Endo est né à Tôkyô en 1923 et passa une partie de sa jeunesse à Dairen, en Mandchourie, où son père était employé de banque. Après le divorce de ses parents, lui et son frère retournèrent au Japon avec leur mère. C’est là que sa mère entra en contact avec l’Eglise catholique très influencée à l’époque par les prêtres européens. A l’âge de sept ans, Shusaku Endo reçut le baptême. Il a lui-même plus d’une fois insisté sur la forme passive grammaticale de l’événement : « J’insiste sur l’emploi de la forme passive parce que mon baptême n’était pas, de ma part, un acte libre ». Des amis et des écrivains comme lui optèrent délibérément pour le christianisme à l’issue d’une ‘démarche intellectuelle’ ou comme une sorte de ‘but intellectuel’. Une image ironique fréquemment employée par Endo dans ses romans et nouvelles pour montrer que d’autres avaient choisi pour lui :
Si je pouvais comparer ça au mariage, ces auteurs vivent une liaison amoureuse en ce sens que chacun a choisi lui-même sa propre femme. Dans mon cas, c’est comme si j’avais marié la fille que mes parents avaient choisie pour moi quand j’étais enfant. Ou, pour changer d’analogie, mes amis ont commandé un complet-veston sur mesure ; moi j’en porte un de confection, celui que ma mère m’a acheté. (1)
Il s’est doublement rendu compte que son vêtement ne lui allait pas quand, premier des étudiants japonais d’après-guerre, il est venu à Lyon étudier la littérature, de 1950 à 1953, et a réalisé combien sa religion et son expérience culturelle différaient de celle de la France catholique. Cette double prise de conscience le conduisit à ressentir en permanence ‘l’angoisse de l’étranger’. Au Japon aussi, en tant que chrétien il était un ‘étranger’. Un second voyage d’étude en France eut lieu en 1959 alors qu’il voulait faire des recherches sur la vie et l’ouvre du Marquis de Sade.
Ces deux séjours en France furent suivis par une longue et sérieuse période de maladie et d’opérations chirurgicales ; il n’est pas surprenant que l’hôpital joue un rôle dans ses ouvres postérieures. Cette période marqua les débuts de sa carrière d’écrivain, caractérisée par l’affrontement entre les cultures du Japon et de l’Europe chrétienne. En 1960, sa réputation d’écri-vain était bien établie au Japon avec ses livres L’homme blanc (1955), L’homme jaune (1957), La mer et le poisson (1957), Volcan (1959), et (le moins connu) Un admirable idiot (1959).
Les écrits rétrospectifs d’Endo décrivant ses expériences d’étudiant japonais dans une société occidentale en trois nouvelles qui, ensemble, composent les Etudes Etrangères (1965) (2). est exemplaire de l’ensemble de son ouvre. De plus, le sentiment de solitude, d’être étranger et de personne, toujours ressenti par beaucoup d’immigrants en Occident a été peu souvent exprimé d’une telle émouvante manière. Dans la plus longue des trois nouvelles qui composent Etudes étrangères intitulée ‘Et vous aussi’, Endo décrit le dilemme auquel Tanaka, le jeune chercheur solitaire, est confronté à Paris. Ou il se contente de faire connaissance avec la civilisation occidentale, de façon superficielle, de l’extérieur ; ce que la plupart de ses amis étudiants japonais font pour pouvoir rester eux-mêmes dans un monde imaginaire. Ou il essaie réellement d’acquérir une connaissance plus profonde de la culture occidentale. Ce qu’il tente est condamné à échouer ; dans sa recherche sur Sade, Tanaka essaie en vain de comprendre les choses les plus difficiles de la culture occidentale et là, il échoue désespérément. Un blocage mental et physique est le résultat de son échec et il se sent traité avec beaucoup de mépris par ses amis étudiants japonais. Il veut être lutteur, un sumo (NdT : lutte traditionnelle japonaise) mais les règles en France sont totalement différentes (:133) et c’est la raison pour laquelle, par définition, il perd le combat. « Un étudiant en littérature étrangère était quelqu’un qui était constamment confronté à une incompatibilité entre la littérature étrangère et lui-même » (:173). Egalement, « nous ne pouvons recevoir le sang d’un groupe sanguin différent » (:225). Gravement malade de la tuberculose et socialement isolé, Tanaka retourne au Japon.
L’arrière-plan chrétien comme unique thème
L’arrière-plan chrétien (obligé) d’Endo est présent dans toute son ouvre, directement ou indirectement, et finit par devenir selon lui, son unique thème (à partir de 1974), quoique ce ne fut nullement pour en faire une des caractéristiques statiques de ses livres :
J’avais découvert mon unique thème à creuser durant toute ma vie. Et qu’était-ce ce thème ? C’était comment prendre mes distances d’un christianisme qui m’était proche. C’était comment retailler moi-même le costume occidental que ma mère m’avait fait enfiler et le changer en un vêtement japonais qui conviendrait bien à mon physique japonais. (3)
Endo est un écrivain de fiction, non un théologien, et il est conscient du fait que les relations entre christianisme et littérature sont extrêmement ambivalentes. Il définit la ‘littérature chrétienne’ comme contradictoire dans ses termes. Il y a la littérature – et il y a parfois un auteur baptisé chrétien. Ainsi un écrivain est ce qu’il veut être (4). A cet égard, Endo a délibérément adopté les vues des auteurs catholiques français comme Julien Green et spécialement François Mauriac. Ce dernier écrivait un jour, en référence à son fameux roman Thérèse Desqueyroux de 1927, et qui était un modèle pour Endo : ce n’est en rien « un roman chrétien, mais c’est un roman de chrétien, que seul un chrétien pouvait écrire » (5). Lequel roman – de même que l’ouvre d’Endo – est une quête de la ‘justification’. La question demeure, pouvons-nous parler réellement des romans religieux d’Endo en les distinguant de ceux peut-être non religieux, comme certains observateurs l’ont fait (6). Quoique son appartenance chrétienne soit dominante et soit capable d’imposer un contexte, ses livres ne prétendent pas être un prêche religieux. Comparé à Mauriac, il y a chez Endo un champ de tension supplémentaire. Il n’est pas seulement un chrétien et un écrivain mais il est aussi japonais et, dans son ouvre entière, il essaie « de réconcilier et de créer dans son esprit une certaine unité entre ces trois appartenances. » (7).
Dans cet article je voudrais éclaircir un des aspects de cette ouvre : la « christologie » d’Endo. J’écris délibérément ce mot entre guillemets. Il ne s’agit pas d’un travail d’érudit ou du moins systématique de réflexion sur la figure du Christ. D’ailleurs, les situations des personnages d’un roman ne correspondent pas à celle de leur créateur et la théologie n’est pas du même genre que la littérature. Toutefois, deux arguments m’autorisent à me lancer dans l’aventure.
Le premier est qu’un livre au moins d’Endo n’est pas un ouvrage de pure fiction : La vie de Jésus (8). Ce livre est une vue personnelle sur Jésus. Un thème qui n’a jamais cessé de le fasciner et dans les phrases finales du livre il se rend compte déjà qu’il lui faudra plus tard revoir ses positions. Personne ne peut exprimer le cour même du mystère de la vie de Jésus « qui ne soit le reflet de sa propre vie personnelle » :
Dans ce qui me reste à vivre, j’aimerais encore une fois écrire ma vie de Jésus à partir des expériences accumulées tout au long de mon existence. Et quand ce sera terminé, je ne me serai pas débarrassé pour autant de l’envie de prendre ma plume pour écrire encore une autre vie Jésus. (9)
Mon second argument est que, dans les préfaces ou les postfaces des traductions de ses livres et dans ses autres écrits de nature autobiographique, Endo consigne souvent des notes explicatives de sa vie passée. Maintes et maintes fois il n’y mentionne pas seulement son identité chrétienne mais également la similarité avec le Christ d’un certain nombre de personnages importants de ses histoires ou de ses nouvelles.
Chrétiens cachés
Dans la première partie de sa carrière d’écrivain, la confrontation entre la culture occidentale (et le christianisme d’Occident) et la culture japonaise est improductive ; la culture du Japon semble mineure et les personnages japonais de premier plan, ratés. Ce n’est là rien de plus qu’une conclusion provisoire. Chose bizarre, dans sa seconde période, Endo intégrera précisément et donnera une place centrale au thème de l’échec et du manque de succès qui était déjà dans ses premiers romans. Sur la ligne de démarcation entre sa première et deuxième période, nous trouvons le célèbre roman Silence (1966) et la pièce de théâtre Le pays de l’or (1967) écrite quelque temps après (10). A la fin de la deuxième période, nous trouvons le grand roman Le samouraï (1980). Dans ces trois ouvrages, le problème en question est la collision entre le christianisme occidental, introduit au Japon par les jésuites, les dominicains et les frères franciscains, et le bouddhisme, le Japon volontairement fermé, le marais boueux, les marécages où les racines de tout ce qui a été semé et planté par les étrangers, y compris les missionnaires, semblent pourrir.
A partir de 1549, le christianisme occidental fit sa première vraie apparition au Japon, quand le jésuite portugais (sic) (11) François Xavier commença son travail missionnaire. Comptant sur de lucratifs contacts commerciaux, les missionnaires furent, dans un premier temps, choyés par les seigneurs féodaux locaux. A partir de la fin du XVIe siècle, leur attitude changea, une des raisons principales étant l’attitude arrogante des chrétiens occidentaux à l’égard du bouddhisme. Un petit groupe de chrétiens japonais pour échapper aux persécutions se réfugièrent secrètement dans les campagnes reculées où ils sont encore aujourd’hui, spécialement autour de Nagasaki et dans les îles Goto. Ce n’est pas notre propos d’entrer dans des discussions qui font partie du domaine religieux pour savoir si ces Kakure Kirishitan doivent être reconnus comme chrétiens ou être considérés comme l’expression d’une forme de religiosité spécifique (12).
Ces chrétiens cachés étaient déjà une figure centrale dans l’his-toire du livre Les derniers martyrs (13) et jouent un rôle important dans le Silence et dans Le pays de l’or et ensuite de nouveau dans la splendide autobiographie Les mères (1969) (14). Ils mettent en scène la trahison et les échecs de beaucoup d’entre eux, forcés par les persécuteurs à renier le Christ en foulant en public un fumie, une petite plaque de cuivre où Son image était représentée. C’était toutefois la véritable raison pour laquelle ils ont pu également assumer la continuité de la foi. D’ailleurs, dans l’ouvre d’Endo, ils représentent un type de chrétiens auréolés d’une image maternelle de Dieu ; cette douce et tendre image est une contrepartie de l’image paternel-le sévère prêchée par les missionnaires venus d’Europe et qui, dans l’Eglise catholique du Japon, dérouta Endo. Dans Les Mères, il rend visite à ces Kakure, sur une petite île proche où ils vivent dans les montagnes embrumées. Il est profondément touché par leurs prières simples et traditionnelles : « .dans cette vallée de larmes, toi notre avocate, tourne tes yeux de bonté vers nous » et par la modeste et simple statue de Marie qu’ils vénèrent en secret. Le prêtre catholique de l’île qui l’ac-compagnait dans sa visite ne put que seulement sourire avec dédain de cette statue et de ces pauvres croyants cachés : « Quelle stupidité ! Nous montrer un tel bazar ! J’ai peur que vous soyez terriblement déçu ». Mais pour Endo, au contraire, cela lui rappelait avec précision les tendres souvenirs des rêves qu’il avait faits de sa propre mère, qu’il sentait toute proche de lui alors qu’il était à l’hôpital, à deux doigts de la mort.
C’est pourquoi il se sent lié à ces kakure : la trahison, votre destinée qui est d’être chrétien, la maternelle bonté du Christ. C’est cette dialectique, jointe à l’angoissante question de savoir qu’elle devrait être la meilleure forme de christianisme pour le Japon qui fascinait Endo et dont il cherchait la réponse dans son ouvre. Généralement, c’est sûr, durant des siècles, l’Eglise avait mis l’accent sur la foi des martyrs qu’elle tenait pour glorieux. Endo est, lui, particulièrement envoûté par les lâches (15) :
Il y a quelque chose, je le sens, qui creuse un abîme entre le christianisme et le Japon, entre le christianisme et moi, cet abîme qui m’a troublé pendant des années. Des gouverne-ments n’ont-ils pas, comme l’histoire, été ensevelis sous les cendres du silence ? J’en suis venu à voir la littérature comme celle qui ramène à la vie les pauvres malheureux ensevelis sous la cendre, les fait marcher et écoute ce qu’ils disent. (16)
De l’affrontement à l’harmonie
Dans le Silence, qui est sorti après trois ans d’hospitalisation, le personnage principal, le prêtre portugais Sebastian Rodrigues, péniblement mais en vain et dans le secret, essaie de répandre l’Evangile au Japon. Il est trahi par un renégat que lui-même avait baptisé et pendant sa période de captivité il ne peut qu’être assis et regarder les dizaines de chrétiens japonais mourir en martyrs : ils sont pendus à un mur la tête en bas. Il est acculé au désespoir, le Christ garde le silence ; Deus abson-ditus est (NdT : Dieu est caché). Enfin, désespéré et poussé par Ferreira, un ancien prêtre, renégat lui aussi, il fait exactement ce qu’il avait toujours dans sa foi pris pour un reniement, il foule le fumie. C’est à ce moment que le Christ – non celui des artistes occidentaux avec sa glorieuse et noble figure, mais celui du portrait sale et déformé du fumie – lui parle :
‘Piétine ! Piétine ! Plus que n’importe qui je connais la souf-france de ton pied. Piétine ! C’était être piétiné par les hom-mes que de naître en ce monde. C’était partager la souffrance humaine que de porter ma croix’. Le prêtre plaça son pied sur le fumie. L’aube pointait. Et pas très loin le coq chanta. (17)
Le lecteur de Silence reste avec quelques questions fascinantes. La supériorité du christianisme occidental s’écroule, mais le fossé entre l’Orient et l’Occident est-il comblé ou non ? En outre, placer son pied sur le fumie est vraiment un reniement du Christ ou bien Rodrigues n’a-t-il rencontré réellement le Christ qu’à ce moment-là seulement et la capitulation finale dans la trahison et la lâcheté lui ont-elles été nécessaires pour devenir un homme libéré ? Et pour finir : comment Jésus lui-même agit-il avec les traîtres et les gens faibles ? Cette derniè-re question est centrale dans Une vie de Jésus. Judas et Pierre sont à égalité et Judas désigné comme « un homme de douleur ».
La tragédie pays en or dépeint le même dilemme, quoiqu’il se termine dans une perspective un peu différente. Ici, le point controversé est le reniement du Christ par Ferreira (18), un personnage historique, face à son inquisiteur Inoue, en 1633. Inoue est non seulement le prototype du renégat encore hésitant, mais aussi de l’Amida du bouddhisme, et peut-être même du sado-masochiste à la recherche des fonds insondables d’une torture délibérée de soi. Cela semble être un drame de simples perdants où les dialogues entre Ferreira et Inoue sont essentiels. Ferreira, le prêtre faible et tragique, perd quand, confronté au martyr dans le puit, il renonce à sa foi, comme s’il n’était capable que de tomber plus bas toujours plus bas, même s’il ne peut parvenir à haïr le Christ. D’après des sources historiques, Ferreira a vécu jusqu’en 1650, après être devenu un des collaborateurs des persécuteurs. Inoue est semble-t-il, le gagnant. Encore qu’il demeure les mains vides, parce qu’en fait, dans le martyre de Ferreira, il avait espéré trouver une base solide pour sa propre vie, mais n’a rien trouvé : « Pourquoi êtes-vous tombé, Ferreira ? Ce n’est pas seulement vous que je torturais. C’est moi aussi que je torturais, celui-là même qui avait apostasié il y a vingt ans – et aussi le marécage d’un certain pays ». Orient et Occident sont perdants, l’un et l’autre à égalité. Les mots ultimes du drame seront ceux du compte-rendu décourageant mais consolant d’un messager à Inoue et à Ferreira :
Quatre prêtres venaient d’arriver à Amami O-shima. Ils étaient arrivés dans une petite barque conduite par un Chinois et avaient pu débarquer à la faveur de la nuit. (19)
La fin de la seconde période est marquée par Le samouraï (1980) (20), un roman impressionnant d’un petit vassal, le samuraï Hasekura. Lui et trois autres vassaux sont utilisés comme des pions. En compagnie de l’arrogant et ambitieux franciscain espagnol, Frère Velasco, ils sont envoyés par leurs daimyo, seigneurs des province du nord-est du Japon, auprès du roi d’Espagne à Madrid, en passant par Mexico et finalement auprès du pape à Rome. Pour finir, après d’incroyables déboires, ils arrivent à être reçus en audience par le roi et le pape.
Néanmoins leur mission tourne à l’échec à la suite d’un chan-gement de pouvoir au Japon durant leurs années d’absence. Pendant ce laborieux voyage, cependant, les deux principaux personnages subissent une profonde transformation intérieure. L’un d’eux, le samuraï Hasekura, permet qu’on le baptise à Madrid, un geste purement extérieur, une tentative désespérée pour atteindre l’objectif qu’on lui a assigné. Un baptême au sens passif du verbe. Revenu au Japon, cependant, il doit re-connaître qu’il a été définitivement marqué par l’image du Christ, faible, torturé, crucifié qu’il avait rencontré pour la pre-mière fois dans la maison d’un chrétien japonais qui vivait loin de son pays natal, dans un hameau mexicain. Quand Hasekura est arrêté chez lui et emmené pour être exécuté, son domesti-que qui lui était resté loyal malgré sa conversion au christia-nisme, lui dit pour le réconforter : « Maintenant ‘Il’ vous attend ».
L’autre, Velasco, qui avait beaucoup désiré être évêque au Japon pour y fonder une Eglise triomphante, reçoit à Rome l’ordre de quitter le Japon à cause des changements politiques et des persécutions sanglantes qui en avaient résulté. Mais lui, des Philippines, ne peut pas résister au désir intérieur de retourner secrètement terminer sa vie en martyr. Lui aussi a rencontré un autre Christ que celui qu’il adorait des années plus tôt, avant son départ. Au plus profond de leur inconscient, les deux hommes sont capables de reconnaître avoir atteint le terme de leur vie ou de s’exclamer comme Velasco : « J’ai vécu ». Le titre originel du roman était : Un homme a rencontré un roi (21). Les deux protagonistes ont vraiment rencontré un roi, différent de celui qu’ils devaient rencontrer et les deux se sont inclinés devant Lui. Ici, non seulement une certaine égalité entre l’Orient et l’Occident s’est réalisée, mais une autre fin a été trouvée au voyage spirituel d’Endo. Ce qui a été prévu prend une autre forme. Le christianisme peut prendre racine dans le marécage (comme dans un pays doré après tout), parmi les kakure kirishitan et en soi-même. Ceci peut être vu comme le premier niveau de réconciliation entre les trois « états d’esprit » indiqués par Endo.
Une vie de Jésus
La quête d’une harmonie dans le champs des tensions qui existent entre l’image sévère et paternelle du christianisme occidental et la discrète et maternelle image qui, d’après Endo, est plus appropriée au Japon, peut aussi être découverte dans sa Vie de Jésus (1973) écrite après plusieurs visites en Israël (22). Dans la préface de l’édition américaine, Endo écrit :
La mentalité religieuse des Japonais est comme elle était au moment où le peuple a accepté le bouddhisme – réceptif à celui qui ‘souffre avec nous’, et qui ‘tient compte de notre faiblesse’, mais leur mentalité tolère mal quelqu’un de transcendant qui juge sévèrement et punit. En bref, les Japonais ont tendance à chercher parmi leurs dieux et leurs bouddhas une mère chaleureuse plutôt qu’un père autoritaire. Avec cette idée dans la tête, j’ai essayé de ne pas trop parler de Dieu selon l’image du père qui caractérise le christianisme mais plutôt de dépeindre l’aspect maternel et bon d’un Dieu qui se révèle à nous en la personne de Jésus.
C’est pour cela que cet ouvrage qui ne prétend être ni une fiction ni de la théologie mais les vues d’un romancier sur Jésus, donne un tableau de construction légère fait de petites touches. Endo reconnaît qu’il est impossible d’écrire une biographie fidèle de Jésus. Cela, personne ne peut le faire. Ce qui est concerné, ce sont plus la vérité que les faits : « l’image de Jésus dans la Bible est un portrait vrai, même si ce n’est pas le Jésus des détails » (:43). Selon la perception d’Endo, Jésus considérait que sa mission était d’annoncer la venue d’un « monde d’amour fondé sur la présence d’un compagnon pour tout le genre humain » (:87). Jésus est mis en référence plus d’une fois avec ce concept de ‘compagnon’, par exemple en tant que ‘éternel compagnon de l’homme’ (:118 ; Cf. e.g.174). Les lecteurs sont accompagnés par le leitmotiv du sermon sur la montagne, ‘Heureux les pauvres d’esprit, le Royaume des cieux est pour eux. Heureux ceux qui pleurent, car il seront consolés (Mt 5:3.4) Ces mots seront aussi le thème des dernières ouvres d’Endo, spécialement dans Le fleuve sacré.
Parce qu’Endo décrit Jésus dans cette perspective de l’amour universel, ses vues sur l’Ancien Testament comme sur Jean le Baptiste donnent l’impression d’une distorsion et augmente l’antithèse entre la charmante Galilée de Jésus et la Judée rude et austère de Jean le Baptiste et des responsables juifs :
Les étoiles qu’il regardait dans le désert de Judée étaient froides comme glace ; la Mer morte, dans laquelle aucune créature vivante ne bougeait, et les montagnes avec la mer derrière révélaient rien de plus qu’un Dieu enclin à la colère et qui punit et qui siège pour juger. Cette très sévère image pater-nelle de Dieu a prévalu tout au long de l’Ancien Testament. Jean le Baptiste et son groupe en ont hérité et Jésus, à leur contact, a très vite perçu que c’est ce qu’ils attendaient (: 44)
Peu à peu, Jésus a découvert qu’il ne pourrait accomplir sa mission qu’en se sacrifiant lui-même comme « un symbole de non résistance, faible et tout à fait sans défense » (:44). C’était la seule façon pour lui de signifier clairement qu’il ne voulait pas être un nouveau meneur (Endo évite les termes comme ceux de ‘messie’), ni un sauveur, ni le Fils de Dieu, mais seulement un ‘éternel compagnon’. L’importance de la résurrection est très étroitement liée à ‘son existence inutile et sans défense’ (:145). C’est un admirable idiot.
Par conséquent, Endo montre de la compréhension pour la fai-blesse de Pierre qui devant le grand prêtre renie Jésus (:168) – comme au moment de fouler le fumie. Plus que pour n’importe qui d’autre, Endo a de la sympathie pour la figure de Judas, le seul disciple qui semble avoir compris Jésus et qui pourtant le trahira : « Ayant continué aussi loin que possible, toujours proche de Jésus, un combat douloureux va se livrer dans l’âme de Judas une fois qu’il eut perçu l’intention de Jésus, celle qu’aucun autre n’avait été capable de saisir » (:100). D’où cette conclusion sur la fin cruelle de Judas :
Quand la sentence de mort fut prononcée, Judas décida que lui aussi devait mourir. Jésus était insulté et condamné par le peuple. Judas, lui-même, serait condamné mais par l’humanité toute entière et pour toujours. Ce que Jésus souffrait aujourd’hui, Judas l’endurerait pour toujours. Il n’échapperait pas à cette étrange analogie. Certainement Judas à ce moment là, avait compris le sens de la vie de son Maître. Malgré tout ce que disent de lui les Evangiles, sans doute croyait-il en Jésus. (:128)
Au sujet de la résurrection elle-même, Endo est bref. Il en parle seulement dans la perspective du choc subjectif reçu par les disciples devant le tombeau vide et conclue :
Quoi qui ait pu arriver, c’était suffisant pour changer le ‘fragile’ Jésus dans le cour de ses disciples en un Jésus ‘tout-puissant’. Et si nous sommes obligés de supposer qu’il s’est passé autre chose, quelle qu’en soit la nature, cela a été suffisant pour persuader les disciples que la résurrection de Jésus était une réalité. (:177).
Bien qu’Endo reconnaisse explicitement qu’il n’est pas supposé écrire en théologien, deux sortes de critiques pour le moins ont été formulées par les théologiens au sujet de son image romancée de Jésus. Pour l’évangélique Kazuhiko Uchido, l’image de Jésus proposée par Endo est unilatéralement anthropocentrique : « Nous ne pouvons pas ne pas nous empêcher d’avoir l’impression que ce qu’il a pris en compte dans ses écrits, c’est les besoins et les désirs des hommes plutôt que ce que l’Ecriture enseigne ». De plus, il est certain qu’Endo a créé un Dieu « indulgent au péché des hommes » (23). Un certain nombre de catholiques se sont trouvés d’accord là dessus (24).
D’une tout à fait différente nature sont les critiques émises par le théologien systématique Teruo Kuribayashi qui appartient au groupe des intouchables et des hors-caste du Japon, les burakumin, pour l’émancipation desquels il a consacré sa vie (25). Kuribayashi affirme que, déjà vers les années 1925, bien avant l’apparition de la théologie de la libération latino-américaine, les burakumin avaient développé une certaine conception de leur propre libération, avec la couronne d’épines comme symbole dessiné sur leur drapeau. Il reproche à Endo le fait que « l’accent partial mis sur Jésus vu comme un compa-gnon conduit à la mort finale, parce que Jésus est conçu com-me seulement humble et docile », incapable « de servir de source d’énergie pour libérer la cause de ceux qui souffrent ». Endo est « socialement et politiquement du côté du pouvoir, luttant seulement contre ‘sa propre obscurité intérieure’ » (26).
Je ne connais pas les réactions d’Endo à ces critiques. Il est clair que dans la dernière période de sa vie, Endo a en effet insisté sur « sa propre obscurité intérieure par exemple dans Scandale. Nous y reviendrons au prochain paragraphe. Dans Le fleuve sacré, cependant, il exprime sa profonde sympathie pour les parias, un motif déjà bien présent dans ses premiers ouvrages comme Un admirable idiot.
Les profondeurs du chaotique inconscient
La réconciliation entre le christianisme occidental et le christianisme japonais se trouve dans Le samouraï qui est à la fin de ce que nous pouvons appeler la deuxième période de l’ouvre d’Endo, mais non encore dans les bas fonds de l’existence humaine. En conséquence, elle est encore incomplète. Qu’est-ce que la ‘culpabilité’, la ‘fragilité’, la ‘trahison’, la ‘réconciliation’ ? Sous le titre Les derniers martyrs (27une voix intérieure pousse le faible Kisuke, qui a peur de la souffrance physique, a piétiner le fumie et, quelques années plus tard, à rejoindre ceux du village qui étaient restés fidèles à leur foi et qui attendent leur exécution. Il est amer :
Il y a deux types de gens : ceux qui sont nés courageux et ceux qui sont lâches et lourdauds. [.] Parce que je suis né comme tel, même si je veux croire l’enseignement du Seigneur Jésus, je ne peux pas affronter la torture. (:27)
Quelquefois, c’est une voix inconnue qui le justifie : « Si tu es encore torturé et que tus as peur, tu peux t’enfuir. Tu peux me trahir. Mais rejoins les autres » (:28). Ici nous voyons Endo sympathiser avec Pierre et aussi avec Judas.
Sous cette justification, cependant, de la fragilité naturelle du (non)croyant et du traître gît une autre question qui lui est liée : cette justification s’applique-t-elle au niveau le plus profond, le plus démoniaque de l’existence ou ce dernier niveau appar-tient-il au domaine du mal irréconciliable ? Comment le ‘moi-catholique’ conscient, cognitif et le ‘moi’ du profond de l’in-conscient sont-ils reliés l’un à l’autre ? C’est ici que nous ren-controns l’intérêt d’Endo pour Sade. Cet intérêt s’était éveillé en lui quand, étudiant en France, il remarqua que des écrivains de l’après-guerre comme Sartre et de Beauvoir avaient écrit sur Sade. Endo l’attribue pour une part aux atrocités de la guerre et aux camps de concentration, au besoin ressenti de trouver une explication à l’holocauste et à la torture. « La pulsion vers un comportement sadique gît cachée dans le psychisme profond de l’homme et dépasse toutes considérations intellectuelles, rationnelles et morales » (28). Comme si l’inconscient démoniaque pouvait, lui aussi, devenir un thème littéraire. En Extrême-Orient, ce thème a occupé les gens il y a très longtemps. Le bouddhisme dit ‘que c’est l’inconscient qui se trouve au cour de l’homme’. Dans le christianisme occidental, la tendance était ‘de voir le monde de l’inconscient comme appartenant au domaine du mal (une croyance qui a influencé les travaux de Freud) et, par là, hérétique’ (29).
Ce qui est dans la ligne de Et toi, aussi dans Etudes étrangères, où il est seulement question d’étudier Sade, et l’histoire de Le vieil homme de soixante ans, inséré dans le volume Les derniers martyrs » (30). L’homme de soixante ans, principal personnage de cette nouvelle, un écrivain connu qui est en train de réviser un livre sur Jésus (sic !), se trouve être profondément touché par une innocente écolière et ne parvient juste à se contrôler que parvenu au bord d’une pulsion sado-érotique prête à « mutiler une généreuse vie » (:144). Cette frontière est aussi la marque entre la vie et la mort, la sécurité et la catastrophe. La situation ne va pas au delà des rêves dans lesquels « le visage du bon époux et du bon père » est supplanté par « ce que le bouddhisme appelle ‘la face du som-bre fantasme' » (:129). Mais quelle est la signification de cette histoire où « un homme qui a écrit Une vie de Jésus ressent encore de tels sentiments au fond de son cour » (:144) ?
Très souvent les courtes nouvelles d’Endo sont des exercices préliminaires et des essais, tandis que les personnages et même leurs noms réapparaissent plus tard dans les grandes ouvres postérieures. Pour cela, ils constituent, tous, « des reflets d’une portion de moi-même » (31). Ce procédé ressemble aux étapes successives d’une gravure à l’eau forte de Rembrandt ou des dessins de Michel-Ange, qui leur servaient d’ébauches pour leurs grandes ouvres. Ainsi le motif de Un vieil homme de soixante ans se retrouvera plus tard et plus étoffé dans Scandale (32). Encore une fois, le personnage principal est un écrivain catholique âgé à succès. Son nom est Suguro, déjà rencontré dans une nouvelle précédente, Mine (33). Cette histoire était celle d’un homme (un écrivain également) marié à une jolie femme qu’il n’a pas épousée par amour et qu’il tourmente spirituellement bien qu’il veuille, malgré tout, rester avec elle – une métaphore pour celui qui, baptisé sans le vouloir, désire, avec une fidélité de chien, reste chrétien. Dans Scandale, Suguro représente la célébrité qui affronte son alter-ego démoniaque et sado-masochiste comme son ombre. Il est attiré par son génie maléfique vers madame Naruse, qui se dévoue bénévolement dans un hôpital mais qui le domine, l’introduit dans un monde sadique très hasardeux et le méprise pour ses hésitations. Son secret a été presque révélé par Kobari, la figure de Judas, un journaliste de presse populaire, facile et cruel mais, malgré la schizophrénie de son inconscient, Suguro peut encore rester humain et même entrevoir la lumière. Le nom de la petite fille qui a failli être victime de son noir désir de tuer nous était déjà connu. Dans La fille que j’ai abandonnée (34), Mitsu était une simple fille d’usine sexuellement abusée par un homme, image du ‘moi’ viril. Restée seule, elle trouve finalement un logement, du travail et la mort dans une léproserie de province. Dans sa postface de la traduction anglaise de ce livre, 30 ans après sa première parution, Endo écrit : « Mitsu peut être vue comme modelée sur la personne de Jésus envers qui tous les chrétiens sont coupables d’abandon dans le quotidien de leur vie » (35).
Dans Scandale, le lecteur est renvoyé à Gilles de Rais, Edgar Poe et Dostoïeski comme à des figures qui ont connu ou décrit un même désir chaotique, schizophrénique que celui de madame Naruse et, à sa suite, du personnage principal, le Suguro du roman d’Endo. François Mauriac est aussi mentionné par Endo dans ce contexte. Dans Thérèse Desqueyroux déjà cité, il ne s’agit pas seulement de sonder l’abîme sans fond du ‘moi’ de Thérèse l’empoisonneuse, mais aussi l’occasion de poser la question de savoir quelle place Dieu lui donnera dans sa nouvelle vie.
Ce n’est pas par accident que, dans Scandale, le désir de Suguro de détruire (à la fois désir de mort et désir de renaissance) semble s’accomplir le Vendredi Saint de chacun de nos jours. A propos de ce jour, madame Naruse dit :
Alors que Jésus, couvert de sang, portait sa croix jusqu’au lieu de l’exécution, la foule l’injuriait et lui jetait des pierres. Ne pensez-vous pas qu’elle le faisait à cause du plaisir qu’elle en avait, le plaisir que j’ai toujours essayé de vous décrire ? Un être humain naïf, pur, souffrait sous leurs yeux. Ne pouvons-nous pas présumer que c’était là le plaisir que provoquaient tous ces outrages accumulés sur une personne et qui consumait la foule ce jour-là ? Jésus était trop innocent, trop sans taches. si bien qu’elle voulait le détruire. Ce sentiment est partagé par nous tous. Il habite au fond de nos cours. Mais personne ne veut le regarder en face. (36)
Mark Williams indique à juste titre qu’il ne faut pas pour autant parler de confession littéraire autobiographique voilée dans ce cas. Il y a ici une « distance narrative astucieusement, soigneusement et jalousement gardée qui sépare Endo à la fois de son narrateur jamais complice et de ses infortunés protagonistes » (37). En même temps, le problème effleuré ici est non seulement celui d’un anonymat de masse, mais celui de chaque individu (le lecteur) et par conséquent également d’Endo personnellement. Il s’agit d’un problème existentiel qui nous est communiqué sous une forme littéraire. A la fin de Un vieil homme de soixante ans, le personnage principal, reconsidère la Vie de Jésus sous cet angle :
Parmi la foule qui se moquait de Jésus prisonnier, j’ai remarqué le visage d’un vieil homme. Jésus est emmené doucement, couvert d’immondices et de sang. Il n’offre pas de résistance. Ses yeux sont baissés. Mais quand il se tient devant le vieil homme, il lève la tête. Les yeux qu’il fixe sur le vieil homme sont clairs, aussi limpides que les yeux d’une jeune fille. Le vieil homme tressaille quand il se trouve face à celui dont la pureté ne sera jamais ternie. Cela provoque l’envie du vieil homme. Sans y penser, il crache sur Jésus. Exactement comme je l’avais fait dans mon rêve, essayant de salir au moins la manifestation physique de cette pureté. (38)
Le fleuve sacré
Endo est mort à la fin de l’année 1996. Comme si dans son dernier roman Le fleuve sacré (39) de 1994, tous les traits et les différentes phases de l’ouvre d’Endo convergeaient et se rassemblaient dans une grande finale, dans laquelle les différents personnages touchaient au but et se retrouvaient. Cela se passe en Inde. Là où se rend un groupe de touristes japonais, chacun avec des motifs différents plus ou moins conscients. Ils sont sur les traces du bouddhisme mais débouchent sur le Gange (40), là où les hindous brûlent leurs morts et dispersent leurs cendres dans la rivière sacrée. Ici le Christ est présent sous la figure de Otsu, un prêtre manqué, malléable et carré quand il était étudiant au Japon et toujours inchangé, même après son départ du noviciat de Lyon où on lui reprochait, en contraste avec ses condisciples occidentaux, de ne pas savoir bien distinguer le bien du mal : « Je pense que le mal se dissimule au milieu du bien et que les bonnes choses peuvent aussi se trouver cachées parmi les mauvaises » (:65). Le péché est comme la quinine. Quand quelqu’un de bien portant en prend, il aura de la fièvre, mais que celui qui souffre de malaria en prenne, et il sera guéri (:120). Au-delà de la distinction entre le bien et le mal, Otsu, comme un vrai prêtre, assume une tâche humanitaire inutile, du moins dans le sens occidental, de transporter des mourants et des morts jusqu’à la rivière ; portement inutile de la croix. La figure du Christ prend ainsi une apparence aliénante, différente de celle du dialogue entre Otsu et l’agnostique et toujours sadique madame Naruse qu’il appelle ‘Oignon’. Même madame Naruse y trouverait son moi réel si seulement, elle, qui par-dessus tout aime offenser Dieu, apparaissait finalement profondément affectée contre sa volonté par l’étrange sacrifice d’Otsu et par les religieuses qui font le même travail :
L’Oignon est mort il y a des années, mais il est re-né dans la vie des autres. Même après deux cents ans, il est re-né dans ces religieuses, et est re-né dans Otsu. (:215)
Comme Judas dans Une vie de Jésus demeure enchaîné à Jésus, et comme le samouraï Hasekura dans Le samuraï est profondément remué par un Christ inconnu, et y trouve la réalité de son moi ; comme le criminel Endo (sic !), dans son premier livre Un admirable idiot, reste attiré comme par un aimant par le lourdaud mais Français au cour pur, Gaston (figure de Jésus) ; comme dans La fille que j’ai abandonnée, le moi de Tsutomu ne peut, malgré lui, oublier la fille Mitsu qu’il a violée dans le passé, comme madame Naruse (celle qui s’appelle Mitsuko dans Le fleuve sacré – une référence à Mitsu ?) est profondément remuée par un étrange pouvoir plus fort qu’elle. « De bonnes choses peuvent être cachées au milieu du mal ». Aucun être humain n’est purement mauvais. Le mal est une partie, un strate dans chaque être. Ce que dit aussi Paul dans le chapitre 7 de l’épître aux Romains. Endo, cependant continue : le mal est nécessaire comme une contrepartie du bien. Dieu lui aussi se sert de nos péchés pour nous sauver. Otsu le dit dans Le fleuve sacré (:118). Il ne se soucie pas de savoir si c’est janséniste, manichéen et anti-scolastique. Ici, les personnages d’Endo vont au delà du Entzweiung de Bohoeffer et de la dialectique asymétrique de Das Nichtige de Barth. C’est la conclusion qu’Endo tirait pour lui-même à la fin de sa vie.
Le Jésus d’Endo
Dans la conception qu’Endo se fait de Jésus, nous pouvons discerner plusieurs périodes et phases bien que parfois elles se croisent et se chevauchent comme beaucoup de motifs de son ouvre. Dans la première période, il est clair que la figure majestueuse du juge que l’Eglise occidentale triomphante avait faite du Christ n’était pas pour lui. Son ouvre entière en est le dévoilement. A cet égard, le romancier Endo est proche de la Théologie de la douleur de Dieu de Kazoh Kitamori, dont la première édition préparée pendant la guerre a été publiée en 1946 (41). Ce travail de théologie dialectique est en fait un grand commentaire de Jérémie chapitre 31 verset 20 (‘mes entrailles sont troublées’, version King James). On retrouve les mêmes éléments dans les ouvres du poète japonais Yorifumi Yaguchi (42). Au Pays-Bas, on les trouve aussi dans De terugkeer van de verloren Vader de F.O. van Gennep (43).
La dialectique d’Endo, cependant, va plus loin. La force thérapeutique réconfortante de Jésus ne peut être trouvée que dans le visage tourmenté de l’être fragile qui piétine le fumie, et se déclare solidaire des bannis de la terre, mais aussi auprès de celui qui a un faible pour les lâches et les traîtres comme Judas et Pierre, et – dans Un admirable idiot – pour le criminel Endo. Dans cette période, la figure de Jésus est une figure féminine, maternelle. L’amour va au-delà du jugement. Comme nous l’avons déjà vu, Endo façonne l’ouvrière d’usine Mitsu de La fille que j’ai abandonnée à partir de Jésus pris comme modèle. En outre nous avons vu qu’Endo ne pouvait supporter l’image d’un Dieu-Père sévère qui punit les péchés des hommes.
J’ai commencé à sentir que l’abîme que j’avais longtemps senti entre le christianisme et moi était dû à l’emphase avec laquelle l’Occident décrit l’aspect paternel de la religion. Le christianisme nous semble loin de nous, Japonais, parce que l’autre côté, maternel celui-là, a été totalement négligé du temps des premiers missionnaires jusqu’à maintenant. (44)
De même, le tout à fait étonnant mais héroïque et sans défense Gaston Bonaparte du Un admirable idiot, qui, dans Le fleuve sacré, retourne pour un temps comme volontaire dans un hôpital, recèle un coté maternel. Sous un nom différent, Echenique, le même volontaire apparaît dans La dernière Cène (Les derniers martyrs), un titre à double sens à vous couper le souffle qui, d’une manière tout à fait différente de Scandale, emporte le lecteur dans les abîmes sans fond de l’existence humaine. Au moment où dans l’histoire on en arrive à l’apothéose et que le protagoniste mourant Tsukada a confessé son terrible secret à Gaston Bonaparte/Echenique (et a reçu l’absolution), ce dernier disparaît de la scène – comme pour une résurrection. C’est aussi de cette façon que se termine Un admirable idiot. Pour cela, la géniale sadique madame Naruse se dissout également dans l’air limpide, comme dans la fin de Scandale. Le mal a-t-il été démasqué pour toujours ou intégré ? Le mal a-t-il disparu ou est-il encore accepté ?
Le faible, vulnérable, maternel Jésus de Silence a plus d’une fois été mis en exergue par les missiologues occidentaux. A la Conférence mondiale sur la mission à Bangkok en 1973, le livre a été l’objet de citations et de discussions véhémentes. Depuis, ce thème a été utilisé par Theo Sundermeier dans sa conférence inaugurale « La croix selon l’interprétation japonaise » et par David Bosch dans sa brochure La vulnérabilité de la mission. (45)
Les deux auteurs, cependant, l’utilisent comme une évidence pour une théologie de la kénose (se vider de soi), qui en est encore à prendre sa place au niveau du conscient. Sundermeier lui aussi perçoit chez Endo des aspects du Wittenberger comme chez Luther. Alors que Sundermeier et Bosch acceptent le côté vulnérable, maternel de Jésus de façon positive, Shinobu Kuwahara, récemment, écrivait un article beaucoup plus critique sur l’ouvre d’Endo. Elle regrette le fait que les écrits d’Endo n’aient jamais été abordés d’un point de vue féminin. Endo ne dépeint-il pas une perception masculine de la femme ? Partant du cas de Mitsu dans La fille que j’ai abandonnée qui accepte son destin : harcèlement sexuel, abandon et mort, Shinobu Kuwahara arrive à la conclusion suivante :
Mon souci est que Dieu vu comme une mère, qu’il pense libératrice et acceptable pour les Japonais, en contraste avec le Dieu des Occidentaux, peut aussi être instrument d’oppression. Ce qui opère dans le processus créateur d’un Dieu-Mère, c’est la réaffirmation de l’omnicompétence de la femme et sa définition sacrificielle de sainte digne d’éloges. C’est probablement ce qui explique pourquoi ses romans ont été plutôt des succès au Japon. La Femme qui intériorise la prédominance de l’homme comme norme trouve ses souffrances représentées et glorifiées dans ses écrits, en tire un réconfort et accepte sa situation comme un destin. (46)
C’est la crainte de Kuhawara que pour finir, « le message d’amour et de pardon qu’Endo voulait magnifier puisse créer haine et répression à l’égard des femmes » et que cela conduise à « la création et à la re-création d’une autre ‘Autre’, une femme qui serait le démon et le mal ».
Encore que ce ne soit pas là l’intention ultime d’Endo. Parce qu’il veut aller plus loin, il demande : quelle est la signification des structures chaotiques intérieures de mon ‘moi’ inconscient ? Jésus lui-même a-t-il fait l’expérience de ces ténèbres ? Chaque être humain, pour autant que ces structures l’intéressent, peut-il espérer justification et réconciliation ? Dans Une vie de Jésus, un chapitre s’intitule : ‘Judas, l’hommes des douleurs’ : Judas, l’hommes des chagrins. Jésus a dû comprendre les motivations de Judas mieux que tout autre ; ensuite il a dû en faire lui-même l’expérience. C’est ça, une véritable incarnation. C’est ce Jésus qu’Endo semble voir dans le Scandale ; bien qu’il puisse à peine lui donner un nom.
Comme il a déjà été dit, dans la phase la plus récente de son ouvre, Endo va plus loin. Cela touche le fond (l’envers) du ‘moi’, et non pas la proclamation d’un Jésus historique séparé de son ‘moi’. Dans une récente interview avec un de ses traducteurs, William Johnston, Endo a indiqué que son travail dénotait une influence du bouddhisme japonais :
Depuis le Ve siècle le bouddhisme s’est préoccupé du moi alors que le christianisme (en Occident) parlait surtout de relations entre Dieu et les êtres humains et donnait toute son importance à un Dieu qui est loin, ailleurs. [.] Peut-on appeler ça de la psychanalyse, je ne suis pas sûr. En tout cas, le bouddhisme a vu les structures de la conscience dans le psychisme de l’homme et, dans ce domaine de la psychologie, était très en avance sur le christianisme. (47)
Le bouddhisme enseigne, lui, qu’il n’y a pas que des pouvoirs démoniaques à faire partie du moi mais que l’Autre aussi était visible dans ce moi. Ici, Endo montre son ascendance japonaise. Encore qu’il ne soit pas bouddhiste. Le problème central dans le bouddhisme est, pour tout dire, l’élimination de tout sentiment. D’ailleurs, c’est un fait que, comme les protagonistes de son Kakure et les autres croyants-traîtres de ses livres, il a été profondément touché par le Christ. Ce que Endo laisse entendre à travers son ouvre, c’est la nécessité de l’amour, même si, avec des personnages semblables à Jésus, cela conduit à une vie apparemment inefficace d’un point de vue rationnel. Dans Le fleuve sacré il a abandonné la personne historique de Jésus qu’on devinait à l’arrière plan vie de Jésus ; maintenant, le ressuscité est au travail, ‘l’éternel compagnon’. Il est très surprenant que ses relations avec l’institution de l’Eglise catholique soient demeurées ambivalentes. Le fleuve sacré est en fait une révision vie de Jésus qu’Endo cite à la fin de ce livre. Ce qui demeure, c’est quelqu’un qui a été affecté inexplicablement par le flot d’une vie motivée en permanence par un Jésus sans défense, la grande source de la vie. C’est par ce mot-clé qu’il a essayé d’atteindre un équilibre dans la difficulté qu’il y avait pour lui d’être chrétien, romancier et japonais et, comme homme de lettres, d’affronter les théologiens occidentaux et leurs irrésistibles questions (48).
Notes
Le docteur Alle Hoekema (né en 1941 à Hallum, Frieslan/Pays-Bas) a été maître-assistant à l’école de théologie mennonite, Akademi Kristen Wijata Wacana à Pati, Indonésie de 1969 à 1977. Actuellement il est maître-assistant en théologie pastorale et doyen du séminaire mennonite de l’Université d’Amsterdam. En 1994, il a publié une histoire du développement de la théologie protestante en Indonésie entre 1860 et 1960 (publié également en indonésien : Denken in dynamisch evenvicht, Zoetermeer : Boekencentrum). Son adresse : Verspronckeweg 11 ; 22023 BA Haarlem, Payes-Bas ; e-mail : hoekema@dds.nl