent plus la représentation qu’elle donne du monde. En contraste, le christianisme gagne deux points poursuivant une progression régulière enregistrée depuis les années 1970. Le nombre de chrétiens a augmenté de 7 % depuis 1980. Si l’on remonte au début des années 1950, les chrétiens constituaient à peine 2 % de la population singapourienne. Les analystes du recensement attribuent cette augmentation au plus grand nombre de Chinois éduqués qui se tournent vers le christianisme. Quant à ceux qui se disent sans religion, ils sont en très grande majorité Chinois et ont atteint un niveau d’éducation post-secondaire ou universitaire. Ils semblent bien appartenir aux mêmes catégories sociales et aux mêmes tranches d’âge que ceux qui se tournent vers le christianisme. Les chrétiens, comme les sans religion, sont particulièrement nombreux parmi les 25-45 ans. Nous en reparlerons.

Ce recensement de l’année 2000 met aussi en lumière le fait que si les bouddhistes-taoïstes sont tous ou presque d’origine chinoise, le bouddhisme-taoisme ne touche pourtant qu’un peu plus de la moitié de la population chinoise (60 % environ). De même, la moitié seulement de la population indienne est de religion hindoue. L’islam quant à lui touche la totalité de la population malaise et un bon quart de la population indienne.

Seul le christianisme, loin d’être seulement la religion des « autres » apparaît comme totalement trans-ethnique. Ainsi, presque 17 % des Chinois, un peu plus de 12 % des Indiens et presque tous les « autres » se définissent comme chrétiens.

D’autres chiffres de ce recensement sont également révélateurs. Parmi les Singapouriens diplômés de l’université, 34 % environ se disent chrétiens, 24 % bouddhistes (10), et environ 30 % sans religion. Ces chiffres nous semblent indiquer que le christianisme à Singapour est avant tout une religion des classes moyennes et des professions libérales. Le fait, par ailleurs, que 40 % des chrétiens, toutes origines ethniques confondues, parlent anglais en famille indique aussi une certaine « occidentalisation » et une adhésion à ce que l’on peut appeler la « modernité occidentale ».

On peut dire que l’évolution du paysage religieux à Singapour, depuis une trentaine d’années, concerne essentiellement la population d’origine chinoise, dont une partie importante s’est tournée vers le christianisme ou vers le bouddhisme dit « réformé », ou encore vers un agnosticisme de type occidental.

II.) Le syncrétisme religieux traditionnel des Chinois de Singapour

Depuis le XIXème siècle, les Chinois de Singapour, dans leur très grande majorité, ont pratiqué une forme d’animisme, le bai shen, c’est-à-dire la ‘prière aux divinités’. Elle est habituellement connue comme la « religion populaire chinoise ». Cette religion n’a jamais été institutionnalisée et a toujours été fondée sur les pratiques individuelles (11).

Les premiers immigrants, les femmes tout particulièrement, étaient obligés de se lancer dans un processus d’adaptation culturelle. Ils le firent très rapidement et avec une grande efficacité. Ils reproduisirent leurs divinités familières, adaptèrent leurs pratiques rituelles à l’environnement local, et en créèrent de nouvelles pour satisfaire leurs besoins religieux. Il faut noter que cette évolution culturelle et religieuse resta toujours dans les limites et le cadre fixé par les représentations traditionnelles du monde, héritées de l’histoire de la Chine.

On estime habituellement que la cosmogonie chinoise et les représentations du monde et de l’univers qu’elle propose trouvent en même temps leur origine dans les traditions taoïste, bouddhiste, confucéenne et animiste.

L’univers taoïste

La naissance du monde ou « Grand commencement » s’est produite dans un vide où s’est développé le « Grand souffle » (Taiji). Ce « Grand souffle » lui-même a peu à peu pris de la force et de la vitesse jusqu’à se scinder en deux parties égales. Les deux énergies ainsi apparues se sont dirigées dans des directions différentes, l’une vers le bas, devenant le monde, et l’autre vers le haut, devenant le ciel. C’est ainsi que naquirent les forces du Yin et du Yang.

A leur tour, ces forces du Yin et du Yang produisirent les cinq éléments : le feu, l’eau, la terre, le bois et le métal. Ces cinq éléments gouvernent les quatre saisons. Chacun d’entre eux forme deux forces constantes, l’une se déplaçant dans le sens des aiguilles d’une montre – c’est le cycle de la création –, et l’autre en sens inverse – c’est le cycle de la destruction. Ensemble, ces éléments constituent le cycle de la vie et de la mort. Toute activité sur terre, y compris les activités humaines des plus simples aux plus complexes, suit ce processus de vie, de mort et de renouvellement de la vie et de la mort. Le bon ordre des activités sur terre dépend du bon positionnement de ces différentes forces. Une erreur de positionnement amène des catastrophes naturelles.

Dans un autre contexte, les forces du Yin et du Yang sont comprises comme des pôles de ténèbres et de lumière respectivement. Le Yang exprime le règne du ciel et correspond aux éléments de la lumière, du feu, de la vie, de la masculinité et du mouvement. De son côté, le Yin représente la terre, les ténèbres, l’eau, la mort, la féminité et l’immobilité. Parce qu’ils constituent la nature et son évolution, le Yin et le Yang affectent les saisons et donc les productions agricoles. Ils sont aussi situés à l’intérieur du corps humain. La tête contient le Yang, tandis que le Yin, force de la terre, se trouve dans la partie inférieure du corps. Les relations du Yin et du Yang se retrouvent à tous les stages de la croissance et de la vie de l’être humain. Quand l’homme atteint sa maturité, le Yang en lui est aussi à son apogée. A mesure qu’il décline ensuite dans ses facultés physiques et mentales, le Yin prend peu à peu le dessus jusqu’à devenir prépondérant au cours de la vieillesse puis complètement dominant au moment de la mort.

Bien que l’homme et la femme possèdent tous deux des éléments du Yin et du Yang, on considère que l’homme possède davantage de Yang et la femme davantage de Yin. La force du Yin est paisible alors que celle du Yang est agressive. Les deux forces antinomiques doivent s’équilibrer. On retrouve les mêmes forces antinomiques dans les couples ténèbres et lumière, inaction et mouvement, mort et croissance, mal et bien. On les trouve aussi dans tous les êtres animés ou objets inanimés. Ainsi, la vie sur terre est prédestinée d’une certaine manière, mais comme un cadre vide qui doit être rempli par l’activité de l’homme qui peut influer sur le cours des événements au travers de pratiques magiques, de rituels et de prières aux divinités.

En fait, la communauté chinoise du Singapour colonial va effectuer une sélection dans l’idéologie et les rituels taoïstes. Un culte sera rendu à tous les dieux, déesses et esprits à travers des pratiques rituelles mêlant animisme, divination, astrologie, magie et exorcismes. Les légendes populaires, les mythologies et le folklore se mélangent pour former cette religion populaire. En même temps, des célébrations communautaires ou claniques renouvelleront régulièrement les liens avec les vivants comme avec les esprits des ancêtres et ceux de la terre d’accueil.

L’univers confucéen

Le confucianisme a dominé la pensée sociale et politique de la Chine depuis plus de 2000 ans. On peut dire qu’il a fourni la matrice idéologique et philosophique de l’Etat chinois et de la vie sociale des mandarins de la cour impériale comme des paysans depuis l’époque de la dynastie des Tang. Il s’est traduit par un système rituel pratiqué par l’ensemble de la population. C’est ainsi qu’ont émergé de nombreux cultes agraires, le culte du ciel et celui des ancêtres, essentiels pour le maintien de l’ordre cosmique.

L’Etat, considérant le confucianisme comme une idéologie importante pour le contrôle social, va l’institutionnaliser dans le système impérial. Le culte de Confucius va subordonner toutes les classes sociales à l’empereur, d’origine divine. Avec l’accent fortement mis sur la loyauté absolue vis-à-vis de l’empereur, s’établiront peu à peu des modes fixes de comportement social, ainsi qu’une stricte observance des lois morales concernant la sexualité, la piété filiale et les rites de deuil. L’Etat impérial utilisera le confucianisme pour perpétuer l’ordre social traditionnel, qui comprend l’intellectuel (shi), le paysan (nong), l’artisan (gong), et le marchand (shang).

Le modèle moral confucéen s’incarne dans l’honnête homme (jun-zi), qui réunit les vertus de loyauté, d’honnêteté, de piété filiale, de sagesse, de justice et de bienveillance, toutes qualités nécessaires au maintien de l’harmonie sociale. Les relations entre subordonnés et supérieurs, entre membres de la famille, entre amis ou membres du même clan seront ainsi codifiées de manière relativement rigide.

Sur le plan strictement religieux, le confucianisme s’intéresse à l’origine de la civilisation et au rôle du ciel. Il intègrera en partie les croyances taoïstes sur le yin et le yang. L’idéologie confucéenne postule un système théologique dans lequel l’empereur est responsable de l’équilibre entre le ciel et la terre, de l’ordre social et physique dans lequel toutes les classes sociales sont liées par des obligations propres pour le bien de tous.

La transmission des valeurs confucéennes chez les Chinois de Singapour se fera essentiellement à travers l’éducation familiale. Mais un certain nombre d’évolutions verront aussi le jour. L’empereur et la patrie d’origine étant devenus des réalités lointaines, la loyauté confucéenne va peu à peu se cristalliser sur les notables locaux, les chefs des sociétés secrètes, les chefs de clans. On peut dire que dans une large mesure, les notables chinois et leurs institutions sociales vont peu à peu remplacer l’empereur et l’empire. Par ailleurs, les classes marchandes et laborieuses vont supplanter les classes intellectuelles dans une société coloniale où la production de richesses est la raison d’être principale.

L’univers bouddhique

Le bouddhisme pratiqué par les Chinois appartient à la tradition mahayana (ou grand véhicule). Pour les Chinois, celui-ci peut être divisé en deux. Pour les gens instruits, il y a un bouddhisme abstrait, centré autour de la doctrine (dharma). C’est celui que l’on rencontre chez les moines et dans les grands monastères. Mais la grande majorité des Chinois pratique un bouddhisme rituel, que l’on qualifie quelquefois de « petite tradition ». C’est le bouddhisme des villages et il est imprégné d’éléments magiques et animistes de la tradition populaire.

Tout comme les villageois de la Chine rurale, les migrants qui arrivent à Singapour sont attirés par les aspects fonctionnels du bouddhisme mélangés à des pratiques taoïstes et animistes. Prières et rituels sont censés répondre aux besoins de l’individu et de la communauté.

Du fait de l’importance placée dans « l’éveil » ou « l’illumination », le bouddhisme est perçu comme pertinent dans son rapport à la mort et il est plus ou moins considéré comme la religion des morts. Ce sont les rituels et les chants (nam-mo) autour de la mort qui seront essentiellement retenus par les Chinois de Singapour.

L’univers syncrétiste de la religion populaire

La plupart des Chinois de Singapour ne se sont jamais identifiés complètement à l’un ou l’autre de ces trois univers religieux. Leur univers religieux est syncrétiste et la principale préoccupation religieuse demeure la prière aux esprits et aux divinités. Les pratiques rituelles empruntent indifféremment à l’un ou l’autre de ces univers religieux. La notion même de « pureté » idéologique ou religieuse n’est prise en compte que par une petite minorité de gens qui s’adonnent uniquement au taoïsme, au bouddhisme ou au confucianisme.

Dans cette perspective, tous les êtres, les esprits, les divinités, les ancêtres sont placés dans une hiérarchie qui obéit à un certain nombre de critères : les vertus exemplaires qu’ils manifestent, comme dans l’idéal confucéen, la puissance surnaturelle qu’ils possèdent, le rôle spécifique qui est attribué à chacun d’entre eux. C’est ainsi qu’au sommet de la hiérarchie on trouve le tout puissant et omniprésent Ciel (Tian ou Tian Gong). Il est personnifié comme un être surnaturel par l’Empereur de Jade (Yu-huang-da-di). Juste au-dessous, on trouve les divinités bouddhiques comme Skyamuni Bouddha, Amithaba Bouddha, et Guan Yin, la déesse de la Miséricorde. Leurs rôles respectifs et leurs pouvoirs surnaturels sont reconnus et ils sont très populaires chez les fidèles. Ensuite viennent diverses divinités traditionnelles, des dieux protecteurs et des héros divinisés. On y trouve Tian-Hou (l’impératrice céleste), Kung-Zi (Confucius), et Guan-Di (héros guerrier). Encore un cran au dessous se situent des divinités locales comme Da-Bo-Gong (Grand Oncle paternel), Jiu-Wang-Ye (Neuvième Empereur divin), San-Tai-Zi (le Troisième Prince), et d’autres encore. Suivent ensuite les Ancêtres. Toutes ces divinités résident dans l’univers céleste.

Ce n’est pas le cas des êtres du monde des esprits. Chez ceux-ci aussi apparaît une hiérarchie tenant compte du statut et du pouvoir de chacun. Au sommet de cette hiérarchie se trouve le roi de l’enfer (Yan-Lo-Wang), suivi de ses subordonnés et d’autres esprits moins importants. Tout à fait en bas se trouvent les « sans domicile fixe », qu’on appelle habituellement les « esprits errants » ou les « fantômes affamés ».

On peut estimer que, depuis une vingtaine d’années, la religion populaire chinoise fondée sur ce syncrétisme est en très nette perte de vitesse à Singapour. Les jeunes générations qui ont reçu une éducation occidentale et libérale utilisent les outils scientifiques pour évaluer le syncrétisme religieux de leurs parents. Une très large majorité d’entre eux le perçoivent comme un système rituel élaboré mais dépourvu de sens. Par ailleurs, ils rejettent les explications traditionnelles des rituels qui ne correspondent pas au monde moderne et les considèrent comme « irrationnelles ».

III.) Christianisme, occidentalisation, modernité

Avant l’indépendance de Singapour, le christianisme était plutôt associé au régime colonial et avait même, aux yeux des Singapouriens, statut de religion coloniale. Aujourd’hui, les références ont changé et les chrétiens revendiquent pour eux la « modernité », même si celle-ci implique une forme d’occidentalisation en particulier dans l’usage de l’anglais comme langue usuelle. Cette revendication de « modernité » est renforcée par le caractère trans-ethnique du christianisme. Toutes les ethnies se mêlent dans les églises et chacun est ainsi invité à relativiser son appartenance ethnique dans la quête d’une identité qui la dépasse. Le gouvernement singapourien a largement utilisé cette caractéristique, surtout à ses débuts, pour essayer de construire une identité nationale singapourienne (12). Par la suite, cependant, l’idée d’un « melting pot » ou d’un creuset national fut ouvertement rejetée et le caractère trans-ethnique des chrétiens considéré comme une simple porte ouverte à l’occidentalisation (13).

Les chrétiens sont donc très présents dans les professions libérales, dans la haute fonction publique, dans l’enseignement, et au sein même du gouvernement (14). Il n’existe pas, à notre connaissance, de chiffre précis sur leur présence dans ces milieux. Le fait que 34 % des diplômés de l’université soient chrétiens est tout de même significatif. Par ailleurs, le chiffre qui peut, par association, nous confirmer que le christianisme est très présent dans les classes moyennes et supérieures de la société est que 52 % d’entre eux vivent dans des appartements de cinq pièces ou plus ou dans des maisons particulières, c’est-à-dire dans des résidences considérées comme de standing élevé. Le christianisme est aussi la religion majoritaire dans cette catégorie de logement où il faut noter par ailleurs que la deuxième catégorie la plus représentée est celle des « sans religion ». On peut en déduire que les chrétiens et les « sans religion » se recrutent dans les mêmes milieux et que les « sans religion » sont très présents eux-aussi dans les classes moyennes et supérieures associées à une certaine forme d’occidentalisation et à la modernité.

Selon la plupart des observateurs, dans le Singapour contemporain, le christianisme est perçu comme une religion « moderne » et « rationnelle » qui attire les jeunes des classes moyennes et supérieures. Le christianisme est aussi perçu comme une religion « supérieure » du fait de l’attention portée par les Eglises au travail social et à l’éducation. Les chrétiens sont vus comme adhérant au modèle occidental de la « modernité » (15).

De tout ceci, on pourrait conclure que le christianisme étant une forme de croyance bien intégrée dans la société de Singapour, une religion de riches et de producteurs actifs, l’Etat ne pourrait la regarder qu’avec beaucoup de bienveillance. Ce n’est pourtant pas le cas. La raison principale nous paraît être que les Eglises chrétiennes en général, et l’Eglise catholique en particulier, tendent à s’organiser en associations de toutes sortes, du groupe biblique à l’organisme d’entraide, et de l’association d’étudiants à celle de jeunes travailleurs. Tous ces groupes, qu’ils soient simplement des groupes piétistes ou des groupes plus articulés sur l’action sociale, sont potentiellement des embryons de société civile indépendante, et c’est précisément de cela que l’Etat singapourien se méfie. C’est en fait dans son rapport au christianisme que la politique religieuse du gouvernement singapourien apparaît le plus clairement.

IV.) Politique religieuse de l’Etat et recherche d’identité nationale

Le « mandat du ciel » appartient à l’Etat et non à la religion

En 1988, dans un discours qu’il adressait à la Fédération bouddhiste de Singapour, le père de la nation, Lee Kuan Yew, alors Premier ministre, expliquait comment il percevait les religions et leur rôle à Singapour. Il ressortait de son discours que le bouddhisme et l’hindouisme proposaient à chacun des voies multiples vers le salut ou la vérité, ce qui n’était pas le cas de l’islam et du christianisme. Ceux-ci avaient la prétention de dire une parole globale sur toute la réalité humaine, ce qui les rendait moins tolérants et plus difficiles à vivre pour les autres religions, mais aussi pour le gouvernement (16). Dans l’esprit de Lee Kuan Yew, avec l’islam et le christianisme, les conflits de compétence entre gouvernement et religion sont toujours possibles.

On comprend mieux la remarque de Lee Kuan Yew quand on sait comment lui-même envisage la fonction et le statut du gouvernement à Singapour. Pour lui, dans la ligne du confucianisme impérial chinois, le « mandat du ciel », conféré jadis à l’empereur, repose aujourd’hui sur le gouvernement. Selon Roland Jacques, cité par Lucie Guéguen, dans ce confucianisme, « de l’intimité du couple jusqu’à la totalité de l’empire en passant par la famille élargie, on a (…) un continuum fortement soudé et hiérarchisé, où les relations inégalitaires sont fondées sur le modèle patriarcal » (17). Il va de soi que, dans ce modèle, le dépositaire du « mandat du ciel » est seul habilité à parler de toute la réalité humaine. Les religions et la société civile en général ne peuvent y prétendre. La conséquence en est que les religions et la société civile sont nécessairement subordonnées aux objectifs déterminés par le mandataire céleste et instrumentalisées à son service (18).

C’est la raison pour laquelle l’évolution des appartenances religieuses est scrutée avec attention par le gouvernement depuis 25 ans et, au cours des années 1980, il ne lui a pas échappé non plus qu’au sein de l’Eglise catholique, mais pas seulement, des embryons de société civile indépendante commençaient à prendre une certaine importance. Le conflit dès lors était inévitable.

Des valeurs asiatiques aux valeurs religieuses, puis aux valeurs « partagées »

Se méfiant de la démocratie, de la modernité occidentale et de la société civile indépendante qu’elles génèrent, facteurs tous propres à créer de l’instabilité et à mettre en cause l’ordre social, la famille, l’autorité en général, le gouvernement ne peut non plus faire confiance à l’individu citoyen :
« Nous voyons à Singapour une société dans laquelle les gens capables peuvent rapidement devenir riches. Ayant de l’argent, s’ils ne possèdent pas des valeurs solides fondées sur ce que les grandes civilisations ont créé, ils pourraient en venir à gaspiller leur argent. Dieu seul sait ce qu’ils pourraient faire. Ils n’élèveront pas leurs enfants correctement. Tôt ou tard, la société va dégénérer » (19).

La modernité occidentale charriant des valeurs indésirables telles que l’individualisme, l’importance moindre accordée aux liens familiaux et communautaires, la contestation de l’autorité, il fallait créer les conditions d’une « modernité » autre. Lee Kuan Yew reprenait à son compte la vieille idée populaire dans les sociétés confucéennes à partir du XIXème siècle, selon laquelle l’Asie devait adopter la science et la technologie de l’Occident mais non ses valeurs politiques et morales (20). C’est ainsi que le gouvernement singapourien, dans les années 1980, s’auto-proclama gardien de la morale publique et privée et introduisit le concept de « valeurs asiatiques » pour les citoyens de la cité-Etat (21). Du point de vue de Lee Kuan Yew et de son cabinet, l’argument central était que la morale confucéenne était l’idéologie qui avait permis à Taiwan, Hongkong, la Corée du Sud et Singapour de développer leurs économies nationales avec une rapidité et une efficacité remarquables. Le corollaire étant que cette morale confucéenne pouvait aussi fournir des « valeurs asiatiques » propres à élaborer un programme de construction de l’identité nationale (22). Dès 1982, la morale confucéenne devint une matière optionnelle dans l’éducation morale proposée dans les écoles.

Cette mise en avant de l’idéologie confucéenne, en même temps qu’une campagne encourageant les Singapouriens chinois à parler mandarin, plaisait certainement à une partie – la plus âgée et la plus conservatrice – de la population chinoise de Singapour, mais irritait profondément les autres communautés ethniques et religieuses qui le manifestèrent à maintes reprises dans la presse. Beaucoup se demandaient si l’opération ne visait pas simplement à renforcer la « sinité » de Singapour (23). Par ailleurs, la plupart des commentateurs occidentaux furent aussi très critiques vis-à-vis de ce qu’ils percevaient comme l’antithèse de l’idéologie moderne des droits de l’homme et la justification masquée d’un gouvernement autoritaire et non démocratique.

Peu à peu, dépassant le strict confucianisme, le gouvernement fut ainsi amené à rechercher un ensemble de « valeurs asiatiques » dans les traditions religieuses existantes, l’objet de l’exercice demeurant toujours la création d’une idéologie nationale. Une série de mesures furent prises pour s’assurer que les valeurs religieuses choisies seraient transmises à l’ensemble des Singapouriens. Les institutions religieuses furent encouragées à éduquer leurs fidèles aux valeurs asiatiques positives. Enfin, un programme spécial dit de « connaissance religieuse » fut élaboré et introduit en 1984 dans le programme d’éducation morale de toutes les écoles secondaires. Chaque élève pouvait choisir, avec l’accord écrit de ses parents, le confucianisme, le bouddhisme, l’hindouisme, l’étude de la Bible ou l’islam. Mais, en 1989, pour des raisons peu claires, liées sans doute à la montée du fondamentalisme islamique et au prosélytisme agressif de certains groupes chrétiens, ce programme de « connaissance religieuse » fut abandonné (24). Tony Tan, ministre de l’Education, affirmait en 1990 : « Un changement fondamental est survenu depuis 1984, c’est que nous constatons une forte progression de la prise de conscience des différences religieuses et une ferveur nouvelle dans la propagation de ces croyances. » Il se fondait sur un rapport officiel commandité par le gouvernement sur les activités religieuses à Singapour (25). Les événements qui avaient opposé l’Eglise catholique au gouvernement durant les années 1987-1988, que nous rapportons plus loin, n’étaient pas non plus étrangers sans doute à ce changement de cap gouvernemental.

Dès 1988, Goh Chok Tong, Vice-Premier ministre, avait suggéré l’élaboration d’une idéologie nationale pour tous les Singapouriens autour de « valeurs partagées ». Le Livre blanc qui parut deux ans plus tard précisait l’objectif « de faire évoluer et d’ancrer une identité singapourienne qui incorporerait les éléments adéquats de nos héritages culturels variés ainsi que les attitudes et les valeurs qui nous ont aidés à survivre et à réussir comme nation » (26). Les valeurs mises en avant furent les suivantes : a.) le souci de la nation avant celui de la communauté, et le souci de la société avant celui de sa personne ; b.) la famille comme unité de base de la société ; c.) le respect et le soutien de la communauté vis-à-vis de l’individu ; d.) la recherche du consensus plutôt que de la contestation ; e.) l’harmonie religieuse et ethnique. Il fallait s’assurer que les valeurs proposées étaient suffisamment universelles – et vagues – pour que tous les groupes ethniques puissent y adhérer. Par ailleurs, tous les groupes ethniques allaient être encouragés à utiliser les religions pour mettre ces « valeurs partagées » en avant.

C’est dans ce contexte général que le conflit qui opposa une partie de l’Eglise catholique au gouvernement en 1987-1988 agit en fait comme un révélateur exposant en pleine lumière le type de société que le gouvernement veut construire, et tout particulièrement sa vision très négative d’une société civile indépendante dans un contexte démocratique.

Confrontation entre le gouvernement de Singapour et l’Eglise catholique

Dès 1986, des signaux indiquaient que le gouvernement singapourien avait l’intention de mettre au pas un certain nombre de secteurs de l’Eglise catholique qui lui paraissaient empiéter sur des domaines réservés que le gouvernement estimait être de sa compétence propre. Etant à cette époque aumônier des prisons, en même temps que visiteur officiel des prisons militaires, je fus démis de mes fonctions sous la pression du gouvernement et sans autre explication. Au cours de la même période, le centre pour travailleurs étrangers que j’avais fondé, quelques années plus tôt et que je dirigeais, fut soumis à diverses provocations et à la visite nocturne d’une équipe de policiers de la Sécurité intérieure, département connu à Singapour comme l’ISD (Internal Security Department). Je fus aussi convoqué officiellement dans les bureaux de l’ISD, où il me fut signifié solennellement que je risquais l’expulsion du fait d’un certain nombre de mes sermons, qu’on me cita mot à mot, et de la publication d’un livre auquel j’avais collaboré et qui mettait en cause la législation singapourienne sur les employées de maison étrangères (27). Par ailleurs, toujours au même moment, l’association des étudiants catholiques connaissait des remous internes qui faisaient soupçonner des interventions extérieures, mises, probablement à juste titre, sur le compte de l’ISD. Son aumônier, le P. Patrick Goh, et toute l’équipe de direction furent démis de leurs fonctions. Le P. Patrick Goh était en même temps aumônier national de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne). L’archevêque catholique de Singapour, Mgr Gregory Yong, fut lui-même averti à plusieurs reprises par les autorités que les activités de la Commission nationale ‘Justice et Paix’ et la ligne éditoriale du journal catholique hebdomadaire, The Catholic News, n’étaient pas du goût du gouvernement.

« Opération Spectrum »

Le 21 mai 1987, au petit matin, seize jeunes gens étaient arrêtés et mis au secret sous couvert de la Loi de sécurité intérieure (Internal Security Act). Quatre d’entre eux étaient des permanents d’organisations catholiques (Association des étudiants catholiques, JOC, Commission ‘Justice et Paix’, Centre catholique pour les travailleurs étrangers). Six autres étaient liés à ces mêmes organisations au sein desquelles ils militaient. D’autres étaient liés à un groupe de théâtre amateur qui venait de mettre en scène une pièce contant les malheurs d’une employée de maison philippine à Singapour. Deux étaient liés, sans en être membres, au Parti des travailleurs, dans l’opposition parlementaire. En fait, tous ces jeunes militants se connaissaient et certains appartenaient à plusieurs groupes à la fois. Quelques semaines plus tard, six autres personnes furent arrêtées dans les mêmes conditions. C’était l’« Opération Spectrum ».

Ces arrestations rappelaient les années 1950-1960 où l’ISA avait été utilisée pour empêcher les communistes chinois de prendre le pouvoir à Singapour. Mais les différences sont flagrantes : il ne s’agit plus de syndicalistes politisés de langue chinoise, mais de jeunes membres des professions libérales, de religion catholique pour beaucoup et de langue anglaise. La plupart, même s’ils s’opposent à différentes politiques mises en œuvre par le gouvernement, n’ont guère manifesté d’ambition politique et aucun d’entre eux n’est membre d’un parti politique. Par ailleurs, c’est la première fois que l’Eglise catholique est accusée de couvrir la subversion communiste (28).

Après cinq jours de silence, le 26 mai, le ministère de l’Intérieur faisait paraître un communiqué long de 19 pages et quatre annexes, repris in extenso – sur plusieurs jours – sans l’ombre d’une question par le quotidien anglais local The Straits Times, et les journaux de langue malaise et chinoise.

Dans un premier temps, en dépit de l’incrédulité générale, le gouvernement prétendit avoir déjoué « un complot marxiste », dirigé de Londres par un ancien militant étudiant, Tan Wah Piow, qui avait fui Singapour en 1976, après avoir fait un an de prison (29). Il avait alors été accusé d’agitation politique. Il aurait demandé à ses amis de noyauter un certain nombre d’organisations à Singapour pour préparer son retour. Dans un deuxième temps, après la publication de l’annexe 3 du communiqué initial, les « révélations » du gouvernement mettent en accusation un certain courant social de l’Eglise catholique, duquel participent les quatre organisations catholiques déjà citées influencées par la théologie de la libération. Celle-ci ne serait autre qu’une forme de marxisme agissant sous le couvert de religion (30). Dans un troisième temps enfin, les accusations et les pressions du gouvernement sur la hiérarchie de l’Eglise catholique se concentrent directement sur les quatre prêtres responsables des mouvements cités plus haut, que le gouvernement n’a pas osé arrêter, et l’on exige qu’ils soient l’objet de sanctions religieuses (31).

Réactions de l’Eglise catholique

Sous l’impulsion d’un comité de coordination formé dès le 22 mai, les associations catholiques mises en cause réagissent vivement en affirmant clairement que les dix militants arrêtés ne sont pas marxistes et n’ont pas fomenté de complot contre le gouvernement singapourien. Elles diffusent en même temps quatre notes expliquant en détail quelles sont les activités des groupes mentionnés. La presse locale ne reprendra rien de ces informations et le numéro du Catholic News qui en avait fait sa une sera interdit de distribution. Le 26 mai, à l’église Notre-Dame du Perpétuel Secours, une messe rassemble une foule de plusieurs milliers de personnes, venues prier pour les détenus.

Le 28 mai, c’est au tour de l’archevêque de publier son communiqué, à la suite d’une réunion de tous les prêtres du diocèse. Il y exprime son soutien aux mouvements catholiques incriminés et il affirme le droit et le devoir pour l’Eglise de parler et d’œuvrer pour la justice, droit et devoir qui ne sont liés à aucune théologie particulière et qui sont valables pour l’Eglise universelle. Le dimanche 31 mai, le texte du communiqué est lu dans toutes les églises.

Le gouvernement va alors mettre une pression accrue sur l’archevêque. Le Premier ministre le convoque en compagnie d’une délégation de prêtres et de laïcs, le 2 juin. Des menaces sont clairement proférées sur « la remise en ordre nécessaire dans l’Eglise catholique » et l’archevêque lui-même est acculé à reconnaître dans la conférence de presse qui suit qu’il n’est pas en mesure de prouver le contraire de ce qu’affirment les accusations gouvernementales. Dans les jours suivants, l’archevêque rencontrera les quatre prêtres déjà cités « pour les mettre devant leurs responsabilités » et ceux-ci accepteront de donner leur démission « pour ne pas diviser l’Eglise et pour favoriser la libération des détenus ». Leur démission ne suffit pourtant pas pour le gouvernement qui exige que des sanctions ecclésiastiques soient prises à leur encontre. C’est ainsi que The Straits Times du 6 juin annonce sur cinq colonnes à la une que les quatre prêtres sont « suspendus de prédication et ne peuvent plus entrer en contact avec les organisations dont ils étaient responsables » (32).

Changement de cap

Plus de 200 organisations internationales, plusieurs gouvernements occidentaux, toutes les organisations mondiales de défense des droits de l’homme mettent la pression sur le gouvernement de Singapour pour qu’il libère les détenus ou les présente devant un tribunal. Les faiblesses de la thèse gouvernementale étaient manifestes et, peu à peu, les autorités commencèrent à infléchir leur théorie du complot marxiste. Le ministre de l’Intérieur en fut même réduit à accuser une « main invisible », qu’il s’abstint d’identifier plus précisément (33). Le Vice-Premier ministre Goh Chok Tong, qu’on n’avait pas beaucoup entendu jusque-là, s’adressait, le 19 septembre 1987, aux jeunes de l’université et laissait entendre que le gouvernement s’était peut-être montré trop intolérant et trop agressif à l’égard d’opinions différentes de la sienne. Il ne faisait pas explicitement allusion à l’affaire mais ceux qui l’écoutaient ne pouvaient l’ignorer. Entre temps, la plupart des détenus avaient été libérés. Le complot international était-il devenu une simple différence d’opinion ?

En décembre 1987, le Conseil chrétien des Eglises d’Asie (regroupant la plupart des Eglises protestantes traditionnelles), dont le quartier général se trouvait à Singapour, était officiellement expulsé. La mise au pas des Eglises chrétiennes était achevée.

La société civile, les Eglises, les syndicats, les groupes culturels n’ont pas droit de critique

Dans cette affaire, le gouvernement montrait, une fois encore, que tout ce qui touche de près ou de loin à la politique n’est pas du domaine des simples citoyens et ne peut que passer par les institutions approuvées à cet effet ou par des partis politiques dûment constitués. Si l’Eglise catholique a été la victime principale du psychodrame organisé par le gouvernement, c’est qu’elle était l’organisation la plus puissante, parce que très centralisée, et la plus à même de mobiliser l’opinion publique, particulièrement dans les classes moyennes naturellement enclines à exiger davantage de démocratie. C’est pourquoi dans son discours du 9 août 1987, à l’occasion de la fête nationale, le Premier ministre Lee Kuan Yew développera pendant près d’une heure l’idée que l’Eglise catholique doit rester dans le domaine privé, celui du strict soutien caritatif et moral à la population. Il conseillera quelques jours plus tard aux prêtres impliqués dans l’affaire de défroquer s’ils veulent se mêler de politique.

Comme le souligne le professeur Michael Haas, de l’université de Hawai, dans un article publié à Hongkong en 1988, quand le gouvernement s’attaque à des organisations de l’Eglise catholique, à un groupe de théâtre, à des syndicalistes étudiants, à l’association des avocats, « la politique gouvernementale est d’éliminer de facto toutes les institutions qui pourraient servir d’intermédiaires entre l’Etat et le peuple » (34). Cette obsession de ne laisser aucune place à une société civile indépendante est aussi parfaitement décrite par l’un des anciens détenus de 1987, Chew Kheng Chuan, diplômé de Harvard, dans un texte diffusé après sa libération. Ce texte illustre bien, par ailleurs, l’idéologie moderne et démocratique de beaucoup de membres des classes moyennes singapouriennes. Après avoir vigoureusement nié son appartenance à quelque conspiration marxiste que ce soit, avoir affirmé qu’il avait bien lu Marx mais aussi Hobbes, Adam Smith, John Loke, John Stuart Mill, Alexis de Tocqueville et Max Weber et qu’il n’était pas marxiste, il ajoute :

« Que suis-je donc idéologiquement et politiquement ? Je suis un démocrate, je crois en une Cité ouverte et démocratique, et je crois que le gouvernement doit être ouvert et rendre des comptes. Je crois fermement que pour qu’une société soit réellement démocratique, l’intérêt pour la chose publique et l’action politique ne peuvent pas être la seule prérogative des politiciens professionnels. Le citoyen d’une démocratie, pour être digne de cette société, n’a pas simplement le droit, mais le devoir de participer à la vie politique de cette société. Il est dangereux pour la démocratie de suggérer que pour commenter les questions sociales et politiques, ou pour avoir des opinions politiques différentes, on doit former un parti politique et s’attaquer au gouvernement (…) ».

Il démontre ensuite l’absurdité qui consiste à demander aux citoyens de se désintéresser du politique à moins de fonder un parti, et continue :

« Il apparaît que mon crime est un crime d’association. Je considère qu’il est insultant de dire que j’aurais pu agir sur les instructions de quelqu’un d’autre. Je ne suis pas le cancer qui se multiplie facilement, mais un organe sain qui a été explosé par la chimiothérapie politique à laquelle il a été soumis (…). Ma seule crainte pendant les interrogatoires était d’impliquer mes amis, car je ne savais pas comment les informations que je donnais allaient être utilisées. Mais même cette crainte s’est évaporée quand ils ont menacé d’arrêter ma femme et de me laisser croupir indéfiniment en prison. Etre un rebelle sans cause n’est déjà pas très malin ; être un martyr sans cause est totalement stupide. Je ne suis ni l’un ni l’autre et je vais donc me transformer comme d’autres Singapouriens, oublier la politique et m’employer à devenir riche » (35).

Epilogue de l’épisode

Dans toute sa propagande autour de l’affaire, le gouvernement fit grand cas des soi-disant aveux obtenus des détenus,et des confessions télévisées, pourtant largement trafiquées, des uns et des autres. Au mois de mars 1988, neuf de ceux qui avaient été libérés, dont presque tous les catholiques, décidèrent donc de publier un communiqué dans lequel ils revenaient sur leurs prétendus aveux. Ils déclaraient que ces « aveux » avaient été obtenus après des menaces et des mauvais traitements. Ils furent remis en prison dès le lendemain, en même temps que le président de l’Association des avocats de Singapour et un autre avocat catholique, proche du Centre catholique pour les travailleurs étrangers. Le gouvernement promit une commission d’enquête sur les conditions de détention qui avaient été les leurs, mais elle ne vit jamais le jour. Ils furent libérés après avoir écrit sous la dictée une nouvelle déclaration dans laquelle ils niaient avoir été maltraités.

En 1992, le parlement singapourien vote une loi dite de « maintien de l’harmonie religieuse » à travers laquelle le gouvernement s’arroge le droit d’intervenir dans les affaires internes des religions. Le Livre blanc qui avait précédé cette loi avait suscité une protestation officielle de l’Eglise catholique, qui critiquait la définition par le gouvernement de la séparation du politique et du religieux, réaffirmait le droit et le devoir de l’Eglise d’intervenir dans le domaine de la morale tant individuelle que sociale et s’inquiétait des abus possibles dans l’application de la loi. Selon la revue Eglises d’Asie, la véritable crainte du gouvernement était sans doute que, comme dans d’autres pays d’Asie, les Eglises puissent créer des espaces de réflexion, et éventuellement de contestation, hors du contrôle gouvernemental (36).

De la société civile à la société « civique »

L’arrivée au pouvoir de la deuxième génération de dirigeants au début des années 1990 autour de Goh Chok Tong laissait espérer qu’il pourrait y avoir une libéralisation démocratique du régime dans ce domaine. Plusieurs ministres et Goh Chok Tong lui-même avaient reconnu à plusieurs reprises la nécessité d’écouter davantage la population, de créer des canaux de communication, de laisser les jeunes s’exprimer davantage, etc. Un certain nombre d’initiatives ont été prises en ce sens mais les changements sont demeurés essentiellement cosmétiques. L’obsession du contrôle est restée la même et la démocratisation n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Comme dit justement la politologue singapourienne Chan Heng Chee : « Alors même que les dirigeants s’essayent à la libéralisation, en créant un ‘espace’ et en tolérant une opposition non pas collective mais au moins individuelle, ce qu’ils ont à l’esprit n’est pas la démocratisation dans le sens d’une acceptation de l’existence de bases de pouvoir concurrentes » (37).

Il n’en reste pas moins que les dirigeants singapouriens sont conscients de la nécessité d’établir un nouvel équilibre entre l’Etat et la société, ne serait-ce que du fait de la mondialisation et de la nécessité de transformer une société productive en une société créative. En témoigne un discours du brigadier général George Yeo, ministre de l’Information et de la Culture, en 1992 : « Le gouvernement a revu à la baisse l’action de l’Etat afin d’inviter les citoyens à jouer un rôle plus important dans le gouvernement local, la promotion des causes sociales, dans le domaine culturel (…). Cette relation entre l’Etat et ‘le secteur population’ (il évite soigneusement de parler de société civile, nda) se renforce mutuellement parce que le gouvernement fait confiance à ce secteur pour faire les choses qu’il ne sait pas faire lui-même, et davantage d’initiatives de la base sont nécessaires pour atteindre un meilleur équilibre entre l’Etat et la société » (38).

Ce nouvel équilibre n’ira cependant pas jusqu’à remettre en cause la mainmise politique du parti au pouvoir depuis l’indépendance, pas plus que le contrôle étroit de la société civile. Au cours des années 1990, un certain nombre d’artifices sont mis en place avec succès pour empêcher l’élection de membres de l’opposition au parlement. Comme le dit George Yeo lui-même, il faut parler de « société civique » plutôt que de « société civile » et la possibilité réelle de contestation n’est toujours pas à l’ordre du jour. Le maître mot reste le consensus autour du gouvernement.

V.) Vers un bouddhisme réformé

Dans le processus général de modernisation religieuse à Singapour, l’Etat, la communauté bouddhiste laïque, la sangha (ou communauté monastique) sont engagés chacun à sa manière dans diverses stratégies visant à accélérer le processus particulier de modernisation du bouddhisme. En dépit des différences, tous travaillent à promouvoir un bouddhisme réformé et à le faire apparaître comme une religion moderne (39).

Dans la pratique de la religion populaire, le rituel se trouvait au centre de la scène. Dans le bouddhisme réformé, c’est la doctrine bouddhique elle-même qui est l’élément clé pour les fidèles. On adopte des textes provenant de diverses traditions bouddhiques. Il ne s’agit pas tant d’atteindre l’Eveil ou l’illumination que de répondre aux besoins d’ici-bas. Le salut peut être atteint en ce monde au cours d’une vie. La vie monastique n’est qu’un chemin parmi d’autres. Un autre chemin est la poursuite d’activités spirituelles, sociales et charitables.

C’est ainsi que le bouddhisme réformé apparaît comme une religion moderne qui ne se contente pas de mettre l’accent sur la doctrine mais aussi sur les activités au service de la société. Religion des Ecritures, ce bouddhisme fournit aussi du temps et de l’espace à ses membres pour se rencontrer et échanger.

Le bouddhisme réformé de Singapour emprunte des éléments variés appartenant à diverses traditions bouddhiques. On y trouve plusieurs éléments scripturaires clés : 1.) la doctrine de la causalité, c’est-à-dire les quatre Nobles Vérités, 2.) la théorie du Karma, de la renaissance et du mérite, 3.) l’éthique et la morale, 4.) l’éthique bouddhique du travail, 5.) la compassion et l’humanité, et enfin 6.) les huit voies. L’idée centrale qui préside à cette sélection d’enseignements bouddhiques est de donner au disciple une compréhension du sens de la vie à travers la compréhension bouddhique de la souffrance et conférer ainsi à l’individu la capacité de réduire son propre niveau de souffrance en agissant lui-même sur la sphère religieuse autant que profane.

Structure et organisation

Le bouddhisme réformé de Singapour n’est pas un mouvement unique et centralisé qui aurait un programme commun. Il s’agit plutôt d’activités diverses conduites par des groupes divers de laïcs, quelquefois avec la participation de moines réformistes. La plupart de ces organisations possèdent des structures similaires à celles d’un temple. La grande différence avec une structure de temple est que leurs lieux de culte et d’activités se situent souvent dans des immeubles résidentiels ou de bureaux plutôt que dans des édifices de caractère religieux. En outre, ces organisations sont enregistrées au registre des sociétés comme des organisations séculières plutôt que religieuses, même quand leurs activités sont en même temps de nature religieuse et séculière.

Les bouddhistes réformés refusent de faire allégeance à une tradition spécifique du bouddhisme et veulent se débarrasser des étiquettes traditionnelles. Beaucoup revendiquent ouvertement un statut non partisan et préfèrent l’appellation de « Buddhayana », qui reflète mieux leur souci de se concentrer sur la personne de Bouddha et sur ses enseignements écrits. Malgré tout, un certain nombre de temples bouddhistes traditionnels acceptent de prêter des locaux aux membres de ces organisations réformistes pour qu’ils puissent s’adonner à leurs activités. Chaque groupe réformiste décide de son ordre du jour et organise ses propres activités. Il arrive qu’à l’occasion plusieurs groupes s’associent pour des activités religieuses comme la célébration de Vesak (40).

Les formes d’organisation de ces groupes bouddhistes réformés varient du groupe informel rassemblant quelques individus qui se consacrent à la méditation et à la doctrine jusqu’à des groupes de plusieurs centaines de personnes inscrits au registre des sociétés et ayant pignon sur rue avec des structures formelles, telles qu’un conseil d’administration et divers départements couvrant les activités de l’organisation.

Parmi les organisations bouddhistes les plus importantes on trouve le « Singapore Buddhist Youth Fellowship », né en 1984 et calqué sur des organisations chrétiennes protestantes similaires, en ce qui concerne l’accueil des nouveaux membres et leur accompagnement jusqu’à devenir des membres totalement engagés. Les membres de cette organisation sont très actifs dans la vente de livres et de cassettes. Ils sont économiquement indépendants et ne dépendent pas des donations publiques ou de l’aumône.

Un autre groupe important est la Buddha Sasana Buddhist Association. Son organisation est assez informelle et attire beaucoup de gens qui ne supportent pas des règles trop strictes. Ce groupe s’intéresse surtout aux Ecritures bouddhiques et à la méditation.

Il faut aussi mentionner la secte japonaise Sokka Gakai, bien implantée à Singapour depuis une trentaine d’années. Sa structure est centralisée, très rigide et hiérarchisée à l’image de sa sœur aînée japonaise. Le territoire est divisé en quartiers, à l’image des paroisses chrétiennes, pour faciliter le prosélytisme et la propagande du groupe. Même si le comité central singapourien de la secte a pleine autorité sur l’organisation locale, il doit cependant rendre des comptes à l’autorité supérieure de la secte au Japon. Beaucoup de Chinois singapouriens sont cependant très méfiants vis-à-vis de la Sokka Gakai, qu’ils considèrent comme aussi dangereux pour les valeurs familiales que les sectes chrétiennes fondamentalistes. La Sokka Gakai est souvent appelée « la religion japonaise » et son appartenace au bouddhisme est assez largement contestée.

Les activités principales

Beaucoup d’activités des bouddhistes réformés concernent, tout comme dans les groupes chrétiens, l’éducation des membres à la connaissance du bouddhisme, l’initiation à la méditation, l’organisation de conférences publiques et la discussion de thèmes doctrinaux particuliers. Un effort est églament fait pour enseigner la différence entre le syncrétisme religieux chinois et le bouddhisme. En même temps, un travail missionnaire est mené avec un certain succès pour gagner de nouveaux membres, surtout parmi les jeunes.

Le désir d’être socialement pertinent a amené aussi beaucoup de groupes du bouddhisme réformé à répondre avec enthousiasme aux diverses campagnes publiques lancées par le gouvernement, telles que « Respecter les anciens », « Interdiction de fumer », la « Semaine nationale du cœur », la « Semaine nationale de la productivité », « Deux (enfants) c’est assez » (41), « Parler le mandarin », etc. De la même manière, beaucoup de bouddhistes réformés se montrent très actifs dans les organismes caritatifs et le travail social dans le domaine de la santé et des maisons de retraite.

Ainsi, les enseignements du bouddhisme sont utilisés pour promouvoir les valeurs que l’Etat séculier veut promouvoir. En un sens, le bouddhisme est rendu socialement pertinent aux yeux de l’Etat moderne, quitte à apparaître comme étant à la remorque de l’idéologie gouvernementale.

Concurrence avec le christianisme

Au sein de la communauté chinoise de Singapour, le bouddhisme réformé apparaît en concurrence avec la revendication chrétienne à la modernité. Tout comme les chrétiens, les bouddhistes réformés ont intégré des activités séculières dans leur ordre du jour. Alors que depuis l’indépendance, beaucoup d’hommes politiques ne faisaient aucun mystère de leur appartenance au christianisme, il a fallu attendre 1997 pour qu’un homme politique important, le président de la République, se proclame ouvertement bouddhiste et engagé dans des activités bouddhistes. Depuis lors, beaucoup de membres des professions libérales, des hommes d’affaires, de langue anglaise comme chinoise, se sont ouvertement déclarés bouddhistes. C’est donc dans une nouvelle lumière que le public en général considère le bouddhisme. Il est considéré aujourdhui comme une religion « moderne » et le fait qu’il attire beaucoup de jeunes Chinois des professions libérales en fait une force réelle pour contester la revendication des seuls chrétiens à la modernité.

Dans les statistiques officielles de 2000, il apparaît clairement que la majorité des bouddhistes réformés ont entre 25 et 49 ans. En même temps, si l’on regarde leur statut social, on constate que la plupart des bouddhistes appartiennent à la classe moyenne basse ou aux classes laborieuses. 91 % d’entre eux vivent dans les logements subventionnés du HDB (Housing Devolepment Board), et seulement 7,9 % dans des résidences privées ou des appartements de standing élevé. Par ailleurs, 6 % des bouddhistes seulement ont bénéficié d’une éducation tertiaire.

Conclusion

La modernité occidentale et l’aspiration démocratique sont portées à Singapour par des classes moyennes ayant un niveau d’éducation élevé, familières du monde international qui les entoure et chez lesquelles le christianisme joue un rôle très important. Les événements de 1987 ont durablement affaibli la conscience sociale au sein des Eglises et des religions en général. Par ailleurs, les attentats de New York et de Bali, la découverte à Singapour de cellules d’Al Qaida après l’invasion américaine de l’Afghanistan, ont aussi changé la donne profondément. Le gouvernement s’est rendu compte que le contrôle exercé de l’extérieur sur les religions n’était pas très efficace puisqu’il poussait les contestataires à la clandestinité. Mais aucune nouvelle politique n’a été définie alors même que le sentiment d’insécurité des élites dirigeantes s’est encore approfondi. Ce qui nous paraît cependant à peu près certain, c’est que la volonté gouvernementale d’imposer une modernité « asiatique », concurrente de celle qui vient de l’Occident, est un échec. La modernité singapourienne est occidentale. Elle est irriguée par l’utilisation massive de la langue anglaise et largement nourrie par les représentations du monde que lui fournit le christianisme. Mon sentiment est que les vrais concurrents du christianisme comme idéologie d’accès à la modernité sont d’un côté l’agnosticisme de type occidental, relativement nouveau dans le monde singapourien et dont témoigne depuis trois décennies l’augmentation sensible des « sans religion », et le bouddhisme réformé qui connaît un regain de vigueur certain à Singapour dans les classes éduquées, mais qui, depuis plusieurs années, intègre un certain nombre de pratiques et de valeurs considérées comme occidentales (42).

En 2005, Lee Hsien Loong, fils de Lee Kuan Yew, remplace Goh Chok Tong au poste de Premier ministre. Une nouvelle époque commence peut-être. En mai 2006, des élections générales ont eu lieu. Le nombre d’opposants élus reste le même qu’auparavant, c’est-à-dire deux, mais le parti au pouvoir a perdu 9 % des voix par rapport à 2001. Les premières décisions de Lee Hsien Loong n’augurent en rien d’un éventuel changement de cap. Le harcèlement juridique à l’encontre d’un membre de l’opposition, Chee Soon Juan, procédé déjà largement utilisé dans le passé, et le renouvellement des menaces à l’encontre de la presse internationale coupable de lui donner la parole, se sont confirmés au cours de ces derniers mois. A l’occasion de la réunion annuelle de la Banque mondiale