Eglises d'Asie – Philippines
L’épiscopat catholique interpelle le président de la République au sujet de la réforme agraire
Publié le 03/03/2015
Les évêques pressent le président Benigno Aquino d’empêcher que « la réforme agraire ne meure de sa belle mort avant d’avoir accompli sa noble mission d’émancipation et de libération de nos paysans ». Ignorer le sort des personnes dont la vie dépend de l’agriculture équivaut à « priver près d’un million de paysans de leur droit à posséder la terre qu’ils travaillent (…) et à les priver ainsi d’une chance d’échapper à la pauvreté », peut-on encore lire dans le document de deux pages. Appelant le président « à redonner vie » à la loi sur la réforme agraire pour qu’elle connaisse « une fin glorieuse », les évêques ajoutent qu’un échec sur ce plan « serait un échec du pays à casser la concentration injuste de la propriété des terres agricoles entre les mains de quelques-uns ».
Les évêques présentent leur démarche comme étant « sans doute le plus important appel public » qu’ils n’aient jamais formulé. De fait, la liste des prélats signataires est impressionnante : pour une Eglise qui compte 86 diocèses, le nombre des signatures apposées au bas du document est de 81. Ils sont quasiment tous là : le président de la Conférence épiscopale, son vice-président, 15 archevêques, 59 évêques (dont huit seulement sont émérites) et sept administrateurs. Si le cardinal Tagle, archevêque de Manille, n’y figure pas, son auxiliaire, Mgr Broderick Pabillo, très engagé sur les questions sociales, y est présent. Parmi les quatre cardinaux philippins, on trouve le cardinal Quevedo, archevêque de Cotabato, parmi les signataires.
La réponse du président Aquino ne s’est pas fait attendre. Lundi 2 mars, par la voix de son porte-parole, le président a répondu qu’il avait « fait diligence » et pris « les mesures nécessaires » pour que les lois portant la réforme agraire soient votées. Le porte-parole a ajouté que les évêques « devraient peut-être demander aux parlementaires de voter » lesdites lois, rejetant ainsi la responsabilité de la non-mise en œuvre de la réforme agraire sur les élus des deux Chambres du Congrès philippin.
Le lendemain, plusieurs centaines de paysans et de militants ont manifesté devant l’immeuble abritant le Bureau de la réforme agraire à Manille. Selon eux, c’est le président Aquino qui doit être tenu responsable politiquement de la redistribution des terres. « Est-il si difficile que cela au président de déclarer qu’il nous soutient, nous, les petits paysans ? Est-il si difficile au président de demander aux législateurs de voter ces lois afin que nous ne mourrions pas de faim ? », interroge Dorita Vargas, un des participants à la manifestation de ce mardi.
Dorita Vargas, rapporte l’agence Ucanews, vit près de la ville de La Castellana, dans la province de Negros Occidental (Visayas) ; il fait partie de la centaine de paysans à qui Benigno Aquino a promis, lors d’un meeting en 2012, qu’ils recevraient des terres de la part du gouvernement. Trois ans plus tard, rien n’a changé et aucun titre de propriété foncière n’a été remis à ce paysan de 68 ans. Sur un programme qui comprenait 126 hectares de terres à redistribuer, seulement cinq hectares ont été cédés à 16 paysans, soit à peine 3 000 m² par tête.
La réforme agraire est l’un des plus vieux serpents de mer de la vie politique des Philippines. Votée le 10 juin 1988 dans l’euphorie de la chute du dictateur Ferdinand Marcos, la loi devait permettre une vaste redistribution des terres dans un pays où les grands propriétaires latifundiaires monopolisaient les meilleures terres. Les manœuvres dilatoires sans cesse mises en œuvre par ces grandes familles ont cependant empêché l’application complète de la réforme. Lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2010, le candidat Benigno Aquino avait promis qu’une fois élu, il mènerait à bien la réforme, votée lorsque sa mère, Corazon Aquino, était au pouvoir (de 1986 à 1992). Pourtant, la dernière mouture du Comprehensive Agrarian Reform Program (CARP) a expiré l’an dernier sans que l’objectif fixé de redistribuer trois hectares à chaque paysan soit atteint. En août 2014, 708 000 hectares n’avaient toujours pas été redistribués, chiffre auquel il faut ajouter entre 1 et 1,5 million d’hectares de terres qui, officiellement, ont été redistribués mais pour lesquels manquent encore les titres de propriété.
En juin 2014, l’Administration Aquino a présenté au Congrès, sous la procédure de l’examen législatif en urgence, deux projets de loi reprenant l’essentiel du CARP et y ajoutant la création d’une commission indépendante pour examiner l’application effective de la réforme agraire. A ce jour toutefois, les deux lois n’ont toujours pas été votée, y compris à la Chambre des représentants où le parti présidentiel, le Liberal Party, est pourtant majoritaire.
Alberto Jayme est président de Task Force Mapalad, un syndicat national paysan. Selon lui, le président Aquino devrait prêter l’oreille à ce que lui disent les évêques catholiques. « Il est à la fois déroutant et inquiétant de constater que le Congrès ne vote pas » les projets en question, déclare le syndicaliste, invitant le président à défendre les paysans « contre l’entêtement et l’avidité apparente de certains [législateurs] ».
Ce 3 mars, un membre de la Chambre des Représentants, le député Walden Bello, du petit parti social-démocrate Akbayan Party, a déclaré qu’un groupe de parlementaires riches et puissants, issus des grandes familles des Visayas (partie centrale de l’archipel philippin), bloquait l’examen des deux projets de loi. « A ce stade, la présidence de la Chambre hésite toujours à mettre [les deux projets de loi] à l’ordre du jour des prochains débats en séance plénière », a-t-il déclaré, en précisant que les responsables de la Chambre ne tenaient pas à se mettre à dos ce groupe de parlementaires influents.
Selon les observateurs, si l’engagement de l’Eglise en faveur de la réforme agraire a été constant ces dernières années, le timing de l’appel adressé au président interroge. L’appel est en effet daté du 19 janvier dernier, soit le dernier jour de la visite que le pape François a effectuée dans ce pays. Les responsables de la Conférence épiscopale ont sans doute pu saisir le fait que la quasi-totalité des évêques philippins étaient alors réunis à Manille pour recueillir leurs signatures. Demeure le fait que cet appel est resté dans les tiroirs durant six semaines, avant d’être publié ce 1er mars, à un moment où le président se trouve passablement affaibli par les suites du massacre commis à Mamasapano le 25 janvier dernier.
(eda/ra)