Eglises d'Asie

LA RENCONTRE DU MESSAGE DE JESUS ET DE LA CULTURE JAPONAISE

Publié le 18/03/2010




Réfléchir sur le message de Jésus d’un côté et la culture japonaise de l’autre n’est pas chose aisée en soi. Il est difficile d’exprimer le coeur du message parce que ses racines plongent dans l’Ancien Testament. Bien plus, il a été transmis à travers un long processus historique d’inculturation, à des peuples différents. L’histoire, processus toujours en marche, impose une empreinte indélébile à l’humanité tout en lui donnant les moyens d’appréhender la réalité. C’est pourquoi, le message s’exprime toujours dans des concepts et des termes issus de ce même processus historique.

Il est de même difficile de dire quelque chose de clair sur la culture du Japon, non pas parce qu’elle est unique mais parce qu’elle est autre. Toute culture est unique quand elle exprime l’homme en tant qu’individu impliqué dans la société et le monde pris dans un contexte particulier. Quoi qu’il en soit, comme pour beaucoup d’autres, nous pouvons dire sans hésitation que la culture japonaise n’est pas facile à étudier.

Elle se poursuit tout au long d’une longue tradition et son fil conducteur nous fait remonter au commencement de l’histoire du Japon et des pays voisins. En même temps, elle va toujours de l’avant, se renouvelle elle-même et assimile toutes les influences venues du monde entier. Néanmoins, tradition et modernité se mélangent souvent et, au milieu d’une telle stupéfiante complexité, chercheurs et étudiants se demandent dans quel laboratoire culturel ils sont immergés.

La même chose peut se dire des religions du Japon qui, originellement, sont extrêmement diverses. Mis à part certains éléments de base qui appartiennent au « Shinto » (la voie des dieux), la plupart proviennent d’une religion étrangère ou d’un complexe religieux remodelé selon l’expérience fondamentale qu’ont les Japonais du sacré et du Shinto. Elles sont à l’origine du bouddhisme, du taoïsme, du confucianisme ou du christianisme japonais aujourd’hui.

Toutes les religions et toutes les représentations du monde ou de la vie des Japonais sont étroitement liées dans l’inconscient populaire et aboutissent à un étonnant syncrétisme. Du point de vue philosophique, ces systèmes religieux ont été enrichis ou cooptés par l’esprit japonais et les forces politiques. A tel point que le syncrétisme religieux japonais se pose comme base philosophique permettant l’incorporation dans l’unique complexe japonais de maints éléments étrangers au Japon et même l’incorporation de tous les systèmes religieux, para-religieux ou philosophiques.

En somme, l’esprit religieux et la vie de tous les jours auront, sans aucun doute de multiples aspects. Ils sont faits de flou, de croyances et de pratiques magico-religieuses. Beaucoup sont des survivances ou les successeurs d’éléments archaïques et primitifs encore vivants aujourd’hui. Ces éléments demeurent fondamentalement non systématiques, en théorie comme en pratique, tout en étant reliés les uns aux autres par le biais des religions structurées.

Il existe chez les Japonais tout un ensemble d’attitudes tant intérieures qu’extérieures, ressenties très profondément par le peuple, nourries par lui, transformées et transmises de génération en génération. Les gens semblent croire que leur vie requiert certains actes, cérémonies ou fêtes, souvent en lien avec plus ou moins de magie et de tabous (1). On pourrait dire qu’il s’agit d’une simple religion folklorique, mais ce ne serait pas tout à fait exact, car c’est toute la population du Japon qui se sent concernée.

Un exemple pourra nous éclairer. Les Japonais sont connus pour leur attachement à la nature. Alors que bien des villes sont laides et désordonnées, la nature y est d’une stupéfiante beauté et d’une variété prodigieuse (2). Quelquefois la nature est terrifiante et dévastatrice avec les tremblements de terre, les typhons, les glissements de terrain, etc. Mais sans aucun doute, chaque saison de l’année possède sa splendeur propre et il y a peu de peuples au monde comme les Japonais pour se réjouir devant un de ces sites magnifiques. Ils aiment le clair de lune, les cerisiers en fleurs et le rouge des érables. En même temps, ils savent qu’il faut être prudent avec la nature et attentif aux tremblements de terre, aux incendies et aux raz de marée. Ces fléaux ont donné à ce peuple la conscience de la fragilité de l’homme et de la nature, de leur contingence et de leur évanescence. La beauté et l’aspect menaçant de la nature ont leur source dans le shintoïsme et le bouddhisme, et sont mêlés à un amalgame de sentiments et de sensations dont l’ensemble se retrouve tant dans le domaine de la culture que dans l’expérience religieuse.

L’amour de la nature peut suffire comme exemple mais n’est pas exhaustif (3). Une citation de deux courts textes peut aider à comprendre cette double réaction. L’un est tiré du Manyôshu (Recueil des dix-mille feuilles), une compilation de poèmes par Tachibana no Moroe vers 750 et l’autre, du Hôjôki (Souvenirs de ma petite hutte), écrit par Kamo no Chômei (1155-1216). Le premier est très influencé par le Shinto et se compose de poèmes écrits par divers amoureux de la nature. Le second est vraiment bouddhiste.

Le Manyôshu observe : « Il neigeait hier – et aujourd’hui il neige. J’ai fait des marques sur la prairie pour préparer l’herbe de demain » (4). La première des pensées du Hôjôki est : « La rivière coule sans cesse et l’eau n’est jamais la même, elle entraîne l’écume toujours renouvelée du bassin et s’en va, jamais tranquille un seul instant. De même l’homme et sa demeure » (5).

L’amour de la nature n’est qu’un aspect de l’arrière-plan général d’où la culture, l’expérience religieuse, les religions et les conceptions de la vie tirent leur origine. Ce qui montre par l’un ou l’autre biais, que la rencontre du christianisme avec le Japon aura ses propres passerelles comme ses propres barrières.

Réfléchir au processus d’une rencontre du message chrétien et de la culture japonaise comporte un certain risque. Qui nous protégera d’une sur-estimation ou d’une sous-estimation de l’un ou de l’autre ? Où trouver le juste équilibre ? Faut-il chercher les similitudes ou insister sur les divergences ? Il est douteux que l’un et l’autre puissent correspondre à un projet d’évangélisation ou même à un dialogue interreligieux. L’un et l’autre ont leurs limites et leur partialité et il faut toujours craindre l’outrance des positions.

Culture et religion : principes généraux

La forêt des définitions est déroutante quand il s’agit de culture. Comme outil de travail, je propose la paraphrase suivante : la culture n’est pas seulement une entreprise élitiste limitée aux beaux-arts, à la littérature et à la philosophie, mais plutôt la façon globale dont une société humaine répond à son environnement. Cela inclut les coutumes caractéristiques du groupe social ; l’hérédité sociale d’une communauté particulière ; les significations, les coutumes, les valeurs, les normes, les actions et les liens de parenté, les croyances, les lois, les traditions et les institutions d’une société ; la religion, le rituel, le langage, le chant, les danses, les banquets, l’habillement, les métiers, les outils, et tout ce qui est particulier à ce groupe social. La culture est un ensemble de facteurs qui fait d’une personne une individualité membre d’une communauté. Cela s’acquiert par la naissance et par le fait qu’on est une personne insérée dans l’univers des hommes. On est programmé, éduqué et endoctriné dans un certain comportement humain suivant que l’on est Japonais, Chinois, Scandinave ou Brésilien (6). A la lumière de cette paraphrase, une distinction est possible entre deux aspects fondamentaux de la culture, l’un étant l’immanence et la profondeur, comme une sorte de soubassement, l’autre la manifestation extérieure. Cette distinction affine notre paraphrase sur la culture et est importante pour éclairer notre conception de la mission et de l’évangélisation comme nous le verrons plus tard (7). L’immanence peut être vue comme une élaboration intérieure de l’esprit, une certaine façon de penser, un sentiment particulier d’appartenance à une société donnée et à une race. C’est à partir de cette dimension intérieure profonde que s’élaborent les manifestations extérieures de la culture. C’est la somme totale de ces réactions physiques et mentales et leur activité qui façonnent le comportement d’une société ou d’un groupe racial dans leurs relations au milieu.

Existe aussi un lien intime entre ces deux aspects eux-mêmes. Ils ne peuvent pas être vus comme superposés, l’un au dessus de l’autre, parce qu’il y a entre eux un continuel mouvement d’aller et de retour. Les deux sont sujets au changement bien que l’on puisse dire sans se tromper que, pour ce qui est de l’immanence, les changements se font beaucoup plus lentement que ceux qui se produisent régulièrement au niveau de la manifestation externe. Ce côté immanent de la culture explique en particulier qu’une individualité la considère comme faisant partie de lui et soit toujours quelque peu ethnocentrique. Tout le monde se voit, lui ou elle-même, comme un membre spécifique de la communauté qui fait partie d’un peuple dont il parle la langue et dont il a adopté le mode de vie. Donner un nom à cette manière de mesurer toute chose par les principes propres à un peuple ou à son génie, nous permet de parler d’ethnocentrisme ou de particularisme comme d’une attitude commune à toute l’humanité.

En même temps, il est évident que nous ne pouvons pas parler d’ethnocentrisme sans faire référence à la relativité culturelle. Ceci signifie qu’il existe une multitude de formes culturelles dans lesquelles l’ethnocentrisme s’exprime ou se contredit lui-même. En ce sens, l’ethnocentrisme en lui-même n’est pas un phénomène péjoratif. Il devient un facteur négatif ou dangereux quand la tension entre particularisme ou ethnocentrisme d’une part et universalisme ou pluralisme d’autre part devient si forte que l’ethnocentrisme dégénère en nationalisme étroit et hostile. Ceci conduit inévitablement à un orgueil exagéré, à un égoïsme collectif et même à la guerre.

Conformément à cette conception de la culture, on peut admettre que la sensibilité au sacré ou à l’au-delà du réel soit quelque chose qui s’enracine dans ce côté immanent de la culture. Ceci peut s’appeler religiosité (à ne pas confondre avec la religion folklorique ou la religiosité populaire). Quand cette religiosité se manifeste elle-même de façon plus ou moins structurée, nous pouvons parler de religion en tant que telle. Ces manifestations peuvent être de formes variées comme les mythes, les rituels, les croyances, les théologies, etc. Il est clair que cette conception de la religion est beaucoup plus large que celle à laquelle nous sommes habitués. Philosophies, idéologies et conceptions de la vie appartiennent à la réalité religieuse parce que toutes expriment comment l’homme essaie de transcender l’aujourd’hui de sa condition et désire un destin meilleur et plus élevé pour la fin de sa vie. Cette fin est précisément le but à réaliser et pas encore atteint. C’est ce que nous préférons, nous, nommer « l’au-delà de la réalité » dont les synonymes sont Dieu, Yahweh, Allah, Mahatman, le Bouddha, la Société sans classe, l’Humanisme, etc.

Cette variété de mythes, rituels, croyances, théologies, philosophies, etc. reflète l’expérience du sacré et par conséquent suppose la recherche de l’être, du sens et de la vérité (8). C’est cette conception de la religion qui nous permet de tout rattacher, par l’intermédiaire de la religiosité, à ce côté immanent de la culture. Il est ainsi clair que la religion n’est pas seulement un segment de la culture mais un de ses éléments qu’on retrouve partout. Il est également vrai que religion et religiosité sont inhérentes à l’homme et intégralement humaines.

Les modifications dans l’immanent et l’extériorisation de la culture ont des répercussions sur religion et religiosité et vice-versa. De plus, depuis que toutes les sphères de la culture sont en relation mutuelle, un changement en religion ou en religiosité a un effet sur l’ensemble de la culture. Par conséquent, une certaine culture peut être bouleversée ou refuser une religion autre que la sienne propre, si cette nouvelle religion se présente elle-même comme très élaborée, faisant un tout, avec l’intention de s’implanter dans une culture particulière. La raison en est que, non seulement il s’agit d’une culture qui a sa propre religion mais que deux complexes culturels se trouvent face à face.

Ceci débouche sur cette très importante question : que faut-il proclamer au Japon ? Serait-ce la religion chrétienne ou le message du Christ en vue de construire une chrétienté japonaise, enracinée dans le Christ et la culture du Japon ? La question se pose pour toute activité missionnaire et toute évangélisation parce que tous les peuples du monde, au milieu d’un universalisme grandissant qui pousse à l’unité (9), insistent sur la spécificité de leur culture. Même en concluant que le christianisme au Japon a atteint un certain niveau de maturité, comme le montre par exemple le rôle des écoles chrétiennes, des intellectuels et autres croyants chrétiens, sommes-nous pour autant autorisés à dire que la religion chrétienne est devenue une part ou pour le moins une parcelle de la culture japonaise ?

Il semble qu’il nous faudrait fouiller davantage en profondeur pour être plus pleinement obéissant au mandat du Christ de proclamer son message au Japon. D’ailleurs, tout ce que nous venons d’écrire de la culture et de la religion nous conduit à la conclusion qu’une rencontre plus en profondeur avec le message du Christ doit prendre sa place au niveau de l’immanent de la culture et non à celui de son extériorisation. Si cette sorte de rencontre se réalisait, un réel christianisme japonais pourrait naître.

Le message de Jésus Christ

Quel est le message de Jésus-Christ ? Proclamer le message du Christ est une forme d’activité voulue par l’idéal du Royaume de Dieu dont le Christ lui-même est le prototype de par sa vie, sa mort et sa résurrection. Son message est centré sur la Bonne Nouvelle de Dieu, son plan salvifique pour l’humanité et pour le monde : « Le Royaume de Dieu est a portée de la main ; convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1,15). L’accent est mis sur la venue et son immédiate proximité. Le Royaume signifie que Dieu se révèle comme le libérateur qui vient combler définitivement nos espérances. Il signifie que Dieu est Abba, le Père, qui a créé le monde et signifié un amour inconditionnel pour nous pécheurs qui cherchons la rédemption. Le Royaume signifie la fiabilité radicale de Dieu, le don de lui-même qu’il nous fait et qui nous accorde un avenir, en dépit de toutes les expériences contraires (10).

Dans le Royaume, Dieu règne. Dire que Jésus est complètement accaparé par nous est vrai, mais il faut immédiatement corriger et préciser qu’il est complètement accaparé par nous parce qu’il est complètement accaparé par Dieu, qui est Dieu-pour-nous-avec-nous. Cette offre d’amour immense demande une réponse, une conversion que Jésus appelle « conversion », ou retournement de tout l’homme vers Dieu. Cette conversion n’est pas une facette de notre vie parmi d’autres, elle est réellement un mouvement positif et décisif pour se détourner du péché, un retournement vers Dieu en vue du Royaume.

Quand nous nous tournons vers le Royaume, un puissant mouvement de réalisation personnelle et sociale commence qui balaie toute l’histoire et a des répercussions sur toute l’humanité. Une nouvelle relation s’est créée avec Dieu : Dieu oublie nos péchés et nous étreint de son amour. Cette relation avec Dieu se caractérise par l’exigence d’une absolue loyauté de notre part et de sa promesse d’être avec nous dans toutes les situations de notre vie. Nous recevons une nouvelle jeunesse, une nouvelle intégrité, une dignité, la liberté, un dégagement de toute aliénation.

Le Christ ressuscité est le modèle de l’humanité nouvelle appelée à de nouvelles valeurs : la paix du coeur en contraste avec l’observance servile de la loi, l’amour, la charité, la prière et le sacrifice vécus devant Dieu et libres de ce que les gens peuvent penser de nous. Ce ne sont pas les observances rituelles qui nous font bons ou mauvais. La vraie vie n’existe plus quand on la vit dans l’égoïsme. Elle nous est donnée gracieusement quand nous sommes prêts à la perdre. Jésus lui-même est l’incarnation du Royaume. Par sa vie, sa mort et sa résurrection, il devient notre rédempteur, le prototype du Royaume, l’homme nouveau ou l’humanité divinisée. En lui nous découvrons ce que signifie le salut : être accueilli par Dieu, le Père bien-aimé, avec tendresse, être transformé sur le modèle du Christ Jésus (12). C’est ce que nous pouvons considérer plus ou moins comme les principes de base du message du Christ. On les trouve d’évidence dans le Nouveau Testament qui est l’accomplissement de l’Ancien. Ils sont le résumé de la révélation de Dieu à son peuple Israël et culminent dans l’incarnation du Verbe (Logos) en la personne de Jésus de Nazareth, qui, par sa crucifixion et sa mort, est devenu le Seigneur Ressuscité.

La rencontre du message chrétien et de la culture japonaise

Que signifie tout cela pour un peuple qui possède bien d’autres religions et qui n’a jamais été touché par Dieu ? Quand le monde connu à l’Ouest se limitait à l’Europe chrétienne, la question ne se posait pas. Mais la découverte d’autres continents a poussé à l’étude des cultures et des religions non occidentales. Depuis le siècle dernier, nous sommes devenus pleinement conscients de l’immense pluralisme du monde qui va des plus archaïques aux plus sophistiquées des cultures et des religions. Cela nous pousse à repenser l’action de cette présence de Dieu, de sa providence dans le contexte de la solidarité entre tous les peuples et des conséquences sotériologiques de son action.

A. Leçons reçues des Pères de l’Eglise primitive

Un large courant existe dans la théologie chrétienne qui tente un retour en arrière en vue d’une étude renouvelée de la Bible, des Pères de l’Eglise primitive. Laissons de côté l’exégèse biblique, et voyons ce que nous disent les théologiens. Ils trouvent leur inspiration dans le prologue de l’Evangile de Jean qui se réfère au Logos, le Verbe de Dieu, ce qui plus tard donnera la théologie du Logos. Ils insistent sur Dieu-Providence et le don de la grâce qui, depuis le commencement du monde, joue le rôle du pédagogue en vue de l’avènement du Christ.

La théologie du Logos trouve son expression devenue classique chez le martyr Justin (100-165) qui essaie d’exprimer la fonction et la personne du Christ dans le contexte du monde méditerranéen. Justin dit que le Logos divin, dans sa plénitude, apparaît dans le Christ mais que la semence de ce Logos était répandue à travers toute l’humanité longtemps avant qu’il ne se manifeste en la personne de Jésus de Nazareth, lequel a été relevé de la mort. Tout homme dans son esprit possède un petit germe du Logos, et non pas seulement les patriarches et les prophètes mais aussi les philosophes païens. Toutefois leur connaissance était incomplète et souvent contradictoire.

Aujourd’hui, un courant toujours grandissant de réflexion théologique insiste sur la valeur de cette théologie du Logos pour bâtir des ponts vers les peuples de foi et de culture différentes, sans pour autant négliger les évidentes barrières. C’est ce que dit Vatican II de façon explicite : « L’Eglise catholique ne rejette rien de ce qu’il y a de vrai et de saint dans ces religions…qui souvent reflètent un rayon de la Vérité qui éclaire tous les hommes » (14). Ce point de vue sur les autres religions a été négligé depuis des siècles par les théologiens chrétiens à l’exception de quelques isolés tels que Raymond Lulle, Nicolas Cusin, Juan de Lugo, Pic de la Mirandole et d’autres. Il y a beaucoup de raisons à cette attitude négative, par exemple la conception plutôt pessimiste de l’humanité coupable et l’écrasante influence du processus d’inculturation européen sur le message du Christ. Les opinions de la théologie catholique et protestante sur la nature humaine ont joué un rôle énorme dans ce négativisme (15). Le message a fini par s’exprimer de manière tellement exclusive dans le contexte européen que le Dieu révélé par Jésus est devenu le Dieu tribal de la chrétienté occidentale. Les missionnaires sont partis partout dans le monde propager la chrétienté sans savoir qu’en fait, c’est la chrétienté occidentale qu’ils propageaient, gagnant des non-chrétiens à l’Eglise d’Occident et enseignant la théologie occidentale comme si elle était la forme définitive de la foi chrétienne. Bien sûr, pour nous, nous attaquer aux méthodes et à la théologie du temps passé relève de l’indignité. Ces missionnaires servaient la cause du Royaume avec les moyens dont ils disposaient. Une critique dure et sévère ne peut servir la présente tâche d’évangélisation.

L’incarnation culturelle de la foi

Quand nous voulons expliciter la foi chrétienne, nous usons toujours de mots et nous devons être conscients que nos efforts humains ne peuvent pas l’exprimer complètement. La foi, quand elle est une foi humaine, a besoin de mots, de symboles et d’images qu’on appelle croyances, et ces croyances sont nécessaires parce que c’est par elles que les peuples peuvent partager leur foi et agir comme instruments de Dieu pour la communiquer et former une communauté. Les croyances sont des expressions de la foi et sont toujours liées à une culture. Bien des peuples partagent la même foi mais possèdent des croyances différentes accordées à leurs cultures respectives, chacun à son niveau et dans le moment particulier de son histoire (16). Voici ce que dit Congar : « On est une personne dans une société avec d’autres. On est un croyant, dans l’Eglise, avec d’autres. La foi et ses célébrations, ses pratiques ont donc ainsi leur expression dans un espace culturel donné, dans une communauté de culture, dans une histoire et un destin. Ces expressions sont dans et à travers l’art, la littérature, la poésie et les chants, les coutumes, les fêtes et les rituels, demandées par le caractère communautaire de l’ensemble. Elles sont nécessaires pour le rayonnement social et signes de vitalité » (17). D’où il ressort qu’exprimer le contenu de la foi chrétienne devrait se faire en utilisant le contexte particulier du Japon. Ceci est tout à fait clair quand nous considérons ce qui, de toujours, appartient au peuple japonais, et est le produit de sa culture spécifique, qui répond à Dieu librement par ses offrandes.

La proclamation du message du Christ de quelque manière que ce soit et la pratique d’une adhésion fidèle doivent se situer à l’intérieur de la culture et des religions du Japon. Nous devons toujours avoir à l’esprit l’aspect immanent de la culture et de la religiosité japonaises, là où la sensibilité et l’appel du sacré sont enracinés.

Retournons au processus de la rencontre du message du Christ avec la culture et essayons de voir ce que signifie l’inculturation. On peut voir comment le message révélé dans un contexte culturel particulier produit une authentique expérience de la vie chrétienne. Cette expérience trouve son expression non seulement à travers les éléments propres à une culture mais aussi comme un principe qui vivifie, rafraîchit, dirige et unifie une culture, transforme et refait, devient comme une « nouvelle création ». La culture ainsi est régénérée par une rencontre avec le message du Christ sur le Royaume de Dieu et ses valeurs individuelles et communautaires, qui s’impriment dans l’immanence de la culture et en conséquence, dans la religiosité elle-même (18). C’est en pensant à cette sorte d’inculturation que nous posons la question suivante : faut-il, au Japon, proclamer le christianisme comme religion ou le message de Jésus sur le Royaume en vue de construire une chrétienté japonaise ? Il est évident que le message est premier, surtout au Japon où la religion structurée est certainement moins attrayante pour l’individu.

Bien sûr, personne ne peut nier que le processus d’inculturation est déjà en place. Par un ou l’autre biais, le message change le Japon et on ne peu pas nier que la médiation de l’Eglise, par ses prêtres japonais, le personnel expatrié et la communauté chrétienne elle-même, est très importante et efficace dans ce processus. Si nous avons insisté sur une inculturation toujours en expansion, nous sommes tout à fait conscients qu’il ne faut pas nous attendre à des résultats spectaculaires en un court laps de temps. Ce que nous devons garder à l’esprit c’est la nécessité d’insuffler dans la culture japonaise les valeurs évangéliques, si bien que les communautés chrétiennes qui sont le signe réel de la venue du Royaume en deviennent les héritières. Ces communautés chrétiennes deviendront chrétienté japonaise.

Le piège du syncrétisme ?

L’inculturation ne nous conduirait-elle pas dans un piège ? Ce danger a toujours préoccupé les théologiens soucieux de préserver la vérité du message du Christ. Mais pourrions-nous dire qu’il n’y a pas une religion qui ne soit syncrétique au sens large du mot ? User des termes et des notions d’une autre culture et d’une autre religion n’est pas dangereux aussi longtemps que le message originel est préservé. Un exemple serait la totale identification de Dieu avec la nature de Bouddha. Quoi qu’il en soit, le syncrétisme n’est pas à évacuer inconsidérément. La solution de ce problème demande une grande vitalité dans le dialogue avec le Verbe de Dieu et des concepts plus authentiques (19). D’un autre côté, nous ne devrions pas nous effrayer d’une possible assimilation de notions et de termes si cela devait favoriser fécondation et croissance. Par exemple, la très forte teneur d’immanentisme du bouddhisme et la notion d’absolue réalité du Shinto pourraient enrichir la notion traditionnelle chrétienne de Dieu transcendant qui, virtuellement, n’a rien à voir avec la réalité intérieure de ce monde. Les chrétiens non occidentaux ont ici un rôle très important à jouer. La sensibilité à leur propre culture est très présente chez eux, plus que chez les missionnaires étrangers. Leur rôle est donc très important dans le processus d’inculturation par une combinaison spontanée entre leur sensibilité japonaise innée à l’immanence de l’ultime réalité et une possible recherche de la transcendance de Dieu du christianisme occidental. C’est à un enrichissement qu’aboutit la révélation du message et non au syncrétisme. Le message touche en même temps l’aspect immanent de la culture et la religiosité.

Y a-t-il un message purement chrétien ?

Une autre difficile question est à aborder : culturellement parlant, existe-t-il un message du Christ originellement pur ? Ou bien : son message n’était-il pas déjà inculturé, même dans sa forme la plus dépouillée ? L’incarnation de Dieu ou de son Verbe le conduisait à une inculturation dans la communauté juive chrétienne, suivie par d’autres inculturations dans les mondes grec, romain et occidental (20). Prenons l’exemple de Dieu que Jésus nomme « Père ». Est-ce une expression liée à la culture ? Pouvons-nous dire qu’elle est vraiment pertinente à des cultures où des non chrétiens, fidèles croyants, essaient de donner un nom à l’inexprimable ultime réalité en la nommant « Mère » ? Sommes-nous vraiment sûrs que le romancier japonais Shûsaku Endô s’est complètement trompé quand il écrit sur la mère-culture du Japon qui embrasse tout ? Il y a beaucoup de cultes de la fertilité où l’absolue réalité est appelée « Mère ». De plus, ne pouvons-nous pas nous demander si oui ou non, Dieu comme « Père » est encore tout à fait signifiant pour le monde occidental. Et que dire de l’explosion récente de la théologie féministe ? (21).

Il n’est certainement pas possible de relancer le processus japonais d’inculturation à partir ce de qu’on appelle le message primitif et originel du Christ, en effaçant tout ce qui a précédé, c’est-à-dire la tradition de l’Eglise qui est, depuis le temps des apôtres, un témoignage sur le Christ. Cela ne signifie pas pour autant que l’inculturation occidentale du message soit si providentielle que le christianisme occidental en soit la forme définitive et que le message lui-même ne puisse accepter rien d’autre que cette structure culturelle occidentale (22).

Ceci nous montre que l’inculturation n’est pas qu’un problème théorique mais qu’elle est aussi un problème théologique et pastoral. Un message du Christ déculturé n’existe pas, même dans ce qu’il a d’essentiel. Il est toujours transmis dans le cadre de la structure culturelle de celui qui le transmet. Cela vaut pour l’intermédiaire japonais pris entre sa propre culture et le christianisme occidental aussi bien que pour les étrangers qui ne peuvent se débarrasser de leur contexte occidental. Il semble que le processus d’inculturation passe par plusieurs phases successives. L’histoire montre qu’il s’agit tout d’abord d’une phase de dissonances et d’oppositions culturelles pour, graduellement, atteindre la phase des consonances. Non seulement aucune de ses phases ne peuvent être séparées l’une de l’autre mais elles sont complémentaires. En phase terminale, celui qui reçoit s’ouvre à un nouveau mandat et à une nouvelle vie dans le Christ. Il trouve des modes d’expression pour témoigner dans la fidélité à sa propre culture et au message. Ceci montre aussi la nécessité d’une formation personnelle pour ceux qui ont à transmettre le message. Des orientations théologiques, spirituelles et pastorales peuvent favoriser ou gêner l’inculturation.

Passerelles et barrières

Comme nous l’avons dit plus haut, la rencontre du message du Christ avec la culture du Japon, va toucher d’abord, avant tout, au côté immanent de la culture et de la religiosité. Nous présumons qu’en fait le message a un rôle critique. Il accepte et perfectionne ce qui est bon. Il rejette ce qui est faux, guérit ce qui peut être guéri. Il appelle à la conversion et au repentir. Jésus en a fait le coeur de son Evangile. Il demande un retour de quelque chose vers autre chose. On se détourne de son ancienne vie, non qu’elle soit coupable dans son ensemble, mais seulement parce qu’elle est très relative. Les valeurs les plus profondes de la culture japonaise et de sa religiosité doivent être préservées et purifiées parce qu’elles sont de Dieu. Un non-chrétien ne vient pas à Dieu les mains vides. Les valeurs qu’il ou elle porte doivent passer au crible du message. C’est en même temps le côté « virage à prendre » de la conversion. On se tourne vers le Royaume de Dieu. Ce qui fait que la conversion chrétienne est différente de celle des autres religions, c’est le Christ (23). La conversion devient la découverte et l’acceptation de l’Etre suprême, la Vérité et la Vie en lui. On se détourne d’une forme de vie jusqu’alors autonome pour s’ouvrir au Royaume qui vient et qui est déjà là dans le Christ. Nous avons à nous défaire de cette idée que nous arriverons à nous réaliser par nous-mêmes.

Ceci nous amène à aborder la question des passerelles et des barrières qui existent entre le message et le Japon. Une approche phénoménologique est très utile quand il s’agit d’une richesse littéraire. Une réflexion théologique devra suivre et compléter la phénoménologie. Mais il y a un risque quand on parle de façon radicale de passerelles et de barrières, comme si la distinction entre les deux était évidente. En bien des cas, une passerelle peut ressembler à une barrière, pas toujours insurmontable, certes, et comportant quelques aspects tout a fait acceptables.

Comment la religion japonaise voit la réalité

Nous avons ici à regarder la difficile condition humaine ou comment elle est perçue dans les religions et les philosophies. L’exemple du Japon nous aidera. En général, tout le monde a une certaine idée de la vie, de son contenu, des ultimes questions et de l’ultime réalité. Cette dernière peut se nommer concrètement Dieu ou dieux (les divinités Shinto). Les déités bouddhistes, ou les noms très vagues de Bouddha, du Ri céleste du confucianisme ou du Tao du Taoïsme.

Qu’y a-t-il d’évident dans la condition humaine ? (24). Premièrement, la vision de ce que nous pensons être nous-mêmes et de ce qui nous entoure : famille, école, milieu de travail, société japonaise et plus largement, le monde. En bref nous occupons une place concrète dans le monde présent. Deuxièmement, nous avons une idée de ce que nous pouvons et voulons devenir plus tard, à la fin de notre vie, si cette fin est une vie au-delà de la vie. Troisièmement, les possibilités que nous avons de passer de maintenant à plus tard. Ces trois éléments sont précisément ce que nous appelons la condition humaine ou la situation de défi où se trouve l’homme. Ces trois points révèlent que l’être humain a non seulement la conviction d’une certaine vérité capable d’expliquer le sens de la vie et de ses développements, mais aussi que ce même être humain est pris dans une action. En termes chrétiens, nous sommes concernés non seulement par la doctrine mais par la praxis. Et Jésus ne nous appelle pas seulement à une vérité religieuse mais à une vie illuminée par son message. Ceci est important pour les Japonais qui disent souvent que religion et éthique sont deux domaines différents de la vie et qu’ils se mêlent rarement l’un avec l’autre (25). C’est un fait que le domaine religieux au Japon renferme le côté éthique de la vie et que, ainsi, religion et éthique ne sont pas séparés l’un de l’autre mais mélangés. Ce qui apparaît clairement quand on étudie ensemble les religions traditionnelles du Japon et les nouvelles religions. La prétendue séparation entre religion et éthique est artificielle et ne tient pas quand on observe la vie dans le concret. Une vie vécue dans un ou l’autre contexte religieux ou dans un contexte multi-religieux comme au Japon, signifie participation directe des convictions au contexte social. Donc, entre l’Evangile et le Japon, il n’y a pas de barrière essentielle pour ce qui est de la religion et de l’éthique, du moins au niveau des principes. Ceci n’exclue pas pour autant de sérieuses différences entre l’éthique chrétienne et les religions du Japon dans certaines situations concrètes.

Vision japonaise englobante de la réalité – Vision chrétienne de la réalité

Revenant à la condition humaine telle qu’elle apparaît au Japon et dans le message chrétien, il semble que des différences existent entre l’anthropologie chrétienne et l’anthropologie des religions du Japon. Ces dernières sont la cristallisation de la religiosité japonaise telle qu’elle apparaît clairementà travers sa culture. Elle peut se caractériser par une vue englobante de la réalité. Généralement parlant, il ne s’agit pas d’une division de la réalité en plusieurs catégories différentes. Les Japonais réagissent à coup sûr spontanément en refusant toute dichotomie ou dualisme. Appliqué à la vision de l’absolue réalité, être le kami du Shinto ou le Bouddha, veut dire que le sacré est ancré dans le monde des phénomènes. Ceci est de grande conséquence quand il s’agit de la position de l’individu dans le groupe, du péché et de la culpabilité, du domaine de la connaissance par opposition à l’intuition, des réalités spirituelles ou matérielles, etc. L’impression d’ensemble est qu’il ne semble pas y avoir de très nettes alternatives aux valeurs. Le substrat de base est le même dans le Shinto, le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme ou les nouvelles religions.

Quelle que soit son origine, le « kami nagara no michi » (la voie des dieux), qu’on appelle Shinto, après des contacts avec la Corée et la Chine, est considérée comme la religion du pays. L' »aujourd’hui » de quelqu’un est d’être un dieu en puissance. Son « après » est d’être un dieu par la foi, laquelle ne s’apprend pas mais s’acquiert par intuition. Elle se manifeste par des visites au temple, par l’observation d’un certain nombre de rites, par la participation aux « matsuri » (fêtes) ou célébrations pour honorer les dieux. Le salut, c’est la réalisation de sa nature de kami (dieu) personnelle, en prenant, après sa mort, sa place dans l’assemblée des kami.

L’anthropologie bouddhiste enseigne que tout ce que nous sommes possède la nature englobante de Bouddha, bien que nous puissions l’ignorer pour l’instant. Mais si nous arrivons à travailler avec diligence à notre salut, en suivant les huit chemins, nous parviendrons à la connaissance, celle d’être semblable à la nature de Bouddha et de disparaître en lui. Le confucianisme vise la conformité avec le Ri céleste (raison). Cela doit se refléter dans une conduite personnelle concrète dans le réseau de nos relations sociales. Le taoïsme cherche l’unité avec le Tao qui englobe tout, éternel et principe le plus haut du monde naturel et moral. On doit le trouver se reflétant dans la volonté de non-agressivité ou celle de ne vouloir rien imposer aux autres, à l’imitation des sages taoïstes. L’anthropologie des nouvelles religions du Japon n’est pas très différente parce qu’elle est plus ou moins une simple mise à jour des religions traditionnelles.

Tout ceci n’est pas toujours présent consciemment dans l’esprit des Japonais mais sous-jacent et bien vivant dans le coeur du peuple. Ce que nous avons exposé en termes philosophiques et théologiques est pour une part présent dans le coeur des japonais et se manifeste de lui-même quand il le faut.

Tous ces implications de la nature humaine font que les gens ont vaguement conscience qu’ils sont faits pour le sacré. Ils sont supposés s’approfondir et grandir toujours davantage dans cette identité réelle pré-donnée et cette unité ontologique avec le « kami« , la nature de bouddha, le ciel et le Tao. Ils deviennent et sont eux-mêmes l’ultime réalité jusqu’à ce que, finalement, ils se dissolvent dans l’éternité sans laisser de trace. Ce qui demeure de leur existence personnelle n’est qu’un pieux souvenir. En fait, ils sont annihilés, absorbés dans la réalité sacrée. Ceci est très différent de la condition chrétienne. Le christianisme dit que l’humanité et le monde ont été créés, sont des entités issues de l’amour d’un Dieu personnel. Ils sont limités, soumis et souvent mutilés par le péché, ils ont besoin de la rédemption qui vient du Verbe de Dieu, incarné dans ce monde, la personne historique de Jésus de Nazareth. Par lui, l’accès à Dieu est assuré et le salut accordé. Le salut procède d’une collaboration entre Dieu et les hommes. Celle de Dieu est un don libre, une grâce (en réalité rien d’autre que la propre vie de Dieu). La contribution de l’homme est l’amour de Dieu et du prochain. C’est notre divinisation, signifiant que Dieu est devenu homme pour que nous puissions devenir Dieu et participions à sa vie divine (26).

Passerelles et barrières, mais dans quel sens ?

Nous avons à nous demander ce que signifie ce qui précède en terme de passerelles et de barrières. Dans le contexte de la situation japonaise et chrétienne, nous pouvons faire les quelques observations suivantes.

1) L’accomplissement

Nous expérimentons nous-mêmes que, comme êtres, nous n’avons pas encore atteint notre plénitude. Nous sommes en devenir, ouverts au futur, ouverts à l’ultime réalité. En somme, nous sommes capables de grandir. Cette progression n’a rien à voir avec l’âge mais avec notre situation existentielle.

En prenant en compte l’arrière-plan religieux japonais, devenir plus humain et homme accompli au sens japonais chrétien, est la plus riche et la plus complète expérience qu’un être humain doué d’un tel potentiel salvifique puisse faire. Les Japonais ont un sens très vif de la fragilité, de la cassure, et de la contingence hérité du bouddhisme. Le message évangélique peut s’appuyer sur cette conscience fondamentale. Il peut dire notre penchant vers la faiblesse et la contingence, approfondir notre conscience plutôt superficielle du péché et rassembler tout cela dans notre vocation d’être enfants de Dieu. La modernité elle-même vient au secours du message. La recherche montre clairement que la conscience du péché grandit chez les jeunes Japonais (27). Par là, nous devenons des êtres plus humains. De plus, contingence et sentiment d’aliénation, sous-produits de la modernisation, ont leur origine dans notre existence de pécheur. Par nous-mêmes, nous sommes incapables de devenir de véritables êtres humains précisément à cause de notre condition de pécheurs et d’êtres créés. C’est ici que Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu, prend sa place. Seul le vrai Dieu sans péché peut exister au plein sens du mot. C’est Jésus-Christ, authentique personne humaine, qui par sa vie, sa mort et sa résurrection a redonné aux fragiles pécheurs d’être de véritables êtres humains (28). L’homme achevé est authentifié en Jésus-Christ, lui, l’homme vrai. C’est en lui que la divinisation des êtres humains ou leur relèvement s’accomplit.

2) L’apport d’une dimension verticale

Ce Jésus-Christ est aussi la manifestation de Dieu sur terre. Il n’est pas seulement une manifestation du sacré comme le sont beaucoup de bosatsu (bodhisattvas) du bouddhisme, ou une trace visible laissée sur terre pour aider les gens à trouver la voie qui conduit au salut en Bouddha. Il n’est pas ce genre de manifestation qui apparaît un moment et qui, sa tâche achevée, se retire dans l’intemporel de la nature cosmique de Bouddha (29). Jésus-Christ est le point culminant de la manifestation de Dieu dans une personne historique et non une figure mythologique. Il reste avec nous tout au long de notre vie et du déroulement de notre histoire humaine. L’incarnation de la vie de Dieu et du Verbe dans le Jésus de Nazareth de l’histoire montre aussi ce qui peut advenir quand il s’anéantit lui-même (kenosis) (30). Il participe à nos joies, à nos souffrances et passe par la mort et la résurrection. Il devient notre Sauveur, Seigneur glorifié, prototype de ce que peut devenir vraiment le « pas encore achevé » et « l’être humain en devenir ». Ceci montre la nature transcendante de Jésus en tant que Fils de Dieu. La propre nature transcendante de Dieu, à cause de l’incarnation de Jésus de Nazareth s’enfonce au coeur du monde des phénomènes. Ce même Jésus qui devient Seigneur brise l’horizontalité de ce monde et lui donne une dimension verticale, le soulevant vers sa source, le Dieu créateur. Jésus, le ressuscité, devient le point d’intersection de l’horizontalité et de la verticalité.

Accès vers Dieu

Par Jésus-Christ nous avons accès à Dieu, notre but ultime. Quel que soit son enseignement, Jésus se réfère toujours à Dieu. Son message doit rendre clair que Dieu ne peut être déterminé par un anthropomorphisme comme dans le Shinto. Le dieu du Shinto est surtout présenté comme un surhomme fondamentalement homme. Nous devons insister sur le caractère théocentrique du message. Dieu manifeste sa divinité dans une personne humaine et appelle toutes les dimensions de la vie de l’homme à s’ordonner à la divinité. Ce n’est pas une créature humaine qui détermine qui est Dieu. Dieu se fait connaître à travers la nature, les événements, les personnes et particulièrement celle de Jésus. Dieu est personnel ou mieux transpersonnel, au dessus de l’humain mais en même temps impliqué, mêlé à l’histoire des hommes. Le côté intériorité au monde de l’ultime réalité des Japonais doit être corrigé comme doit être évité l’ancienne conception de Dieu trônant au sommet de toute réalité humaine. Mais il serait également faux de vouloir suivre la conception japonaise et de présenter Dieu comme trop immanent et comme une pure fonction de la réalité terrestre. Dans ce cas, Dieu serait réduit à la condition humaine et à ses dimensions. Le Japon d’aujourd’hui semble vouloir changer son ancien polythéisme et ses dieux anthropomorphes en un vague monothéisme, monothéisme mal conçu certes, mais qui, ici, doit être considéré comme positif.

Des individus en communauté

La conversion au Royaume de Dieu en Christ nous apporte une relation unique avec Dieu lequel nous fait nous rencontrer et nous réconcilier avec nos frères et nos soeurs. Il nous rassemble autour du Christ ressuscité et crée une communauté qu’on appelle Eglise. Un mot plus approprié pour désigner l’Eglise serait : chrétiens ensemble. Cet ensemble n’est pas fondé sur un tribalisme étroit ou un clan. C’est une communauté où le chrétien doit expérimenter le salut. Le salut dans les religions primitives, et c’est encore le cas du Shinto et de certaines de ses extensions, comme a fameuse « japonité » en général, est accordé sur la base de l’appartenance au groupe sacré. La collectivité elle-même est sujet de religion et le salut est accordé et réalisé parce qu’on est né, qu’on a été élevé et que l’on vit dans le groupe. Cela est donné presque automatiquement. Le groupe est considéré comme une sorte d’entité sacrée qui l’emporte sur l’individu (31). Il s’ensuit que le concept de « personne » n’est pas complètement développé parce que le « groupe tribal » avec ses propres dieux ne permet pas de pouvoir maintenir un individu au dessus ou contre les autres. Il faut souligner que ce type de tribalisme est totalement différent de l’ethnocentrisme déjà mentionné plus haut. Dans les religions universelles, le salut est accordé sur la base d’une situation personnelle quand fait défaut tout système de salut. Cette caractéristique structurelle, distinctive des religions universelles n’est pas pour très longtemps la collectivité comme seul sujet de la religion, car,très vite, c’est l’individu qui lui est substitué. L’individu se considère comme ayant perdu le contact avec le sacré, et cela s’exprime par la conscience d’une cassure et du péché (christianisme) ou d’une illusion et d’une ignorance de sa propre nature ou de celle de quelqu’un (bouddhisme). La passage des religions tribales aux religions universelles se manifeste par un profond changement dans l’existence humaine et dans la manière dont on envisage les relations à son milieu. Une personne se voit s’échapper des frontières du groupe sacré et se faire des relations avec d’autres et son environnement réel. Comment quelqu’un crée des relations avec d’autres et comment ils forment une communauté dépend de la perception qu’il a de l’appel du sacré. Dans le bouddhisme hînayana, l’individu poursuit seul le chemin du salut et le cherche en solitaire. Dans le bouddhisme mahayana on doit être un bosatsu ou un sauveur pour les autres. Dans l’islam, le « umma » ou la communauté globale de tous les musulmans ensemble est très important. Il dépasse les classes sociales et les frontières. Dans le christianisme, créer des relations et former une communauté est quelque chose de très fort parce que c’est souligner non seulement la dignité d’une personne libre et unique mais également mettre en valeur son existence en la propulsant dans le grand tout, l’Eglise universelle. Christ lui-même dit que nous avons à aimer Dieu et notre prochain comme nous-mêmes. Dans l’Evangile, nous trouvons la vie communautaire et même certains éléments institutionnels. L’évolution des religions claniques en religions de type universel n’a rien d’un processus irrévocable allant de la collectivité à l’individu parce qu’il s’agit de religions universelles douées de structures communautaires innées. L’islam en est peut-être le meilleur exemple. C’est aussi le cas du christianisme.

Que le christianisme s’écarte consciemment ou non de la communauté dépend de la

compréhension correcte ou incorrecte du message du Christ dans telles conditions historiques données. En effet, il y a toujours un danger à céder à une tendance trop individualiste comme le montre l’histoire du christianisme. Quoi qu’il en soit, il est urgent pour nous d’équilibrer le côté individuel du salut par une volonté d’être ensemble avec les autres dans la foi, et d’appeler ceux qui ne participent pas encore à se joindre à la communauté autour du Christ ressuscité. C’est ici que témoigner du Christ et de son message prend sa place et manifeste un esprit missionnaire explicite. Beaucoup de récents exposés théologiques redécouvrent que l’Eglise entière, comme chaque chrétien, est missionnaire de par sa vraie nature. Nous devons nous tourner vers les autres avec l’espoir de partager le salut reçu du Christ, renouveler le monde et célébrer la communauté qui nous a acceptés et de qui personne n’est exclu (32). Seulement, essayons de construire une communauté où personne ne puisse rester dehors et dans laquelle tous sont invités à pouvoir se réclamer d’une maturité crédible.

Il est clair que, quand on en vient à une évaluation de la culture et des religions, il s’agit de la culture et des religions du Japon, nous ressentons de la sympathie ou de l’antipathie (33). Nous avons tous à être serviteurs obéissants du message du Christ et du peuple japonais. Notre rôle est d’être de bons instruments utiles à la rencontre en profondeur et dans le dialogue du Christ et du Japon. La vocation missionnaire des chrétiens et la réceptivité du peuple japonais méritent une approche respectueuse. C’est ainsi qu’il est important de ne pas regarder la culture et la religiosité seulement comme si ce n’étaient que des données purement objectives sans aucun lien hors du Japon. Nous nous devons de les regarder, autant que possible, avec les yeux et le coeur même des Japonais, spécialement les étrangers qui se familiariseront avec la vie aussi bien que la culture du Japon, ses religions, ses saintes écritures, ses doctrines, ses rituels, etc. Mais le plus important demeure l’intériorité, c’est-à-dire ce que ces réalités disent au coeur de l’homme. C’est ici que prend place la quête de l’être, du sens et de la vérité.