Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Une vision du monde où pluralisme et souplesse ont droit de cité

Publié le 21/11/2014




Le texte ci-dessous est signé du révérend Ôtani Chôjun, une des plus hautes autorités de la Jôdoshinshû, ou Ecole de la Terre Pure, fondée par le moine Shinran (1173-1262), établie au temple Honganji à Kyoto. Entre autres activités, les responsables du temple organisent des manifestations culturelles, parmi lesquelles …

… l’attribution tous les deux ans d’un prix littéraire à un auteur soucieux de fidélité aux meilleures traditions japonaises. En 2013, le prix a été attribué à une femme Iwahashi Kunie. Au cours d’un symposium réuni à cette occasion, le révérend Ôtani a donné une conférence dont il a rédigé lui-même le résumé que nous avons traduit. *

Ayant passé huit années en France, âgé de 85 ans, le révérend Ôtani Chôjun parle couramment français. Son livre sur Jeanne d’Arc et le moine Rennyo vient d’être traduit en français et publié en avril 2014 aux éditions Nouvelle Cité sous le titre La Pucelle et le bonze. **

« Cool Japan » et la sagesse des Japonais ?

L’emploi du slogan « Cool Japan » (1) pour vendre à l’étranger les produits ou les services qui sont des spécialités japonaises, et la publicité qu’on lui fait pour tenter de stimuler la croissance dans notre pays sont à la mode. Mais on peut douter que ces pratiques contribuent à enrichir et à faire connaitre la culture du Japon. Et surtout, le fait que les Japonais eux-mêmes méconnaissent l’esprit dont cette culture est pénétrée est inquiétant.

La fondation pour le soutien des activités du Honganji a pris plusieurs initiatives pour faire reconnaitre à l’étranger et au Japon même la richesse de cette culture et de sa spiritualité. Ainsi les expositions culturelles en France et à Sri Lanka, le symposium autour de Nomura Mansaku et Nomura Mansai (2) au Higashiyama-jôen (3), plusieurs fêtes organisées conjointement avec l’ambassade du Japon à Colombo, ou encore la participation au travail du ministère de l’Economie lors de l’adoption du plan « Cool Japan ».

Ce qu’ont montré les réactions des Japonais après le tremblement de terre survenu dans le nord-est [le 11 mars 2011 dans le Tohoku], c’est qu’ils ont en propre un sens de la nature, un sentiment très vif de l’instabilité du monde, et une conception de la vie et de la mort très particuliers. Pour les Japonais, la nature n’est pas, comme elle l’est pour les Occidentaux, un partenaire auquel on peut s’opposer et qu’on doit maitriser. L’homme n’a pas simplement à coexister avec la nature. Il en fait partie. Un Japonais a le sentiment d’être lui-même un élément de cette nature. D’un côté, la nature dispense ses bienfaits, de l’autre, elle brandit le sabre en envoyant tsunamis, typhons et tremblements de terre. Elle contribue ainsi à entretenir une vision originale du monde, un monde où l’homme ne fait qu’un avec elle.

Le sens de la vie et de la mort et l’esthétique japonaise

La religion propre au Japon qu’est le shintoïsme invite les fidèles à vénérer la multitude des dieux résidant partout dans l’univers matériel. Sa rencontre avec le bouddhisme venu de l’étranger est à l’origine d’une symbiose, ou d’union intime, sinon de confusion, entre ces dieux et Bouddha, qui a favorisé l’éclosion d’une sensibilité proprement japonaise au caractère éphémère de la réalité.

Le bouddhisme est né en Inde. A l’origine, la conception bouddhiste de l’instabilité du monde était un système de pensée permettant d’échapper à la souffrance, souffrance provenant du fait que toutes choses sont en train de changer et destinées à disparaitre un jour, venant aussi du fait que l’homme est incapable de maitriser les événements à son gré. Mais au Japon, la sensibilité intervient, qui donne une parure de beauté à la précarité et à la vanité des choses comme à la fugacité de l’instant qui passe. Les changements incessants de la nature si belle et si fragile qu’on a devant les yeux, la durée limitée et les vicissitudes de l’existence font comprendre qu’il importe de s’en remettre à son pouvoir plutôt que de chercher à lui résister. C’est en accueillant l’existence telle qu’elle est, et en discernant en toutes choses, vie et mort comprises, leur caractère propre, reconnu tel quel comme vérité suprême, que se développe le sentiment esthétique. Ainsi, faisant corps avec la nature et vivant en harmonie avec elle, face aux violences imprévisibles de cette dernière, les Japonais ont su se protéger par une sagesse sans faiblesse qui permet de reconnaitre et d’accepter courageusement la réalité.

Cette sagesse que les Japonais ont dans le cœur leur permet de coexister et de vivre en paix avec les autres. Grâce à elle, les sinistrés, bien loin de se révolter, tout au contraire vont jusqu’à s’inquiéter du sort de ceux qui leur viennent en aide. Où trouver l’origine de cette sagesse sinon dans l’esprit d’harmonie et de paix préconisé par le prince Shôtoku (4) ? Au centre de la pensée du prince, on trouve cette constatation, fondée sur la pratique de l’introspection bouddhique, que moi et les autres nous ne sommes que des gens ordinaires, continuellement aveuglés par les désirs avec lesquels nous nous débattons, et d’autre part l’affirmation de la bonté miséricordieuse du Bouddha qui veut communiquer la joie et supprimer la souffrance. Vivre dans cet état d’esprit, c’est renoncer à l’égoïsme qui fait de moi le centre du monde, c’est ouvrir les yeux et apprendre à penser aux autres en devenant solidaire de ceux qui m’entourent. C’est pratiquer l’humilité et l’attention qu’on doit à l’entourage, la nature comprise, c’est prendre l’habitude de faire passer avant tout la paix et l’harmonie en toutes circonstances.

L’harmonie toujours et le « dual standard » (5)

Les Japonais savent en outre accueillir ensemble les éléments contraires de la réalité et accepter leur coexistence sans les opposer, découvrant ainsi ce qu’il faut appeler une sagesse, le « dual standard » japonais. L’exemple le plus remarquable est celui de la rencontre de deux religions différentes, la rencontre de Bouddha et des kamis, les dieux du Japon. Les Japonais n’ont pas renoncé à croire aux kamis pour devenir bouddhistes.

Ils pratiquent les deux religions sans voir d’incompatibilité entre elles.

Inspiré par cet esprit de paix, l’idéal commun à tous pose en principe qu’il faut rechercher l’entente avec autrui, savoir s’accommoder du système en place et respecter la nature. C’est ainsi que les Japonais ont pu construire un monde permettant à différents types de pensée et différentes cultures de vivre de concert sans les opposer les uns aux autres.

La bienfaisance aussi joue un rôle très important dans la société japonaise. Le mot même est un mot-clé permettant de la comprendre. La différence avec l’Occident tient à ce que ce n’est pas seulement le bénéficiaire d’un bienfait qui se réjouit mais aussi celui qui donne. En Europe et en Amérique, celui qui reçoit une grâce accordée par Dieu ou un bienfait venant d’autrui a des mots pour exprimer sa reconnaissance à leur endroit, mais on ne trouve pas de mot propre pour signifier la joie ressentie par celui qui donne en retour. Au Japon, s’il est attentif au don qu’il reçoit, celui qui en bénéficie éprouve à l’égard du donateur un sentiment de gratitude qu’il manifestera d’une manière ou d’une autre, et le vocabulaire japonais permet d’exprimer par un terme spécifique la joie qu’il ressent alors.

De plus, la relation qui s’est ainsi nouée entre le bénéficiaire du don et le donateur ne reste pas limitée à leurs seules personnes. L’expression donnée à la gratitude produit également son effet à l’entour. Les maillons d’une chaine invisible et tout un jeu d’interactions permettent à la bienfaisance d’étendre son influence dans toutes les directions et par un effet de résonance contribuent ainsi à l’édification de la société.

C’est l’attention prêtée à autrui et à l’entourage et le respect qu’on leur porte, c’est aussi le sentiment de vivre en étroite union avec la nature qui ont façonné cette sagesse japonaise. La norme à laquelle on se réfère pour porter un jugement n’est pas, comme dans un système monothéiste, la volonté divine érigée en principe absolu, mais bien plutôt la fidélité à une vision du monde où le pluralisme et la souplesse ont droit de cité. Elle a sa place dans une échelle de valeurs reconnaissable sous des formes variées dont l’origine se trouve à la rencontre du shintoïsme et du bouddhisme. Cette rencontre donne de vivre dans un monde où partout, aussi bien dans les montagnes et les rivières que dans les prairies et les forêts et que dans tout être vivant, on peut découvrir la présence de l’esprit.

Ôtani Chôjun