Eglises d'Asie

Les Indonésiens sont-ils favorables à la peine de mort ?

Publié le 05/03/2015




Au pouvoir depuis octobre 2014, le président indonésien l’a déclaré à plusieurs reprises : il ne graciera pas les condamnés à mort. Le 18 janvier dernier, six condamnés pour trafic de drogue – donc cinq étrangers – ont été exécutés. Ce 3 mars, le procureur général a annoncé que les préparatifs pour l’exécution de dix autres condamnés étaient …

… quasiment bouclés. Parmi eux se trouvent six étrangers dont les gouvernements multiplient les démarches auprès de Djakarta afin que les autorités fassent surseoir aux exécutions. Cette actualité se développe en prenant pour acquis que l’opinion publique indonésienne est favorable à la peine de mort comme outil de lutte contre le trafic de drogue.

Sur un plan politique, de multiples analyses dans la presse indonésienne comme étrangère expliquent les raisons supposées que le président Joko Widodo a à se montrer inflexible sur l’application de la peine de mort. Certains mettent en avant le fait que le président, premier chef de l’Etat de l’Indonésie démocratique à n’avoir aucun lien avec le passé dictatorial du pays, doit montrer son aptitude à la fermeté par une attitude inflexible et doit prouver son insensibilité aux pressions, qu’elles viennent de l’intérieur ou de l’extérieur de l’archipel. Et tous de tenir pour acquis que l’opinion publique est majoritairement favorable de la peine capitale.

Toutefois, rien n’indique qu’existe un consensus en Indonésie sur la peine de mort. Interrogé par l’agence Ucanews, le politologue Yohanes Sulaiman précise qu’il n’existe aucune étude fiable sur l’opinion des Indonésiens au sujet de la peine capitale. Il estime que les réponses à un éventuel sondage sur le sujet différeraient sans doute grandement en fonction de la manière dont seraient formulées les questions. Il ajoute que ces dernières semaines, les médias indonésiens ont cantonné la question de la peine de mort à la sanction des trafiquants de drogue et à la capacité du pays à résister aux pressions de ses partenaires, notamment de l’Australie voisine.

Dans un contexte de nationalisme exacerbé par chacune des déclarations du Premier ministre australien en vue de tenter de sauver les deux ressortissants australiens qui doivent être passés par les armes dans les 72 heures, le président Widodo ne peut plus reculer ou se dédire sur ces questions.
« Je tends à penser que Jokowi (le surnom du président) veut se forger l’image d’un leader fort, endossant les habits de Père de la nation », explique encore Yohanes Sulaiman, professeur à l’Université indonésienne de la défense nationale. Or, la cruelle ironie de cette histoire est que, selon lui, la plupart des Indonésiens ne font pas de l’application de la peine de mort une priorité ; la population est plus intéressée par la lutte contre la corruption, mesure qui figurait en bonne place dans le programme du candidat Widodo. Autrement dit, poursuit l’universitaire, « Jokowi ne va pas accroître sa cote de popularité [en faisant exécuter les condamnés à mort] » ; et il n’a rien à gagner dans ce piège qu’il s’est tendu à lui-même car désormais « s’il gracie les condamnés ou fait surseoir à leur exécution, les gens diront qu’il est faible (…) ; au final, il n’a rien à gagner dans cette affaire », conclut Yohanes Sulaiman.

Du côté des responsables religieux, les avis sur la peine de mort sont partagés. Le président de la Nahdlatul Ulama, la plus importante organisation musulmane de masse du pays, a déclaré que les trafiquants de drogue devaient encourir la peine de mort. « L’impact de ces crimes est considérable ; c’est pourquoi nous choisissons de recommander la peine la plus lourde contre les trafiquants de drogue car cela peut diminuer le nombre des gens qui tombent dans l’addiction aux drogues », a ainsi déclaré Said Aqil Siradj.

Philip K. Widjaya, secrétaire général du Conseil indonésien des communautés bouddhistes – une religion qui rassemble à peine plus de 1 % des Indonésiens –, a déclaré : « Nous ne voulons pas qu’un petit nombre de personnes nuise à un grand nombre de personnes ; c’est pourquoi nous ne voyons pas d’inconvénient à ce que la peine de mort soit appliquée. »

Il n’y a guère que du côté des chrétiens que l’opposition à la peine capitale soit unanime. Le 25 décembre dernier, l’archevêque de Djakarta et président de la Conférence épiscopale, Mgr Ignatius Suharyo, avait nettement dénoncé le projet du président Widodo de renouer avec les exécutions. Depuis, d’autres voix catholiques ont mis en exergue le fait que personne, y compris l’Etat, n’a le droit de prendre une vie ; elles ont insisté pour dire qu’il fallait compter sur la capacité des criminels à se repentir et à changer. Le 27 février dernier, la Commission ‘Justice et Paix’ de la Conférence épiscopale a publié un communiqué en ce sens.

L’Eglise catholique locale se montre toutefois soucieuse de faire évoluer en douceur les consciences, comme en témoigne le texte ci-dessous publié le 21 janvier dernier dans les colonnes de Kompas (‘Boussole’), le plus grand quotidien du pays publié en indonésien. Son auteur est le P. Franz Magnis-Suseno, jésuite indonésien d’origine allemande et professeur de philosophie sociale et d’éthique à l’Ecole supérieure de philosophie Driyarkarya de Djakarta.

La traduction française est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

Peine de mort

L’exécution [le 18 janvier 2015] de six condamnés à la peine de mort pour cause de trafic de drogue – cinq parmi eux sont des étrangers – a suscité de vives réactions dans les pays concernés. A mon avis, ces réactions ne doivent pas trop nous préoccuper. L’exécution de la peine de mort a été faite dans le cadre de la loi en vigueur. Il n’y a pas de distorsion de ce côté-là. C’est bien nous-mêmes qui décidons comment les lois qui ont cours dans notre pays doivent être appliquées.

Cependant, qu’on le veuille ou non, ces exécutions font surgir une question de principe : la question concernant la vérité morale de la peine de mort. Pour répondre à cette question, il n’est pas besoin de prêter attention à ce que pensent les autres, notre réponse doit émerger de notre conscience. Quoiqu’en pensent les autres pays, nous devons améliorer notre système judiciaire et le nettoyer de tout ce qui n’est pas éthique, vrai et humain.

Je veux présenter quatre raisons qui, selon ma conviction, fondent le refus de la peine capitale. La première est que notre système judiciaire n’est pas exempt de corruption. Comment pouvons-nous accepter la peine capitale décidée par une instance dont la probité n’est pas assurée !

La deuxième est de principe. La peine capitale est une peine qui ne peut être révisée et retirée après son exécution. Or, il y a toujours un risque d’erreur. Le meilleur système ne peut garantir à 100 % que la décision prise n’est pas entachée d’erreur.

La troisième concerne la dignité humaine. Tuer quelqu’un, sauf en cas de légitime défense ou de conflit militaire déclaré, ne relève pas de la décision humaine. Ce n’est pas nous qui avons décidé d’entrer dans cette vie et ce n’est pas à nous non plus de décider d’en sortir. Donc, condamner à mort un malfaiteur est comme un camouflet infligé à Celui qui nous gratifie de la Vie. Pas moins !

Peut-être y en a-t-il qui diront : la peine capitale n’est-elle pas depuis longtemps pratiquée dans tous les Etats et communautés humaine de ce monde, et n’est-elle pas acceptée par toutes les religions ? On ne peut accepter cela, c’est un argument sans force. Qu’une action (la peine de mort) soit acceptée par la majorité des gens ne signifie pas que cette action est bonne et vraie. Il en va de même avec le fameux « vox populi vox Dei » (‘la voix du peuple est la voix de Dieu’). Il est clair que la voix populaire n’est pas la voix de Dieu. Comme si nous ne savions pas que le peuple peut se tromper, que le cœur des gens peut être rempli de vengeance, de haine et de jalousie !

Ce n’est pas parce que cela fait longtemps que la peine capitale n’a pas été remise en question, qu’il faille la décréter vraie. Cette non-remise en question est peut-être due au fait que le cœur de l’homme est endurci et brutal. Comme l’instinct est fait de vengeance, il faut donc du temps à l’homme pour prendre conscience qu’il n’a pas le droit de tuer. En fait, petit-à-petit, l’homme prend conscience, se sent plus responsable et commence à comprendre que la peine de mort ne relève pas de sa compétence au plan moral.

Il y a eu cette loi « œil pour œil, dent pour dent » (lex talionis, dans le Pentateuque). Cependant, en ce temps-là, il y a 3 000 ans, cette lex talionis a pu être considérée comme un progrès dans le fait de changer le caractère grossier du cœur de l’homme. En ce temps-là, si quelqu’un frappait quelqu’un en lui occasionnant la perte d’un œil ou d’une dent, il était tué. La loi du talion a mis une limite. Si ton œil est blessé, tu n’as pas le droit de tuer ; tu peux seulement blesser l’œil de ton agresseur. Aujourd’hui, nous avons encore progressé et, si l’œil de celui qui a blessé l’œil d’autrui est blessé de retour, nous trouvons cela barbare.

Il nous faut donc constater qu’il y a un progrès dans la démarche humaine, que celle-ci peut évoluer, affiner son caractère grossier et en sortir. Et c’est très précisément ce qui dit le deuxième Sila du Pancasila : une humanité juste et civilisée (1). La peine capitale ne peut pas être considérée comme civilisée.

Si, dans les religions d’antan, la peine de mort n’était pas exclue, mais appliquée pour des cas d’extrême gravité, cela doit aussi être compris dans l’effort pour affiner le cœur de l’homme. Au lieu qu’une faute, quelle qu’elle soit, soit vengée par un meurtre, la peine de mort – qui ne pouvait pas encore être définitivement supprimée étant donné le caractère encore grossier du cœur humain – était réservée à ceux ayant commis des délits extrêmement graves.

Voici ce qu’il nous faut comprendre : l’homme en est arrivé à considérer la peine capitale comme incorrecte et non voulue par le Seigneur. On peut aussi dire : le Seigneur est patient à l’égard de notre cœur grossier, mais pas pour toujours. On peut encore ajouter : selon nombre de spécialistes en la matière, la peine de mort, pratiquement, ne fait pas reculer le crime. Son effet n’est pas probant.

On peut encore ajouter quelques considérations. En Indonésie, des personnes ont été exécutées plus de dix ans après leur condamnation à mort (dont notamment celle qui ont été accusées d’avoir pris part au coup d’état (G30S/PKI) communiste). Une telle exécution n’a plus rien de légitime.

Enfin, il est à noter que l’Indonésie s’est retenue assez longtemps avant de condamner quelqu’un à mort. La peine capitale n’est plus une peine habituelle. La logique évidente est de stopper définitivement la peine capitale. Supprimer de notre Code pénal la peine capitale n’a rien à voir avec ce que font les autres pays. C’est notre dignité de nation civilisée qui en est la cause.

Franz Magnis-Suseno
Rohaniwan, Guru besar di sekolah Tinggi Filsafat Driyarkarya.

(eda/ra)