Eglises d'Asie

En provenance du Japon, un portrait novateur du Pape Benoît XVI

Publié le 30/09/2015




Au pays du Soleil Levant, un récent essai « Renouveller le christianisme en Europe » propose une analyse originale de Joseph Ratzinger, théologien et pape. Il a été écrit par Konno Hajime, spécialiste de l’histoire et de la culture allemandes. Son titre latin est : Renovatio Europae Christianae. Et c’est à Sandro Magister, vaticaniste de l’hebdomadaire…

… italien L’Espresso, que nous devons d’avoir repéré ce livre.

Renovatio Europae Christianae
par Sandro Magister
(La traduction française est de Charles de Pechpeyrou.)

 

Après plus de deux ans de règne de François – peut-être le souverain pontife le plus populaire de toute l’histoire –, un livre important publié dans un pays lointain, le Japon, dresse le portrait non pas du pape actuel mais – c’est une surprise – de l’homme humble et maltraité qu’est son prédécesseur.

Par son histoire et sa culture, le Japon est éloigné de l’Europe, et plus encore de cette Europe chrétienne en laquelle l’auteur voit la clé qui permet de comprendre le pontificat de Benoît XVI. Cela apparaît dès le titre, qui est en latin : Renovatio Europæ Christianæ.

Pourtant, c’est justement cet éloignement du point d’observation qui donne son originalité au livre. Benoît XVI a reçu le volume en cadeau, il en a lu la longue synthèse en allemand qui lui a été préparée par l’auteur et l’a trouvée « surprenante» et novatrice. Parce que ce texte n’a pas été conçu et rédigé « par quelqu’un qui fait partie de la communauté de foi, ni selon le point de vue de mes adversaires, mais par quelqu’un qui se trouve en un troisième lieu, à l’extérieur. »

L’auteur a pu lire cette phrase dans le message manuscrit de remerciement que le pape émérite lui a fait parvenir via la nonciature de Tokyo. Cet auteur s’appelle Konno Hajime. Agé de 42 ans, il est agnostique, bien que descendant d’une famille de foi chrétienne orthodoxe. Entre 1998 et 2002, il a étudié l’histoire et la culture germaniques à l’université Humboldt de Berlin, et, dès cette époque, il s’est intéressé au Kulturkampf qui a marqué l’histoire de l’Allemagne de la fin du XIXe siècle.

Depuis 2006, Konno Hajime enseigne la civilisation allemande à l’Université de la préfecture d’Aichi (région de Nagoya). A la fin du pontificat de Joseph Ratzinger, il est retourné en Allemagne, à Munich, pour étudier sur place le catholicisme bavarois, notamment les pèlerinages au sanctuaire marial d’Altötting et les processions de la Fête-Dieu. Il a écrit de nombreux ouvrages, dont un livre consacré à Max Weber, qui a été traduit en allemand. Mais son principal ouvrage est désormais ce livre qui, en près de 500 pages, offre pour la première fois au public japonais un portrait raisonné du théologien Ratzinger, sur fond d’histoire de l’Europe : Kyoko Benedikutusu Jurokusei. Kirisutokyoteki Yoroppa no Gyakushu [Benedictus PP. XVI. Renovatio Europae Christianae] (Tokyo, University of Tokyo Press, 2015).

Le livre est d’un grand intérêt, y compris pour les non-Japonais. L’auteur en a écrit une longue synthèse en allemand, que l’on peut lire ici, et dans une traduction en italien (ici).

Selon Konno Hajime, Benoît XIV a « en fait été, par-dessus tout, le pape du ‘logos’ : avec toute la force de sa parole, son arme la plus puissante, il a combattu pour l’Europe chrétienne ». Mais ce qui est encore plus intéressant, c’est le deuxième chapitre de la synthèse du livre. Konno y met en évidence la prétention universaliste de l’Occident contemporain, qui veut imposer ses valeurs au monde entier, en excluant les cultures non occidentales, notamment les cultures asiatiques.

Il en résulte, souligne l’historien japonais, des conflits culturels non seulement en Occident, entre progressistes et conservateurs, mais également en Orient, comme par exemple au Japon entre universalistes et nationalistes.

Et l’Eglise catholique ? Konno répond que le christianisme a certes été, en Occident, la source des valeurs modernes, mais que, aujourd’hui, il est en conflit précisément avec les résultats et les affirmations antichrétiennes de cette modernité. C’est pourquoi l’Eglise catholique est comme un ‘Orient’ en Occident. Et Ratzinger, d’abord en tant que théologien puis en tant que pape, a été un très grand protagoniste, lucide, de cette rencontre/opposition planétaire entre l’Eglise et la modernité.

On lira ci-dessous la partie finale de la synthèse du livre qui a été écrite par l’auteur lui-même. Les notes et renvois bibliographiques, très abondants dans le texte intégral, ont été omis ici. (Parmi les témoins cités dans l’ouvrage figure aussi un Japonais, Satono Yasuaki, ancien étudiant du théologien Ratzinger et actuellement membre du ‘Schülerkreis’, groupe de ses anciens élèves qui se réunit périodiquement à Rome (1).

Un non-conformiste sur la chaire de Pierre
par Konno Hajime

En la personne de Benoît XVI c’est un chef d’Eglise aux principes clairs et à la volonté forte qui est monté sur la scène de la politique mondiale. Le nom de pape qu’il s’était choisi, Benoît, indique qu’il portait sur son temps un diagnostic pessimiste, comparant la situation actuelle et la décadence qui caractérisait la romanité tardive à l’époque de saint Benoît. Déjà, dans l’homélie qu’il avait prononcée à la veille de son élection, le 18 avril 2005, il avait pris clairement position à ce sujet.

L’objectif du pape a été, avant tout, la défense et le renforcement des bases chrétiennes de l’Europe, même si, au cours de son pontificat, la curie s’est également occupée de manière intense des relations avec des pays non européens, comme par exemple les républiques socialistes de Chine et du Vietnam. Benoît n’avait pas l’intention de se soumettre aux valeurs modernes ni de se limiter à gouverner avec soin. Il voulait décider de ce qui devait être changé et de ce qui ne devait pas l’être, toujours à partir de la position de l’Église, et indépendamment de l’esprit du temps. En effet, il ne s’est pas du tout voué à l’anti-modernisme. Il voulait simplement préserver les éléments qu’il considérait comme nécessaires à l’Eglise, sans se préoccuper de savoir s’ils étaient modernes ou pré-modernes. Il a fait retirer du blason pontifical la tiare papale; il a renoncé au titre de « patriarche d’Occident » ; il a abordé avec passion les problèmes d’environnement.

En fait, il a été, par-dessus tout, le pape du ‘logos’ : avec toute la force de sa parole, son arme la plus puissante, il a combattu pour l’Europe chrétienne. Il a ouvert l’Eglise aux moyens de communication les plus récents, y compris YouTube et Twitter, il a réhabilité le latin et la messe tridentine, il a tendu la main à la Fraternité Saint Pie X, il a consolidé la liturgie en tant que concrétisation solennelle des mystères, il a mis l’eucharistie au centre de la vie chrétienne, il a encouragé la distribution de la communion dans la bouche et il n’a pas eu peur, même après les très vives critiques dont son discours de Ratisbonne avait été l’objet, de parler de la violence des islamistes radicaux.

Dans le cadre du mouvement œcuménique, le pape Benoît XVI a choisi avec soin ses interlocuteurs, tels que l’Eglise orthodoxe et l’Eglise anglicane. Avec l’une comme avec l’autre, il a établi de bons contacts, même s’il a invité les dissidents conservateurs anglicans à s’unir à l’Eglise catholique. Le point culminant de l’amitié entre les catholiques et les orthodoxes a été sa rencontre avec le patriarche œcuménique de Constantinople. Benoît XVI s’est en outre rendu en visite en Grande-Bretagne, où il a rencontré à la fois la reine Elizabeth II et l’archevêque de Canterbury, Rowan Williams, et où il a béatifié, à Glasgow, le cardinal John Henry Newman. Il n’a pas été possible d’organiser un voyage en Russie ; toutefois Benoît avait également de bonnes relations avec le patriarche de Moscou, Cyrille Ier , depuis l’époque où celui-ci était métropolite de Smolensk et de Kaliningrad. Mais même si, à l’époque du concile, Ratzinger avait cherché à établir une appréciation positive du protestantisme, le pape Benoît XVI a gardé ses distances par rapport aux « communautés ecclésiales » de la Réforme.

Les progressistes, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Eglise catholique, n’ont pas reconnu au pape le droit d’agir de manière autonome, au-delà de l’esprit du temps. Dans ces milieux, un souverain pontife qui avait pris comme devise cooperatores veritatis était considéré comme un prince de l’Eglise arrogant, insupportable. Ils se sont efforcés par tous les moyens de créer une image négative du pape et ils ont exulté lorsque, de façon inattendue, il a renoncé au souverain pontificat. Parmi ces moyens, l’anti-germanisme a occupé une place importante. La méthode consistant à stigmatiser Ratzinger en tant qu’Allemand, alors qu’il n’a que rarement mis en évidence son identité germanique, ressemble à celle qu’emploient les antisémites lorsqu’ils persistent à accuser les juifs convertis de continuer à être juifs.

En Allemagne, son pays natal, le pape Benoît XVI a toujours été sujet à débats. D’une part son élection a constitué une sorte de choc libérateur. Le fait qu’un Allemand ait été élu pape et que, par conséquent, il soit devenu, pour ainsi dire, l’autorité spirituelle suprême de l’Occident, était en lui-même sensationnel. Des tabloïds britanniques tels que The Sun n’ont pas pu s’empêcher de composer des titres railleurs (« From Hitler Youth to… Papa Ratzi »). A tout cela Benoît a réagi en faisant montre d’un patriotisme bavarois plutôt qu’allemand et en allant visiter, le 28 mai 2006, l’ancien camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Dans le même temps, toutefois, il faisait également ressortir l’importance de l’Allemagne. Les progressistes n’ont négligé aucun moyen pour mettre en évidence le problème des abus sexuels et celui de la Fraternité Saint Pie X, leur objectif étant de saper l’autorité du pape. Les catholiques conservateurs allemands – par exemple ceux qui étaient réunis autour de l’initiative « Deutschland pro Papa » ou dans le « Forum Deutscher Katholiken » – se sont trouvés désarmés face au climat d’anticléricalisme très marqué qui régnait dans l’opinion publique allemande.

Même si Benoît XVI n’avait pas l’intention de le faire expressément, il a, en réalité, mis en discussion le domaine des valeurs modernes. Dans le contexte de sa critique du marxisme, il a apporté son appui à la démocratie parlementaire occidentale ; sans que celui-ci ne soit inconditionnel. Il a refusé fermement d’introduire celle-ci dans l’Eglise, qui est organisée selon un modèle hiérarchique. De même, il portait un regard sceptique sur les sondages d’opinion. Cette distance qu’il prenait par rapport à la volonté populaire ne s’explique pas uniquement par l’expérience du mouvement étudiant qu’il avait vécue au cours des années 1960 ; elle est déjà enracinée dans les distances qu’il avait gardées à l’égard du national-socialisme qui, à son époque, recueillait pourtant des applaudissements soutenus de la majorité de la population. Par ailleurs, il ne partageait pas le jugement optimiste porté sur l’homme actuel et sur les progrès de la société.

Son attitude était dans la ligne du conservatisme social chrétien. Se montrant favorable à la famille et au mariage hétérosexuel, il était en contradiction avec la multiplication des modèles de familles. Mettant l’accent sur le rôle du christianisme en tant que base pré-politique de la démocratie libérale, il s’opposait à la laïcité. Benoît a désapprouvé la critique qui a été faite de l’eurocentrisme et il a réaffirmé les racines chrétiennes de l’Europe. A propos des questions politiques, mais aussi et surtout à propos des questions culturelles, il a pris position et il s’est comporté en défenseur actif de la culture ancienne européenne contre les vagues de la mondialisation.

Le pape Benoît XVI a été un non-conformiste sur la chaire de Pierre. Lorsque, depuis son siège doré, il donnait sa bénédiction en latin, lorsqu’il excommuniait les dissidents, lorsqu’il maintenait l’union de l’Eglise universelle et affirmait l’unicité de la foi catholique, il montrait en effet son côté autoritaire. Il n’est pas étonnant que ses détracteurs, comme Leonardo Boff ou Johann Baptist Metz, l’aient critiqué. Cependant la question peut aussi être envisagée de manière différente, si l’on examine la situation dans laquelle se trouve l’Eglise. Si l’on tient compte de la position dominante qu’occupent les valeurs modernes, l’Église catholique est une minorité opprimée tandis que ceux qui la critiquent appartiennent à la majorité. C’est pourquoi l’attitude autoritaire de Ratzinger était une réaction face à la situation de ce moment-là.

En tout cas, l’esprit combatif n’a été qu’un trait de caractère de Joseph Ratzinger parmi d’autres. Tout en se protégeant, en un certain sens, contre ceux qui le contestaient, il n’a jamais perdu sa disponibilité au dialogue. C’est ainsi qu’il a accueilli amicalement, à Castel Gandolfo, même celui qui le critiquait le plus sévèrement, Hans Küng. Dans ses encycliques, le pape Benoît XVI a traité à de nombreuses reprises des thèmes tels que « l’amour » et « l’espérance ». Il est essentiellement resté un patriote bavarois et il a toujours gardé dans son cœur le même enthousiasme pour la procession de la Fête-Dieu. En ce sens, il ressemble à Lan Ling Wang (Gao Changgong), un prince de la Chine ancienne. Même si celui-ci, sur le champ de bataille, combattait en portant un masque représentant le diable, les traits de son visage, sous ce masque, étaient délicats.

(eda/ra)