Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – « Quand l’Eglise s’est engagée dans les affaires temporelles » – Discours du président Aquino au pape François

Publié le 04/02/2015




Le 16 janvier 2015, le pape François entamait sa visite apostolique aux Philippines par une visite de courtoisie au palais de Malacanang, résidence officielle du président des Philippines. Il y était reçu par Benigno Aquino, élu à la présidence de la République en 2010 pour …

… un mandat de six ans. De l’échange de discours, la presse internationale a surtout retenu celui du pape, par lequel le souverain pontife encourageait les dirigeants politiques philippins à « se distinguer par leur honnêteté, leur intégrité et leur responsabilité envers le bien commun » ainsi qu’à défendre la famille et « les valeurs spirituelles du peuple philippin ».

Le discours du président Aquino a été moins remarqué, même si, sur la scène domestique, certains ont reproché à leur président de s’être adressé au pape en critiquant l’Eglise, plus spécifiquement les évêques qui sont restés silencieux au temps de la présidence Arroyo (2001-2010), marquée par de nombreux faits de corruption et de violence, et qui aujourd’hui ont retrouvé de la voix pour critiquer l’actuel locataire du palais de Malacanang, allusion sans doute à l’opposition que l’épiscopat a manifesté envers la « Loi sur la santé reproductive ».

Ce discours du président n’en est pas moins représentatif de la place que l’Eglise catholique tient dans l’histoire et la vie contemporaine des Philippines. Même si la Constitution affirme la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le lien qui unit la politique et la religion reste très fort aux Philippines. Pour autant, ce discours témoigne aussi de la distance que le pouvoir politique tient à marquer avec l’Eglise catholique, une distance revendiquée par l’actuel président Benigno Aquino.

  

Votre Sainteté,

Le colonialisme a été apporté sur nos côtes par l’action des conquistadors mais aussi du fait de l’Eglise. Quand le clergé de cette époque devait justifier les injustices commises durant la colonisation des Philippines, ils répondaient par cette formule : « Le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. »

Cependant, avec Vatican II, les choses ont changé : l’Eglise ne constitue plus un pilier de l’establishment et elle a commencé à remettre en question le statu quo. Mon interprétation des changements inspirés par Vatican II, et de l’influence de la théologie de la libération, est qu’on ne saurait négliger l’impact de la réalité matérielle sur notre vie spirituelle. Deux passages de la Bible me viennent à l’Esprit pour illustrer ce propos.

Le premier est dans Matthieu, au chapitre 22, versets 36 à 40, passage dans lequel un pharisien pose cette question à Jésus : « Maître, quel est le plus grand commandement de la loi ? » Et Jésus de lui répondre : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. »

Le lien évident entre les deux grands commandements tels que les définit le Christ est souligné par un autre passage. Dans Matthieu, au chapitre 25, versets 35 et 36, le Christ dit : « Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi. »

L’Evangile met au défi tout croyant d’aller au-delà de l’aumône et de la simple charité et de se battre contre l’injustice. Il nous est demandé par ailleurs, sauf à ne pas nous montrer digne de veiller sur nos frères, d’agir pour rendre chaque personne capable d’une vraie liberté de choix. L’un des exemples qui nous sont donnés pose une question : c’est un péché de voler, mais qui est le plus grand pécheur ? : l’homme désespéré qui est forcé de voler pour nourrir sa famille affamée, ou le politicien à la vie facile qui vole l’argent public ?

Quand l’Eglise s’est engagée dans les affaires temporelles, elle a vraiment œuvré pour que le Royaume de Dieu advienne dans ce monde. C’était une Eglise vivante, une source de nourriture et de soutien pour les fidèles à une époque où des films tels que The Cardinal, The Shoes of the Fisherman, voire même Jesus Christ Superstar, nous entraînaient à approfondir notre foi.

Ces enseignements ont été très importants pour ma famille et l’engagement qui a été le sien – ce qui est compréhensible étant donné qu’avec des millions de Philippins, nous avons vécu sous le joug de la dictature. Le président Marcos a déclaré la loi martiale en 1972 quand j’avais 12 ans, inaugurant une période durant laquelle les droits les plus fondamentaux des Philippins ont été systématiquement bafoués. C’est dans ce contexte que j’ai grandi et que je suis devenu adulte. D’une certaine manière, je disposais d’une place de choix pour assister à cette tyrannie et à cette persécution. Le dictateur n’a en effet pas tardé à emprisonner mon père, lui qui était l’un de ses opposants les plus influents et visibles.

La loi martiale a privé notre famille non seulement d’un mari et d’un père aimant mais aussi de nombreux autres soutiens. Beaucoup de nos amis nous évitèrent. Il y en eut peu pour oser élever la voix. L’un d’eux a été le P. Toti Olaguer, SJ, qui, au cœur même de la prison la plus sécurisée du pays, a eu le courage de dire la vérité sur les abus de M. Marcos, même lorsque ses paroles étaient enregistrées sur vidéo. Beaucoup d’autres dans l’Eglise, comme le cardinal Sin, les évêques Francisco Claver et Antonio Fortich, pour n’en nommer que quelques-uns, ont véritablement vécu leur foi et ont agi en vrais disciples du Christ pour être les protecteurs de leurs frères.

Le courage et l’audace dont faisait montre le clergé ont consolidé ma foi : durant les nombreuses années sous la loi martiale, l’Eglise des pauvres et des opprimés a particulièrement rayonné. Le clergé a toujours été en première ligne de ceux qui voulaient imiter le Christ et porter le fardeau pour nous tous. Oui, ils ont nourri la compassion, la foi et le courage du peuple philippin. Ceci a permis à des millions personnes de ne faire qu’une communauté de foi et a rendu possible le miracle de la révolution du People Power à EDSA.

Peut-être nous étions nous habitués à voir l’Eglise toujours en première ligne et championne de la défense des droits de tous, spécialement des marginalisés, et c’est ce qui a rendu difficile de comprendre sa transformation. On nous a appris que l’Eglise catholique est la véritable Eglise, et qu’elle est constante dans sa proclamation de la vérité en tout temps.

D’où la véritable épreuve de foi que nous avons traversée quand bien des membres de l’Eglise, qui avaient plaidé pour les pauvres, les marginaux et les laissés pour compte, sont devenus soudain silencieux face aux abus de l’administration précédente [NdT : celle de la présidente Gloria Macapagal-Arroyo, au pouvoir de 2001 à 2010], dont nous sommes toujours en train de réparer les erreurs. Dans cet effort de réparation des errements du passé, il était naturel de penser que l’Eglise serait à nos côtés. Or, sortant enfin de leur silence, certains membres du clergé semblent maintenant penser qu’être en vérité avec la foi nécessite de trouver quelque chose à critiquer. Cela a été jusqu’au point où un prélat m’a demandé de rectifier ma coiffure, comme si c’était un péché mortel ! Est-il alors étonnant qu’ils voient le verre non pas à moitié plein ou à moitié vide mais presque complètement vide ? Ils jugent sans tenir compte des faits.

Je sais que je ne suis qu’un être humain et que je suis donc imparfait. J’ai été candidat à la présidence bien que je redoute les pièges du pouvoir. Si je l’ai fait, c’est parce que j’ai estimé que si je laissais passer cette opportunité de réaliser un vrai changement, je n’aurais pas pu vivre en paix avec moi-même, particulièrement si la situation était venue à empirer. Mais dans cet effort, la participation de tous est nécessaire. Je ne dis pas cela pour critiquer mais pour être en vérité car la vérité nous rendra libre. Si nous sommes capables de régler nos différents, ne pourrons-nous pas aider encore mieux notre peuple ?

Voilà pourquoi j’ai été frappé par ce que Votre Sainteté a dit récemment aux membres de la Curie, quand vous les avez alerté sur les maladies dont sont menacés non seulement les chrétiens mais quiconque en situation de pouvoir, et notamment celle de se croire immortel ou indispensable et le danger de devenir source de zizanie par les murmures et les bavardages.

J’apprécie et respecte Votre Sainteté dans son rôle pour unir et redonner de la voix non seulement aux catholiques mais aussi à tous les hommes de bonne volonté. Vos discours portent la marque de la compassion et de la miséricorde du Christ. Manifestant la même humilité, vous évitez les dangers de votre position, même en ce qui concerne l’organisation de votre sécurité, qui a été, je l’avoue, un cauchemar pour nous ! (rires) En vérité, qui pourrait ne pas voir que toute la vie de Votre Sainteté est donnée à la défense des pauvres et des faibles ?

Pour moi, vous êtes une âme sœur, quelqu’un qui voit les choses telles qu’elles sont et n’a pas peur de demander : « Pourquoi pas ? » Certaines de vos affirmations ont pu choquer, voire offenser, parmi vos pairs. Mais Votre Sainteté est destinée à être un instrument par lequel le Royaume de Dieu peut s’épanouir. A votre exemple, nous voyons la sagesse de continuer à demander : « Pourquoi pas ? ». Nous voyons la joie, un sens authentique du service, et l’accent porté sur une vraie communauté des fidèles. Nous remercions le Seigneur pour d’autres âmes sœurs telles le cardinal Tagle, le P. Catalino Arevalo et Sr Agnes Guillen, qui ont toujours incarné la voix de la raison et qui sont des personnes spirituelles. Elles nous seront toujours des alliés naturels, comme bien d’autres. Nous aimerions penser que plus encore nous rejoindrons dans la vérité, quand le temps sera venu.

Dans cette bataille pour transformer la société, chacun est soutenu par la pensée qu’il n’est pas seul. Quand nous marchons sur ce chemin avec des personnes comme vous, aux côtés de millions d’autres que vous avez inspirés, nous trouvons là le courage de faire ce qui doit être fait, l’optimisme de rêver à l’unité et l’opportunité de réaliser ce rêve ensemble, avec la grâce de Notre Seigneur.

Le peuple philippin, au nom duquel je vous souhaite la bienvenue aujourd’hui, vous demande votre bénédiction. Puissions-nous manifester davantage de compassion et de miséricorde dans nos vies.

Merci. Bonne journée.

Benigno S. Aquino III
Président de la République des Philippines