Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Prier après le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011

Publié le 21/11/2014




Voilà trois ans et demi qu’un tremblement de terre a ravagé le nord-est du Japon. Depuis la catastrophe, les gens prêtent de nouveau attention au soutien que peut leur apporter la religion. Ce faisant, les habitants des zones urbaines en particulier ont été surpris, semble t-il, en voyant combien sont étroits …

… les liens des organisations et établissements religieux de la région nord-est avec la communauté humaine environnante.

Les groupes de bonzes bénévoles se sont montrés très efficaces. En cas d’urgence, il importe d’apporter de l’aide en répondant à toutes les demandes quelles qu’elles soient. Les questions d’appartenance religieuse n’entrent pas alors en ligne de compte. C’est plutôt après quelque temps, le calme retrouvé, que les bonzes en sont venus à se demander si, en tant que religieux, ils ne devraient pas apporter une aide qu’ils étaient seuls à pouvoir donner.

On peut signaler ici, entre autres, l’initiative prise par la Jôdoshû (1) qui fait chaque semaine une tournée des bâtiments provisoires où sont logés les gens ayant perdu leur maison, pour leur remettre du riz collecté à leur intention dans la région d’Oumi (2), ou encore les visites régulières effectuées par un groupe constitué principalement d’adeptes de la Sôtôshû (3), qui parcourt les zones sinistrées avec une camionnette arborant une enseigne « Au café des moines ». Cette camionnette est équipée pour offrir à tous un repas léger, les moines prêtant une oreille attentive aux plaintes et aux inquiétudes des gens rencontrés. Deux manières d’entrer en relation avec les sinistrés bien naturelles pour des religieux.

Mais il ne faudrait pas oublier une autre activité importante des bonzes. Aujourd’hui encore, plus de deux mille six cents victimes de la catastrophe sont portées disparues. Alors qu’il est possible de déclarer à la mairie le décès d’un proche quand bien même ce dernier a seulement disparu sans laisser de trace, ce sont autant de familles qui n’ont pas fait de déclaration officielle. Cependant, beaucoup de ces mêmes familles ont tenu malgré tout à célébrer les funérailles des disparus, pour le cas où ceux-ci seraient effectivement décédés. Pourquoi cela ? Parce que les gens ont le sentiment qu’un défunt n’ayant pas eu droit aux rites funéraires traditionnels ne peut pas revenir au moment du o-bon (4). Sentiment que les habitants des villes peinent peut-être à comprendre.

Dans le bouddhisme theravada originel, répandu en Inde, en Thaïlande, à Sri Lanka, en Birmanie et ailleurs, après un décès, les survivants observaient un deuil rigoureux pendant quarante-neuf jours. Ils cessaient de travailler. Les enfants n’allaient pas à l’école. Le rythme de vie changeait complètement. Puis, le quarante-neuvième jour écoulé, on dispersait les cendres dans les montagnes ou les rivières. Après cela, plus rien.

Mais dans le bouddhisme japonais, depuis l’époque de Kamakura (XIVe-XVe siècle), la durée du deuil a été réduite à une semaine. Et un système de services commémoratifs périodiques a été organisé pour le remplacer. Le quarante-neuvième jour après le décès, les jours du premier et du troisième anniversaires, puis le cinquantième jour anniversaire de la mort, aussi longtemps que sont en vie ceux qui ont connu le défunt, ils célèbrent un service à sa mémoire. Ces services permettent de limiter les moments de tristesse à la durée de la célébration. Et de même, il suffit d’allumer le matin un bâtonnet d’encens devant l’image du défunt et on peut partir ensuite au travail en l’oubliant. Ce système est bien pratique. Pour qu’il fonctionne, il importe de procéder à la cérémonie des funérailles pour pouvoir graver une tablette funéraire devant laquelle on puisse prier les mains jointes. En un certain sens, la cérémonie des funérailles est pour les familles dont un membre a disparu comme un premier pas sur le chemin qui permet de revenir à la vie ordinaire.

Prier. En quoi consiste la prière ?

Ce n’est pas une fonction qu’ils seraient seuls à pouvoir remplir mais, parmi les fonctions qui incombent aux religieux, il y a la prière. Les fidèles visitant les temples bouddhiques ou les sanctuaires shintoïstes font des prières en joignant les mains, mais s’agit-il bien là d’une vraie prière ? Prier, ce n’est pas formuler des demandes. En anglais, comme on dit to pray for, si on ajoute un complément d’objet on dit for my father’s health, on précise une intention. On demande la guérison de tel ou tel parent ou ami. Mais je crois que, pour les Japonais, prier vraiment, c’est oublier le complément d’objet, tendre au vide intérieur.

Ainsi par exemple, prier pour qu’un tel puisse guérir de sa maladie, ne peut pas être considéré comme une véritable prière. Même s’il est préférable que sa maladie guérisse, guérison ou non, ce n’est pas à moi de décider ce qui est bien en fonction de mes désirs personnels. La guérison dépend de circonstances (5) dans lesquelles mon moi n’a pas à intervenir. En l’occurrence, si je peux prier, c’est seulement en souhaitant que, même dans le cas où sa maladie ne guérirait pas, le malade reste serein.

On peut le dire de tout un chacun : l’homme n’a rien de plus cher que son moi. Les demandes qu’on formule en restant attaché à soi-même ne sont rien d’autre que l’expression de convoitises ou la manifestation d’une sorte d’égoïsme. Telle est la raison pour laquelle beaucoup de religieux se proposent comme objectif de parvenir à un état où l’amour de soi-même, le « moi », disparaisse de leurs préoccupations. Dans le shintoïsme, on s’exprime en disant : « Daignez me libérer des esprits mauvais » ou « Daignez me purifier ». Là aussi, c’est bien soi-même, c’est bien le « moi » qu’on souhaite voir purifier. Dans le bouddhisme, parmi les douze causes de la souffrance en ce monde que reconnait la tradition, la deuxième, le gyô, est la tendance à rechercher inconsciemment son intérêt propre. Le but de la méditation est de parvenir à l’extinction de cette tendance.

Aussi bien l’un que l’autre, le bouddhisme et le shintoïsme ont chacun leur technique pour introduire à la méditation. Quand on répète inlassablement namu-amidabutsu (‘En vous Amida (6) dont la sagesse est insondable, je mets toute ma confiance’), le moi finit par disparaitre. De même, en psalmodiant namu-myôhôrengekyô (7). Et, pour nous, la pratique du zazen est aussi une de ces techniques. Quand, le « moi » ayant disparu, on atteint un état de vide intérieur, on joint les deux mains. Et c’est là la prière. La prière a bien une orientation mais, pour prier, il importe plus que tout de s’y préparer en mettant de l’ordre en soi-même. Bouddha a légué en testament deux consignes à ses disciples : Ne vous laissez pas égarer par l’agitation du monde. Gardez en vous-mêmes la lumière que vous trouverez dans la Loi. Autrement dit : vous obtiendrez d’avoir en vous la lumière en disposant votre cœur à la recevoir. Contemplez ainsi la Loi et ne cherchez nulle part ailleurs un appui.

La prière en forme de parfait-présent

Un mot particulièrement représentatif de la prière bouddhiste, répété dans plusieurs sutras, est le mot subua-ha. Dans le hannyashingyô (8), c’est sowaka. Dans d’autres sutras c’est somoko. Plusieurs prononciations sont possibles. Chose étonnante, le mot exprime au présent grammatical l’idée d’accomplissement passé. Proche de reconnaissance ou d’action de grâces, il implique que l’orant considère comme déjà réalisé un bien dont il prévoit qu’il se produira. Le maître zen Hakuin (1685-1768) le dit dans un de ses ouvrages, Eloge du la pratique du zen : celui qui se réjouit en voyant le bien fait par autrui et sait rendre grâce, celui-là connaitra le bonheur sans fin. En d’autres termes, c’est précisément à celui qui, avant d’avoir connu lui-même le bonheur, sait se montrer reconnaissant et se réjouir du bien fait par autrui, qu’est accordé surabondamment le bonheur. Dans la logique du principe de causalité, ce devrait être l’ordre inverse, mais je pense que Hakuin a raison. On est bien loin de la mentalité selon laquelle celui qui ne possède rien ne peut pas être satisfait.

Parce que un tel est malade, je me fais du souci pour lui. Pourtant je me demande aussi : n’est-il pas possible de me réjouir de la situation présente ? Ne pourrais-je pas me disposer à l’accepter en orientant autrement mon désir ? La prière n’a pas l’homme pour objet. Bien entendu, on prie Dieu ou on prie Bouddha, mais, quand on prie, le cœur doit se tourner vers un au-delà plus vaste. Et pour éviter que la prière ne soit que la simple expression de la convoitise, on a besoin d’une sorte de technique.

Ainsi par exemple supposons que je veuille faire monter la température de ma main droite. J’aurai beau dire : « Que monte la température », ma main droite ne s’échauffera pas pour autant. Pour faire entendre nos désirs à notre corps, il y a des modes d’expression adaptés. En l’occurrence, il faut parler au parfait-présent : ma main droite est lourde, je ne peux plus la lever. Alors les vaisseaux capillaires se dilatent, la circulation du sang s’accélère et, de fait, la température du corps monte. Il ne s’agit pas d’indiquer l’objectif qu’on veut atteindre en souhaitant une remontée de la température. Une constatation faite sur la mode présent est parfaitement efficace.

Il est vrai qu’en attachant une importance excessive à cet aspect « technique », on finit par s’écarter de la règle originelle de la prière. La prière présuppose la faiblesse de celui qui prie. Ce dernier reconnaît qu’il est incapable de faire quoi que ce soit par lui-même, et ainsi en vient à admettre qu’il ne lui reste plus qu’à prier. Il a raison mais la question se pose : quand il pense ainsi, son cœur est-il toujours à l’abri du désordre ? Son moi a-t-il vraiment disparu ? Il est probable que non. Il fait des efforts désespérés. Il souffre. C’est pourquoi, plutôt que de prier lui-même, il en vient à demander par exemple à un bonze de prier pour lui.

Un cœur ferme ne se laisse pas ébranler

La salamandre a un comportement curieux. Elle s’accroche avec une seule patte, la patte droite par exemple, au rocher qui borde la rivière. On ne peut pas dire qu’elle soit alors dans une position stable, et cependant elle se tient là sans bouger. En la voyant rester ainsi immobile, nous finissons par nous demander pourquoi elle ne baisse pas sa patte droite. Mais la salamandre, elle, ne se pose pas de question. Elle reste là imperturbable. Je me demande si la prière ne serait pas justement comme l’effet né de la fermeté imperturbable de la salamandre.

Dans notre monde, on peut rencontrer des chamans. Ces derniers écoutent les gens en difficulté venus parler de leurs ennuis. A leurs visiteurs, les chamans expliquent par exemple : « C’est que vous avez parmi vos ancêtres un personnage bizarre qui vient vous tourmenter. » Si les chamans comprennent jusque là, ils devraient être capables de trouver une solution au problème qu’on est venu leur soumettre, mais ils se dérobent en donnant un conseil : « Allez demander des prières au temple. » Ils nous envoient leurs patients. Quand, étonné par cette manière de faire, j’ai demandé à l’un d’eux : « Pourquoi ne faites-vous pas vous-mêmes ces prières ? », il m’a répondu : « Si nous avons plus que les gens ordinaires le pouvoir de capter les messages venus de l’au-delà, pour émettre des messages les religieux sont plus qualifiés que nous. » Je pense qu’effectivement, il en est bien ainsi. Pour adresser un message à l’au-delà, il faut un cœur affermi dans une vraie paix. C’est pourquoi savoir prier est chose rare et difficile.

J’ai dit plus haut que, pour les Japonais, la prière n’avait pas de complément d’objet. Se débarrasser du « moi », c’est aussi cela. C’est pourquoi nous donnons une forme visuelle au contenu de la prière. Si l’image mortuaire d’un défunt le représente en train de sourire, ce sera en regardant son visage souriant, si la photographie est celle d’un visage sans expression c’est en nous remémorant une image de lui plus flatteuse, que nous psalmodierons un sutra. Le plus souvent, un bonze responsable comme moi d’un temple à la campagne a connu le défunt. Il peut donc converser avec lui, il peut « le voir ».

Tandis que des demandes du genre « Que le Japon connaisse la prospérité à l’avenir », ou « Que le monde connaisse la paix », ces demandes, selon moi, ne sont pas des prières. Et d’abord, qu’est-ce que la paix dans le monde ? Un monde sans la cruauté de la mort, ce monde là n’existe pas. Au moment même où je suis en train de vous parler, il y a quelque part un insecte en train d’en guetter un autre pour le tuer. Dans le monde de la nature, la paix n’a pas sa place.

Maître Shinran (1173-1262) a dit que le nom d’Amida-nyorai était un nouveau nom donné à la nature. La nature, tout comme Amida-nyorai, échappe à l’entendement humain. Croit-on l’avoir comprise et voilà qu’elle vous file entre les doigts. Le mot « moi » ne désigne rien d’autre qu’un alter ego, un double en plus petit de la nature elle-même. Ce moi, c’est une entité que je suis bien incapable de maitriser. L’effort pour mettre de l’ordre dans le moi naturel, voilà la base de la prière.

Au Japon, la religion est l’art de pénétrer les secrets de notre rapport avec la nature. Dans le shintoïsme par exemple, la menace elle-même que constitue la nature est un « kami », un dieu, qui fait l’objet d’un culte. Que la menace disparaisse, par exemple parce qu’on aura construit une digue absolument insubmersible, alors il n’y a plus de prière. Mais comme il s’agit d’une œuvre humaine, le travail reste toujours inachevé. Quoi que l’homme construise, la nature aura toujours le dessus.

Comment vivre avec les menaces de la nature, comment calmer ses colères ? Aujourd’hui où ces menaces et ces colères ont réapparu, il est bien « naturel » qu’on assiste à un renouveau de curiosité et d’intérêt pour la religion.

Genyu Sôkyu