Eglises d'Asie

De l’usage des vaches sacrées en politique

Publié le 24/09/2013




C’est le type de brèves qui passe inaperçu dans le flot quotidien des informations et c’est pourtant un objet récurrent de la vie en Inde, notamment de la vie politique indienne : on apprend que la découverte d’une carcasse de vache dans un canal d’irrigation ou bien une rumeur à propos d’une pièce de viande de bœuf …

… déposée dans un temple hindou a provoqué le déclenchement d’émeutes mettant aux prises hindous et musulmans.

Cela a encore été le cas le 19 septembre dernier lorsque, dans le district de Harda, au Madhya Pradesh, une foule d’hindous en colère a incendié une vingtaine d’habitations appartenant à des musulmans et dix échoppes dont les propriétaires étaient des musulmans. Face à l’incident, la police est intervenue mais les forces de l’ordre déployées sur place se sont fait caillasser par les émeutiers et plusieurs policiers ont été blessés. Pour rétablir le calme, des gaz lacrymogènes ont été utilisés et la police a dû faire usage de ses armes en tirant en l’air. Un couvre-feu nocturne a été décrété durant deux jours. Au final, plus de trente personnes ont été interpellées et, soulignent les rapports de presse, c’est un miracle qu’aucune victime ne soit à déplorer.

L’incident s’est produit au Madhya Pradesh, un Etat appartenant à la « hindi belt », cœur du pays hindou où, conformément aux croyances religieuses des hindous, la vache est considérée comme étant un animal sacré. A l’origine de l’accès de violence, on trouve la découverte par des hindous d’une vache morte sur un terrain appartenant à un musulman. Les hindous ont bloqué la circulation de l’artère principale menant au district de Harda, exigeant que les autorités trouvent et arrêtent la personne responsable de la mort de la vache. Et, à partir de là, le cycle de la violence s’est enclenché.

Selon le journaliste Christopher Joseph, qui rapporte cette histoire dans une tribune publiée ce 24 septembre par l’agence Ucanews, ce type d’incident, s’il est récurrent dans l’histoire du pays, tend toutefois à se multiplier à l’approche des échéances électorales importantes et il ne fait pas de doute que cette multiplication est tout sauf innocente.

Dans le cas de l’incident de Harda, la police se montre avare d’informations précises. Elle refuse de dire si l’animal retrouvé mort a été tué à dessein, si sa carcasse a été déposée là pour s’en débarrasser ou bien encore si la vache s’est tuée par accident. Christopher Joseph précise que la police sait pertinemment que toute conclusion, hâtive ou non, émanant de ses services sera interprétée, éventuellement déformée et pourra avoir de graves conséquences dans un Etat où le parti des nationalistes hindous, le BJP (Parti du peuple indien), est au pouvoir depuis novembre 2008.

Mais Harda ne fait pas exception. Le mois dernier, à Indore, la plus importante ville du Madhya Pradesh, des heurts ont eu lieu après que la carcasse d’une vache a été découverte dans l’enceinte d’un temple hindou. Ailleurs, en Uttar Pradesh, au Jharkhand, au Bihar, au Rajasthan et jusqu’en Assam, de pareils incidents ont été récemment rapportés.

Christopher Joseph souligne encore que ces incidents n’appartiennent pas qu’à l’actualité récente mais se rencontrent à travers l’histoire. Il cite les heurts très violents qui ont eu lieu à la fin du XVe siècle lorsque certains missionnaires portugais demandaient aux convertis au catholicisme de manger de la viande de bœuf pour manifester leur abandon de la religion hindoue. Il rappelle l’épisode bien connu de « la révolte des cipayes » sous le colonisateur britannique, en 1857 : l’élément déclencheur en fut la rumeur selon laquelle les cartouches des fusils utilisées par les soldats indiens (les ‘cipayes’ ou ‘sepoys’) de la Compagnie anglaise des Indes orientales étaient lubrifiées avec du suif, graisse obtenue à partir de carcasses de porc ou de bœuf. Ce suif était donc considéré comme impur par les musulmans et ne respectant pas le caractère sacré de la vache par les hindous. Il rappelle encore qu’au fil des chroniques historiques du pays, il est régulièrement fait mention d’incidents liés à une pièce de viande de porc laissée devant une mosquée ou de viande de bœuf devant un temple hindou, lesquels ont dégénéré en émeutes à grande échelle faisant des centaines de morts.

Mais, au-delà de cet arrière-plan historique, Christopher Joseph souligne à quel point les incidents de ces derniers jours ou mois ont partie liée avec la politique. Dans le cas du Madhya Pradesh, analyse-t-il, le leader local du Parti du Congrès, Ajay Singh, qui se trouve dans l’opposition, n’a pas hésité à affirmer que les incidents comme celui de Harda sont instigués, ou à tout le moins provoqués, par le BJP, qui y voit un moyen d’attiser les passions, ce qui lui permettra de remporter les élections pour la troisième fois de suite lors du scrutin législatif à venir de novembre prochain.

« Le BJP cherchera ensuite à capitaliser sur ses victoires dans les Etats [de la Fédération indienne] pour tenter de conquérir le pouvoir à New Delhi, lorsque les élections générales seront convoquées l’an prochain, en 2014, écrit le journaliste. Pour cela, [le parti nationaliste] n’a pas hésité à se choisir comme candidat au poste de Premier ministre le très controversé Narendra Nodi. » Ajay Singh ne doute pas de la tactique que le BJP mettra en œuvre car celle-ci s’est révélée victorieuse par le passé : monter deux communautés religieuses l’une contre l’autre et se présenter ensuite comme le parti qui est en mesure de protéger le groupe majoritaire, de manière à rafler les suffrages de ce dernier. « Il est clair aujourd’hui que le BJP n’hésitera pas à semer le poison de la haine intercommunautaire jusque dans les plus paisibles des villages, à la seule fin de remporter les prochaines élections », écrit Christopher Joseph.

Selon le journaliste, les musulmans n’ont, quant à eux, aucun intérêt à jouer cette carte de la violence intercommunautaire. Il cite à cet égard un élu, musulman, du Parti du Congrès, Abdul Rahman Farooqui, qui affirme qu’« aucun musulman sensé n’irait tuer une vache et la déposer au vu et au su de tous dans un quartier musulman, sachant qu’un tel acte entraînerait une réaction violente de la part des hindous ».

Serait-ce faire un procès d’intention au BJP que de soupçonner ses partisans de pareils desseins machiavéliques ? Nullement, écrit Christopher Joseph. En 1992, le BJP s’était fait connaître à la faveur du drame d’Ayodhya, cette localité de l’Uttar Pradesh où des foules d’hindous fanatisés ont rasé la mosquée Babri, érigée en 1527 sur les ruines d’un temple dédié au dieu hindou Ram. Les émeutes qui avaient suivi la destruction de la mosquée avaient fait plus de 2 000 morts dans le pays.

Par ailleurs, le 9 juin dernier, le BJP a investi Narendra Modi pour mener son parti lors des législatives de 2014, faisant de lui, en cas de victoire, le futur Premier ministre du pays. Actuel ministre-président du Gujarat, Narendra Modi est honni des musulmans indiens et très mal vu par les défenseurs des droits de l’homme pour avoir au mieux laissé faire, au pire implicitement encouragé les violences interreligieuses de 2002 (après la mort de 59 pèlerins hindous dans l’incendie d’un train, des émeutes au Gujarat avaient fait 2 000 morts, principalement des musulmans pourchassés, brûlés vis ou abattus).

« Cela montre sans ambiguïté que le BJP ne rechigne pas, loin s’en faut, à utiliser les haines collectives qui affleurent [dans la société indienne] entre les différentes communautés religieuses afin d’en tirer un profit politique. Dès lors qu’il est question de politique en Inde, rien n’est sacré. Pas même les vaches », conclut Christopher Joseph.