Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La liberté religieuse en Inde

Publié le 17/04/2014




Depuis le 7 avril dernier et jusqu’au 12 mai prochain, les 814 millions d’électeurs indiens sont invités à renouveler Lok Sabha, la Chambre basse du Parlement. La possible défaite du Parti du Congrès et de la coalition au pouvoir depuis 2004 ainsi que la probable victoire …

… de l’Alliance démocratique nationale dominée par le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien) inquiètent les minorités chrétiennes et musulmanes.

On lira ci-dessous un état des lieux des relations intercommunautaires ainsi que, sur la question de la liberté religieuse, une analyse de la complexité du jeu politique indien caractérisé par la tension entre une Constitution nationale de type laïc et les législations et pratiques idéologiquement marquées de bien des Etats particuliers.

Membre de la Compagnie de Jésus, le P. T. K. John est professeur émérite de théologie systématique à l’Institut de théologie de Vidyajyoti, à Delhi. Il s’est notamment investi dans le dialogue interreligieux et travaille aussi au Conseil national de l’Union populaire pour les libertés civiles. Il a publié plusieurs livres et un grand nombre d’articles. Celui-ci a été traduit de l’anglais par le P. Jean-Michel Jolibois, spiritain, et est paru dans le n° 214 daté de mars 2014 de la revue Spiritus.

 

La liberté est à l’esprit humain ce que l’air est à l’oiseau qui vole ou ce que l’eau est au poisson. Mais l’histoire de la liberté au cours des âges nous fait penser à la situation d’un oiseau en cage. Bien que constamment supprimée, réprimée ou étouffée par ceux qui exercent un pouvoir aveugle, la liberté ne cesse de relever la tête et de rompre ses liens. La liberté religieuse est l’une des expressions de la liberté humaine, probablement la plus fondamentale. Sa place en Inde et la manière dont elle s’y exerce, tel est l’objet de cet article.

Ecrire sur la liberté religieuse en Inde nécessite de faire preuve de modestie et de réalisme. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la société contemporaine a une notion assez complexe de la liberté religieuse, notion élaborée à la suite de longues luttes. Ensuite la liberté religieuse est une expression de la liberté humaine elle-même. Tout comme les valeurs démocratiques d’égalité, de justice, de primat de la dignité et des droits des personnes ne sont pas négociables, ainsi la valeur de liberté. Ce n’est qu’avec précaution qu’on peut appliquer des critères transculturels à une évaluation de la situation en Inde.

En troisième lieu, il y a une corrélation entre liberté et démocratie. Là où la démocratie est dans une phase d’expérimentation, la liberté sera elle aussi à l’essai. Pour qu’un citoyen puisse pratiquer sa religion, sa liberté ne doit pas rencontrer d’obstacles. Elle ne peut tolérer de coercition ni de la part d’individus, ni d’institutions ou structures sociales, ni de gouvernements. Cela peut paraître utopique. Mais la liberté religieuse est un idéal qu’il faut toujours porter haut, à la manière du flambeau que brandit la statue de la liberté à l’intention des navigateurs. Dernière raison à cette nécessaire modestie : le pays est trop vaste et les religions trop nombreuses pour permettre une approche exhaustive.

Quatre faces avec leur couleur propre

Je suggère de symboliser les quatre faces ou aspects de la liberté religieuse en Inde par une gradation de couleurs. Cela va du vert (satisfaisant) au gris (tolérable), puis au jaune (préoccupant) et enfin au rouge (danger !). Ce genre d’échelle me paraît l’image la plus adaptée pour décrire un phénomène culturel complexe comme celui de la liberté religieuse.

Là où prévaut le vert

Tout d’abord, l’Inde a hérité d’un ensemble complexe de caractères culturels légués par neuf traditions religieuses différentes vivant côte à côte. Quatre d’entre elles, l’hindouisme, le jaïnisme, le bouddhisme et le sikhisme, ont leur origine en Inde. D’autres, le judaïsme, le christianisme, l’islam et les religions zoroastriennes, sont nées hors de l’Inde mais elles y sont entrées et s’y sont installées comme chez elles. Les communautés baha’i et ahmadi font aussi partie du paysage. Ces diverses confessions font de l’Inde la terre des religions avec, comme trait distinctif, le pluralisme. Dans ce contexte de diversité et de pluralisme, la liberté religieuse a commencé à percer, mais elle s’accompagne aussi de tensions.

En second lieu, de nombreux responsables religieux ou politiques, tels les empereurs Asoka (un Hindou (1) devenu Bouddhiste) et Akbar (un Musulman), des réformateurs comme Kabir, Jawaharlal Nehru, Rabindranath Tagore, Mahatma Gandhi ou d’autres leaders éclairés dans un passé plus récent, ont érigé en valeur la diversité. Leur influence se fait encore profondément sentir.

Troisièmement, des pratiques religieuses populaires communes à l’ensemble de la population ont régulièrement eu cours. L’une d’elles, par exemple, qui s’est largement répandue c’est la fréquentation, de la part de fidèles d’autres religions, de tombeaux et de centres de pèlerinages appartenant à une religion particulière. Des croyants d’une tradition religieuse peuvent participer sans difficulté à des célébrations festives d’autres traditions. Un autre élément positif est le fait que les livres de textes des écoles et collèges propagent une information de base sur les religions indiennes. A travers eux, beaucoup apprennent à connaître les diverses religions, leurs écritures, leurs rituels, leurs leaders, leurs fêtes et leurs centres religieux les plus fameux. Une précoce initiation des jeunes esprits au pluralisme favorise son développement.

La Constitution de l’Inde

En dernier lieu, et c’est capital, la Constitution de l’Inde pose la liberté religieuse comme l’un de ses fondements. Trois articles traitent de cette liberté de façon spécifique. L’article 25 est ainsi libellé : « Dans les limites dictées par l’ordre, la moralité et la santé publics, et dans le respect des autres dispositions ci-incluses, toute personne a un droit égal à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et diffuser librement sa religion. » (2). L’article 26 accorde la liberté de gérer des affaires relatives à la religion, de fonder et de faire fonctionner des institutions de ce type : « Dans les limites dictées par l’ordre, la moralité et la santé publics, toute dénomination religieuse ou partie de celle-ci a le droit de créer et de faire fonctionner des institutions à but religieux ou charitable, de gérer ses propres affaires en matière de religion, de posséder et d’acquérir des biens meubles et immeubles et de les administrer en conformité avec la loi. » (3).

Par ailleurs, du point de vue de son identité, l’Inde s’est constituée en Etat « séculier » ou « laïc » (secular). Cela implique tout d’abord qu’il n’y a pas de religion d’Etat ; deuxièmement, que toutes les religions sont égales devant la loi ; troisièmement, que chaque citoyen est libre de professer, pratiquer et diffuser sa propre foi, dans les limites du respect de l’ordre public. En vue de faire appliquer les dispositions stipulées par la Constitution, on a mis sur pied la Commission nationale pour les minorités qui a pour tâche de se préoccuper des droits et libertés de ceux-ci. Notons enfin que la plupart des médias, beaucoup d’organisations pour les droits humains ainsi que de nombreux membres de la société civile veillent attentivement à la défense de la liberté de tous. D’une façon globale, on peut dire que l’Inde offre un visage social de type multi-religieux que la constitution régule en assurant la liberté religieuse à tous les citoyens.

Une zone dans le gris

Mais l’histoire moderne de l’Inde est aussi faite de tensions, de pressions, d’affrontements et même de violences aux frontières des identités religieuses, raciales, sexuelles et sociales. Les relations entre communautés religieuses ont été marquées par des controverses, des démarches apologétiques et même des affrontements acharnés. Les revendications identitaires ont mis l’harmonie à rude épreuve. Il existe de subtils conditionnements inhérents à la structure sociale indienne, plus précisément hindoue, qui peuvent affecter l’exercice des libertés. Trois ensembles de conditionnements de ce genre peuvent être identifiés.

Il y a tout d’abord une mentalité issue de la culture de soumission à l’ordre monarchique multimillénaire. Le monarque était le protecteur du dharma (domaine éthico-religieux), du karma (rituel prescrit) et du rashtra (Etat). La religion de la royauté était aussi celle des sujets. Une double soumission était donc exigée de chacun de ces derniers : soumission aux ordres du monarque et à sa religion (dharma).

Il y a ensuite de subtiles interdictions attachées à certaines législations récentes. Le professeur Tahir Mahmood, ancien président du Comité de révision du droit indien (Law Commission of India) et professeur de droit à l’Université de Delhi, en a repéré quelques-unes implicitement présentes dans les décrets d’application, de 1955-1956, de la loi sur le mariage entre Hindous (Hindu-law). Il met en évidence plus d’une dizaine de lourdes sanctions pénales au cas où un Hindou (ou Bouddhiste, ou Sikh ou Jaïn) se convertit à l’islam ou au christianisme. Donnons-en ici deux exemples. « Au cas où le fils ou la fille unique d’un Hindou embrasse l’islam ou le christianisme, ses parents peuvent considérer cela comme une mort civile et adopter, selon le cas, un fils ou une fille (s’ils y sont par ailleurs habilités). » Et encore : « Au cas où une épouse hindoue se fait chrétienne ou musulmane, son mari n’est pas tenu de lui verser une pension alimentaire. Mais si un homme marié quitte l’hindouisme, c’est une raison suffisante pour que son épouse puisse exiger de lui une pension sans qu’il y ait cohabitation. » (4).

Tahir Mahmood observe : « Les sanctions encourues par un Hindou (ou Bouddhiste, ou Sikh ou Jaïn) converti au christianisme ou à l’islam, en vertu des lois promulguées par notre Parlement pendant la première décennie de notre indépendance, sont vraiment lourdes. » (5). Les implications de tout cela sont limpides : il y a restriction virtuelle de l’exercice de la liberté de conscience ; ces lois contiennent des dispositions dans ce sens. On vous décourage de quitter le bercail. L’auteur conclut son analyse : « Ce n’est rien de moins qu’un militantisme juridique contre la reconnaissance constitutionnelle de la liberté de conscience. » (6). Il met en évidence l’objectif masqué : une réprobation par la communauté majoritaire de la conversion d’un Hindou, Bouddhiste, Jaïn ou Sikh à l’islam ou au christianisme (7). Le cadre limité de ce bref article ne permet pas d’y exposer tout l’arrière-fond religieux amenant à de telles positions.

Affaiblissement de la Constitution

Un troisième ensemble de conditionnements et contraintes affecte encore plus gravement l’exercice de la liberté de conscience. Évoquons-les brièvement. Le système social des castes est clairement discriminatoire. Cela a entraîné chez les « hors castes » (« intouchables ») certaines incapacités se traduisant par un retard dans le développement économique, social, politique et culturel. Pour y remédier, la Constitution indienne s’est dotée de dispositions dites de « discrimination positive » (Affirmative Action) réservant à ces personnes des emplois dans l’administration et des places dans les instituts d’éducation. C’était une sorte de mesure de réparation pour les aider à dépasser l’inégalité sociale et l’arriération historique dont ils étaient victimes.

Mais, en 1950, un décret présidentiel y apporta des restrictions : « Aucun adepte d’une religion autre que la religion hindoue ne peut être considéré comme membre de ʺcaste répertoriéeʺ (Scheduled Caste) (8). » Le privilège accordé aux victimes du système des castes était donc strictement réservé aux « hors castes » et aucun converti à l’islam ou au christianisme ne pouvait en bénéficier. En conséquence, un membre de « caste répertoriée » désireux de se convertir librement à l’islam ou au christianisme ne peut profiter de cette mesure. Aujourd’hui des millions de personnes appartenant à ces castes et devenues musulmanes ou chrétiennes s’élèvent contre cette contradiction : l’Etat professe une neutralité religieuse, mais c’est en fonction du critère de l’appartenance religieuse qu’il intervient pour refuser un avantage offert par la Constitution ! La liberté de religion est une fois de plus édulcorée.

Deux amendements votés par le Parlement indien, en 1956 et en 1990, ont élargi le bénéfice de cette mesure aux Sikhs et aux Bouddhistes. En sont restés exclus les Musulmans et les Chrétiens originaires de ces « castes répertoriées ». La limitation concernant l’exercice de la liberté religieuse demeure. Le décret présidentiel a transformé la liberté religieuse intégrale affirmée par la Constitution en une liberté relative. Ces restrictions apparemment anodines viennent compromettre ce qui avait été constitutionnellement garanti. Le combat continue pour rectifier ce qui est faussé.

Du jaune à un rouge sinistre

Considérons maintenant une autre conséquence du système des castes affectant gravement la liberté religieuse. Nous arrivons ici dans le jaune. La société hindoue, hiérarchiquement structurée avec ses quatre castes, exclut de son domaine les « castes répertoriées ». Et du moment que les fondements de cette organisation sociale se trouvent dans l’Ecriture, la soumission aux lois et prescriptions d’une caste particulière s’impose à chacun de ses membres. Aucune disposition n’est prévue permettant de s’en émanciper et d’opter pour une autre caste de son choix. De telles prescriptions restrictives forgent donc un conditionnement mental défavorable qui vient empêcher la saine réflexion devant précéder toute vraie décision, caractéristique d’une personne libre.

Mais il y a encore un autre ensemble d’obstacles à une authentique liberté religieuse. Et là, on passe dangereusement au rouge. Une détérioration du ton et de l’humeur dans les rapports sociaux a commencé à se faire sentir en Inde. Le pluralisme est entré dans une zone de turbulence. La voix criarde des revendications et déclarations identitaires venant des communautés culturelles et religieuses est venue couvrir celle du pluralisme. Dans les siècles passés, la loi de l’entropie avait semblé donner lieu à une interaction créative entre les communautés religieuses. Mais sur leurs interfaces des murs ont commencé à s’élever. Ces tendances ont alimenté l’aberration socioculturelle moderne connue sous le nom de fondamentalisme religieux. Dans la mesure où celui-ci s’insinue dans les nombreux secteurs de la société, l’espace où peut s’exercer la liberté de religion se rétrécit.

Diverses branches de l’hindouisme avaient été en opposition avec les deux religions sémitiques présentes en Inde, l’islam et le christianisme. L’origine du christianisme en Inde remonte au premier siècle. Mais au nord il a été assimilé aux colonisateurs. Cela traîne encore dans l’esprit des gens de cette région qui, à tort, continuent à le tenir pour une religion étrangère. La première phase de la présence de l’islam en Inde, celle des commerçants, a été bien accueillie. Mais ses conquêtes militaires se sont montrées désastreuses. En outre, les différences marquées au niveau de leur vision du monde ont contribué à accentuer les tensions entre les religions sémitiques et celles de l’Inde. Celle qui s’est développé en particulier au sein des relations entre l’islam et l’hindouisme a dégénéré, provoquant des conflits intercommunautaires sanglants et, par la suite, la partition de la péninsule indienne. Cela n’a pas empêché les tensions de se poursuivre et cela dure jusqu’à aujourd’hui. La colère de quelques partisans d’un réveil identitaire hindou (Hindu revivalists) a pris pour cible Chrétiens et Musulmans.

Des évolutions inquiétantes

Evoquons tout d’abord quelques cas d’atteintes majeures à la liberté religieuse. Le souvenir de quatre événements particulièrement abominables hante encore la mémoire nationale et, de façon singulière, celle des personnes qui les ont vécus. Il y a eu les émeutes populaires violentes organisées contre la communauté sikh en 1984. Puis celles de 2002 contre les Chrétiens appartenant à des « groupes tribaux » (Tribal Christians) du district de Dangs et celles contre les Musulmans, toutes deux dans l’Etat du Gujarat. Ensuite les émeutes de 2007 ainsi que celles de 2008 contre les Chrétiens « tribaux » du district de Kandhamal, dans l’Etat d’Orissa (depuis 2011 : Odisha). Ces agressions sanglantes ont été suivies par de nouvelles violences perpétrées contre la communauté chrétienne de Mangalore et de Bengaluru (Bangalore), dans l’Etat de Karnataka. Après cela, pendant encore une année, il a été rapporté à plusieurs reprises que, dans des Etats comme le Karnataka, des groupes fanatisés ont envahi des maisons particulières et des églises, interrompu des rassemblements de prière en accusant les Chrétiens de pratiquer des conversions forcées. Des faits de ce genre ont eu lieu dans de nombreux Etats. La même tendance se poursuit aujourd’hui, comme le montrent les émeutes intercommunautaires de Muzzafarnagar en 2013, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh. Nous ne ferons pas ici le décompte des personnes tuées lors de ces pogroms, des enfants rendus orphelins, des femmes violées ou ayant perdu leur mari, des victimes contraintes à s’enfuir pour vivre dans des camps de réfugiés, des nombreux lieux de culte, écoles, foyers et centre de services communautaires réduits en cendres ainsi que des maisons de commerce saccagées.

Un schéma récurrent

Les observateurs mettent en évidence un schéma récurrent dans le scénario de ces événements inqualifiables. Tout d’abord, les attaques sont planifiées avec soin et exécutées avec précision. En second lieu, les médias en font bien souvent des reportages dénués d’objectivité, sélectifs et parfois même provocateurs. Ensuite, la plupart du temps, les forces de l’ordre sont lentes à intervenir ; ou alors elles se contentent d’observer passivement ce qui se passe ; ou bien encore, dans certains cas, elles se mettent du côté des agresseurs. Plus étrange encore, ce sont les victimes, et non les coupables, qui sont arrêtées et accusées de provoquer du désordre. Quatrièmement, l’administration se montre souvent inefficace, incapable d’intervenir rapidement. Enfin, l’action judiciaire est le plus souvent défectueuse et la justice fuyante et évasive. Alors qu’elle est censée défendre les droits de chaque citoyen, la Constitution se révèle n’être en fin de compte d’aucun secours pour les victimes. La répétition du schéma qu’on vient d’évoquer ne laisse rien présager de bon pour la liberté religieuse en Inde.

Dans son rapport intérimaire, le jury du Tribunal populaire national appelé à se prononcer sur les violences de Kandhamal formule l’observation suivante : « La violente intimidation de la communauté chrétienne assortie de sanctions sociales contre la pratique du christianisme, la destruction et la profanation de lieux de culte, les conversions forcées à l’hindouisme, le meurtre et la torture des victimes et des survivants pour leur refus de renier leur foi, tous ces actes s’inscrivent en violation des garanties constitutionnelles du droit à la vie, à l’égalité et à la non-discrimination, ainsi que du droit à la liberté religieuse. » (9).

Mesures restrictives de la part de certains Etats

La Constitution de l’Inde accorde une pleine liberté (absolute freedom) de religion : liberté de croire, de pratiquer et de propager sa religion. Mais cinq Etats indiens l’ont partiellement assortie de conditions. Croire : oui ; pratiquer : oui ; propager : à certaines conditions. Pour propager sa foi religieuse en amenant quelqu’un à abandonner sa propre foi et à opter pour une autre, il faut se conformer à des dispositions détaillées introduites par les législations de ces Etats. Trois d’entre eux ont voté des lois à ce sujet et obtenu l’approbation du Président indien ; deux autres attendent encore cette approbation. La voie tracée par certaines de ces dispositions est un vrai labyrinthe. Si un Hindou convaincu veut embrasser une des religions sémitiques, sa démarche est virtuellement compromise par les prescriptions législatives en question.

Par exemple, la Loi sur la liberté religieuse de l’Etat d’Orissa, datant de 1967, a cette formulation : « Nul ne convertira ni ne tentera de convertir quiconque, de façon directe ou non, d’une foi religieuse à une autre, ni par force, ni par incitation (inducement), ni par un quelconque moyen frauduleux ; et nul n’encouragera pareille conversion. » (10). Les lois votées par l’Etat du Madhya Pradesh en 1968 et par celui de l’Arunachal Pradesh en 1978 sont à peu près identiques. L’Etat de l’Himachal Pradesh s’est lui aussi doté d’une loi comparable. Les États du Gujarat et du Rajasthan ont fait voter des lois encore plus strictes et assorties de peines encore plus sévères en cas d’infraction ; mais ils attendent toujours l’approbation du Président de l’Inde.

Une notification venant du ministère de l’intérieur de l’Etat d’Orissa, datée de 1989, établit une liste détaillée des procédures à suivre par le juge de district au cas où un citoyen veut quitter sa religion et en adopter une autre. Une peine sévère est liée à toute violation de ces prescriptions par la personne qui se convertit ou par le prêtre qui préside la célébration religieuse.

Question sans réponse

Que veulent dire ces mesures prises par les Etats de l’Inde démocratique et séculière ? Si les Etats ont légiféré, c’est que les représentants du peuple l’ont demandé. Une majorité de gens appartiennent à la communauté hindoue. Et des secteurs entiers de cette communauté sont soumis à des pressions pour passer d’une conception pluraliste à une conception de la religion unique. Les tendances repérées ici sont des indicateurs supplémentaires des contraintes qui s’exercent de façon croissante sur la liberté religieuse.

A propos de ces mesures, le professeur Tahir Mahmood, ancien président du Comité de révision des lois indiennes comme nous l’avons signalé, formule l’observation suivante : « Indubitablement, dans la loi indienne sur les « castes répertoriées », il y a une forte incitation à ne pas renier l’hindouisme et, pour ceux qui l’ont quitté et pour leurs descendants, à y revenir. Si une démarche consistant à tenter d’amener quelqu’un, par une manœuvre d’incitation ou d’attraction (inducement or allurement), à embrasser une nouvelle religion est jugée illégale, on peut légitimement se demander sur quelle base légale peut s’appuyer la démarche consistant à engager quelqu’un, par une manœuvre d’incitation ou d’attraction, à ne pas quitter sa religion d’origine ou à y revenir. » (11). La question est pertinente. On attend toujours la réponse.

Partialité chez des agents de l’administration

Un nombre croissant de fonctionnaires de la police, de la bureaucratie, de l’administration judiciaire, de la défense nationale ou d’autres services se laissent influencer par l’idéologie hindoue de droite favorable à un Etat « hindou ». Lorsque des membres des deux communautés religieuses minoritaires les approchent pour une autorisation requise en vue de construire des lieux de culte ou des installations de service, leur démarche rencontre souvent froideur, atermoiement ou refus.

Certains faits inquiétants ont été rapportés. Des Chrétiens, rassemblés pour la prière, la catéchèse ou la célébration de fêtes religieuses, ont été agressés ; leur assemblée a été perturbée et des objets de culte profanés. Lorsqu’il est fait appel à l’aide des autorités chargées de faire appliquer la loi, leur réponse est tout à fait surprenante et décourageante. Souvent, les services de police désignés interviennent trop tard. Ou alors ils ne prennent pas les mesures légales appropriées contre les fauteurs de troubles. Parfois la police se substitue à la magistrature et rend la « justice » en arrêtant les victimes plutôt que les agresseurs sur la base d’accusations de « conversion forcée ». Des plaintes portées à un niveau hiérarchique supérieur ne sont pas toujours prises au sérieux. De tels agissements de la part de groupes fanatiques illuminés, et même de certains éléments des forces de l’ordre, constituent une sérieuse entrave à la liberté d’exercice des religions. Ce sont des événements de mauvais augure qui laissent planer une menace croissante sur la liberté religieuse.

Inertie de l’Etat

Lors des violences dont ils ont été victimes en 2008 dans l’Etat d’Orissa, des Chrétiens « tribaux » ont subi, de façon organisée et ouverte, des pressions pour revenir par groupes entiers à la foi hindoue. Pour se convertir à une autre religion que l’hindouisme, une autorisation de l’Etat est donc requise ; mais aucune autorisation n’est requise pour bien pire que cela : prendre à partie les victimes, non les agresseurs, pour qu’ils reviennent à leur religion d’origine !

« Des témoignages ont fait état de pressions exercées sur des Chrétiens, au cours des violences et par la suite, pour qu’ils se convertissent à l’hindouisme comme condition pour pouvoir retourner dans leur village. À notre connaissance, l’administration n’a pris aucune mesure à l’encontre des coupables, ni en vertu du droit criminel ni en vertu de la Loi sur la liberté religieuse de cet Etat. » (12). Des témoignages similaires sont venus de l’Etat du Madhya Pradesh. L’explication apportée pour justifier ces faits a été : « retour à la religion d’origine » (ghar vapasi). Les législations restent muettes sur la question (13).

Une explication possible

Lorsqu’elle est devenue une nation libre, l’Inde a fait le choix, pour sa démocratie parlementaire, du modèle de Westminster. Ce qui est central dans ce type de démocratie, c’est la dynamique majorité/minorité entre les partis politiques qui exercent le pouvoir. En Inde, ce modèle se trouve face à un problème particulier. La majorité politique qui forme le gouvernement après les élections peut très bien être aussi la majorité religieuse, c’est-à-dire les Hindous. Les intérêts de la majorité religieuse peuvent facilement être transférés au parti politique chargé de gouverner le pays.

Un tas de raisons sont avancées pour expliquer le développement d’un hindouisme de droite : que les deux religions sémitiques sont d’origine étrangère ; qu’elles se sont montrées lentes à accepter et assimiler les valeurs et pratiques religieuses et culturelles de l’Inde ; qu’elles n’ont accordé que bien peu d’estime aux religions, mœurs et cultures indiennes, etc. L’argument est donc que ces deux religions, qui par ailleurs cherchent à faire des adeptes, peuvent affecter négativement le patrimoine religieux-culturel de l’Inde, sans même parler de l’unité de la nation. Un faible niveau d’instruction peut facilement rendre des personnes perméables à de tels arguments. Il est vrai que les personnes en responsabilité qui sont tant soit peu éclairées s’efforcent réellement de dissiper ce genre d’appréhensions. Certains de ces facteurs pourraient bien se trouver derrière les mesures prises par plusieurs Etats de l’Inde.

Sur cette question de la liberté religieuse, une polarisation s’est opérée au cours de la lutte entre les partisans de la tendance exclusiviste pro-hindou et les tenants d’un pluralisme inclusif. Les premiers ont développé une idéologie visant un Etat indien « hindou », s’opposant à un Etat multi-religieux qui avait la faveur des forces dites « séculières ». Quelques organisations hindoues de droite voulant imposer leur vision à la force de l’épée ont leurs militants actifs sur le terrain. De leur côté, les partisans d’un Etat islamique autonome, mais dans le cadre d’une Inde indivise, se sont eux aussi organisés. Affrontements, violences, émeutes au cours desquels nombre de gens ont perdu leurs biens ou leur vie sont devenus fréquents. De façon plus tardive, dans la mentalité hindoue, les Chrétiens ont commencé à être associés aux Musulmans, comme étant les deux religions indiennes aux racines sémitiques.

On pourrait en terminant résumer les choses de la manière suivante. L’Inde aux religions multiples a entamé son ère d’après l’indépendance sous le signe du pluralisme et de la liberté religieuse. Mais la résurgence du mouvement en faveur d’une religion unique (« One religion only ») gagne actuellement en puissance. Les événements récents constituent des signaux de mauvais augure. L’avenir est incertain.