Eglises d'Asie – Corée du Nord
POUR APPROFONDIR – Pyongyang se lance, à pas comptés, sur la voie des réformes
Publié le 10/02/2015
… soit pour y trouver travail et nourriture, soit pour fuir vers un pays tiers. Quant à la liberté religieuse, elle demeure parfaitement bafouée par Pyongyang.
Sur place, « le paradis socialiste », comme le décrit une expression officielle du régime, demeure très loin, en termes de niveau de vie, des voisins que sont le Japon, la Corée du Sud et la Chine. Pourtant, Pyongyang, depuis que le jeune Kim Jong-un est aux commandes, semble engager le pays sur la voie des réformes. Des réformes menées à pas comptés, qui, si elles portent déjà des fruits, ne devraient pas aboutir à une ouverture aussi importante que celle que la Chine de Deng Xiaoping a connue à partir des années 1980. C’est ce que nous explique dans l’article ci-dessous Andreï Lankov, historien de la Corée du Nord et professeur à l’université Kookmin à Séoul, en Corée du Sud. D’origine russe, Andreï Lankov est l’un des meilleurs spécialistes de ce pays ; il a récemment publié The Real North Korea: Life and Politics in the Failed Stalinist Utopia (chez OUP USA, mai 2013). Son article, publié dans les pages ‘Opinions’ du New York Times du 21 janvier 2015, a été traduit en français par la Rédaction d’Eglises d’Asie.
North Korea Dabbles in Reform (titre original en anglais)
Si la Corée du Nord fait régulièrement les titres de la presse internationale du fait des actions aussi spectaculaires que bizarres qui lui sont imputées – à l’instar du piratage des ordinateurs de la multinationale Sony – ou bien encore de la rhétorique belliqueuse dont n’hésitent pas à user ses dirigeants, Pyongyang a, de manière bien plus discrète, initié un train de réformes visant à libéraliser quelque peu l’économie du pays.
Il est très peu probable que Kim Jong-un, le jeune dictateur nord-coréen qui a pris les rênes du pouvoir en décembre 2011, autorise la libéralisation de l’économie de son pays pour ouvrir la voie à des changements politiques et sociaux. Ce régime répressif continuera d’être une source d’irritation constante pour les chefs d’Etat de cette planète qui cherchent à démanteler le programme nucléaire nord-coréen. Mais ces changements économiques sont porteurs de réelles promesses d’amélioration de la vie des Nord-Coréens, une population qui souffre d’une grande pauvreté depuis des décennies. Cette nouvelle orientation politique devrait être bien accueillie et soutenue par les pays étrangers.
Ce sont les campagnes, très appauvries, qui sont le lieu d’un effort majeur visant à développer l’agriculture et son économie. Mes échanges avec les réfugiés et travailleurs nord-coréens en Chine, mais aussi avec les personnes travaillant pour différentes ONG, ont confirmé ce qui est rapporté par les médias sud-coréens depuis quelque temps : un système agricole, apparemment mis en place en 2013, autorise les agriculteurs – qui, jusqu’ici, ont peiné pour gagner un salaire symbolique et des rations fixes de nourriture – à déclarer leur foyer familial comme un « groupe de travailleurs ». Ces groupes sont désormais autorisés à garder pour eux-mêmes une part plus grande de leurs récoltes – certaines sources évoquent une part égale ou supérieure à 30%. De plus, à courte échéance, ces groupes-familles vont être autorisés à travailler les mêmes champs année après année – ce qui constitue une incitation évidente à prendre un meilleur soin de la terre qui leur est confiée. Avant ces réformes, les agriculteurs travaillaient sur des terres appartenant à des fermes d’Etat et étaient souvent déplacés d’une ferme à une autre, ou d’un champ à un autre.
Un autre ensemble de réformes orientées vers le marché a été adopté par le Comité central du Parti des travailleurs le 30 mai 2014 et entériné par le gouvernement. Lui aussi donne l’impression que le but recherché est bien de libéraliser l’économie dans son ensemble. Le contenu de ce document top secret expliquant cette politique économique a partiellement fuité dans le quotidien sud-coréen Segye Ilbo en juin dernier. Sa teneur a ensuite été confirmée par différentes autres sources et l’ensemble du projet occupe désormais tous les observateurs patentés des réalités nord-coréennes.
Les « Mesures du 30 mai », comme elles sont maintenant connues, consistent en une réduction significative du contrôle de l’Etat sur l’économie, ainsi qu’en un démantèlement de la planification centralisée. Les responsables des entreprises d’Etat pourront acheter ce dont ils ont besoin sur le marché libre ; ils pourront passer des contrats avec d’autres entreprises, voire même des entreprises privées. Ils auront aussi le droit d’embaucher et de licencier les travailleurs, et de les payer comme ils le souhaitent.
Dans les mines de charbon, à la frontière avec la Chine, où ce nouveau « système de responsabilité des employeurs » est testé depuis 2013, les meilleurs mineurs gagnent désormais l’équivalent d’un peu plus de 70 dollars US par mois, ce qui représente un salaire parfaitement exorbitant pour la Corée du Nord.
Kim Jong-un a aussi décidé de ne pas toucher à l’économie non officielle qui a commencé à se développer dans les années 1990 et qui constitue désormais un secteur privé à part entière, contribuant de manière notable – certaines estimations parlent de 50 % – au modeste PIB nord-coréen. Cette économie de petites entreprises (marchés libres, vendeurs de rue, réparateurs de vélos, loueurs de camions), assez grandes pour certaines d’entre elles pour exploiter de petites mines de charbon ou une activité de pêcheries, n’a jamais été explicitement acceptée par le gouvernement. Mais, depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un, ce secteur de l’économie n’a pas été réprimé ; il a continué à prospérer dans un entre-deux, ni vraiment illégal, ni jamais légalisé.
Les réformes du secteur agricole portent déjà des fruits. En 2013, le pays a engrangé ses meilleures récoltes depuis des décennies et a produit à peu près assez de denrées pour nourrir sa population, de manière minimale certes mais c’est là une première depuis les années 1980.
Le peuple ne s’y est pas trompé. Quand les agriculteurs sont passés de l’état de serfs à métayers, la productivité du travail a augmenté de manière considérable, et cela a suffi rapidement à créer une vraie différence dans une économie où les charrues en bois tirées par des bœufs règnent encore en maîtres.
Les récoltes de 2014 ont elles aussi été impressionnantes, en dépit d’une très réelle sécheresse. Des Européens travaillant pour différentes ONG et des groupes d’experts chinois que j’ai récemment rencontrés soulignent tous que l’efficacité d’un agriculteur – qui travaille maintenant en sachant qu’il aura le droit de garder une partie de la récolte, plutôt que de travailler pour un quota fixe de rations alimentaires – augmente de manière très notable. En effet, comme me l’a dit un travailleur émigré en Chine, « les agriculteurs prennent soin de leurs champs, ils savent maintenant que plus ils produiront, mieux ils mangeront ».
L’impact des réformes dans l’industrie ne se fera pas sentir avant quelque temps, mais il est probable qu’il sera fort : l’Institut de recherche Hyundai prévoit qu’en 2015, le PIB nord-coréen augmentera de 7 %.
Du point de vue de Kim Jong-un, initier des changements économiques est rationnel : l’ancien système était tout doucement en train de s’écrouler, érodé par le développement de l’économie non officielle et par l’augmentation des désillusions envers l’idéologie officielle. Ces réformes sont risquées, mais, sans elles, le régime était certainement voué à l’échec.
Cependant, même si ces changements sont positifs pour les Nord-Coréens, ne nous faisons pas d’illusion : le Corée du Nord restera une source de difficultés.
Le régime n’abandonnera jamais ses armes nucléaires. Ses leaders croient fermement qu’ils en ont besoin comme d’un instrument diplomatique et de dissuasion. Et leurs peurs n’ont pas été apaisées par le sort de personnalités telles que Saddam Hussein ou du colonel Mouammar Kadhafi, qui ne sont pas mortes dans leur lit. Kadhafi est le seul dictateur de l’Histoire qui ait échangé son programme d’armes nucléaires contre la promesse d’aides économiques occidentales.
La Corée du Nord continuera à ne pas respecter les droits de l’homme. En Chine, les réformes économiques ont mené à une libéralisation très notable de la société ; bien des Chinois peuvent aujourd’hui faire des choses qui les auraient directement menées à la mort du temps où Mao était à la tête du pays. Une telle évolution ne se produira pas en Corée du Nord. Pourquoi ? A cause de l’existence de la Corée du Sud.
Du fait du contrôle très strict de l’information au Nord, les succès économiques sud-coréens ne transpirent dans le pays que sous la forme de rumeurs, mais la réalité exacte, l’étendue précise du niveau de vie que connaissent les Sud-Coréens est inconnue en Corée du Nord. Si, d’aventure, le Nord-Coréen moyen en venait à avoir moins peur du régime au pouvoir à Pyongyang, tout en sachant comment on vit au Sud, il pourrait bien finir par faire ce que les Allemands de l’Est ont fait : se débarrasser du régime en place et ouvrir la voie à une péninsule coréenne réunifiée. Du point de vue du régime nord-coréen, le seul moyen de maintenir son autorité est de continuer à terrifier la population (tout en faisant en sorte qu’elle soit mieux nourrie).
Mais, quoi qu’il en soit, une Corée du Nord qui se réforme sera une Corée du Nord plus instable, le risque d’une implosion étant toujours possible. L’implosion du régime pourrait entraîner une guerre civile, au sein même d’un Etat qui détient l’arme nucléaire et dans une région où les intérêts des Etats-Unis et de la Chine s’entrechoquent. Pour autant, une Corée du Nord plus prospère sera moins encline à délibérément déstabiliser son environnement : ses dirigeants auront besoin de stabilité dans leur environnement immédiat pour faire de l’argent avec leurs voisins. Même si la Corée du Nord reste un Etat répressif, la vie de ses citoyens ira en s’améliorant. Et peu de gens disputeront le fait qu’il est préférable de vivre dans une dictature où le niveau de vie s’améliore doucement plutôt que dans une dictature où l’on meurt de faim.
(eda/ra)