Eglises d'Asie

Aceh : fortes tensions après la mort d’un musulman et la destruction de plusieurs lieux de culte chrétiens

Publié le 19/10/2015




Ce 19 octobre, dans un contexte tendu et en présence d’un important déploiement de forces de l’ordre, les autorités de la province d’Aceh ont fait détruire trois lieux de culte chrétiens. Agissant sous la pression de groupes extrémistes musulmans, les autorités justifient leur action par l’absence …

… de permis de construire pour ces églises et ont annoncé que sept autres lieux de culte subiront le même sort dans les prochains jours.

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Légende photo : Lundi 19 octobre 2015, province d’Aceh : des membres des forces de l’ordre indonésiennes abattent les murs d’une église chrétienne dans le district de Singkil. (Dian Majni/AFP)

Ces événements se déroulent dans le district de Singkil, région située à l’extrémité sud-ouest de la province d’Aceh. Province de la pointe nord de l’île de Sumatra, Aceh présente la particularité de jouir d’un statut d’autonomie spéciale au sein de la République unitaire d’Indonésie : musulmane à 98 %, la population y est soumise à la charia, et la situation des quelques milliers de chrétiens qui y vivent est sujette à des accords particuliers. Selon un accord conclu entre musulmans et chrétiens en 1979, la présence chrétienne dans chacun des districts de la province est limitée à une église (que celle-ci soit catholique ou protestante) et quatre lieux de prière. C’est sur ce point que la situation s’est envenimée ces derniers jours.

Le 13 octobre dernier, plusieurs centaines de jeunes musulmans ont investi le village de Suka Makmur, dans le district de Gunung Meriah du département (kabupaten, regency en anglais) d’Aceh Singkil. Rameutés à l’appel de la branche locale de l’Association des étudiants musulmans d’Indonésie (PPI), ils ont mis le feu à la chapelle affiliée à la Huria Kristen Indonesia (HKI) Church, une des principales dénominations protestantes batak d’Indonésie. Ils ont ensuite continué en tentant d’incendier un deuxième lieu de culte, mais ils se sont heurtés à la résistance des chrétiens locaux. Au cours de l’assaut, des coups de feu ont été tirés, et l’un des assaillants, Samsul, 21 ans, a été tué. D’autres personnes ont été blessées et, dans la panique qui a suivi, plus de 4 000 habitants du village et des alentours ont préféré fuir dans la province voisine de Sumatra-Nord.

Selon les informations disponibles, un accord avait pourtant été conclu quelque temps avant cet incident entre responsables chrétiens et musulmans. Il prévoyait le démantèlement de dix lieux de culte chrétiens dans la région de Singkil et les opérations devaient commencer aujourd’hui 19 octobre. Les autorités provinciales étaient donc au courant des risques de tension dans cette partie d’Aceh et, en prévention, avaient déployé des forces de l’ordre sur place, mais ces dernières ont, semble-t-il, été débordées par l’importance du déploiement des étudiants mobilisés par le PPI et ont préféré se retirer plutôt que d’intervenir.

Dimanche 18 octobre, les habitants qui avaient fui à Sumatra-Nord sont revenus sur place ; les chrétiens ont célébré l’office dominical en plein air à Suka Makmur, protégés par une dizaine de véhicules blindés des forces de sécurité stationnés alentour. Ce lundi, les chrétiens ont assisté en silence à la destruction des trois chapelles (l’une catholique, les deux autres protestantes). Dans cette région où les plantations de palmier à huile se sont développées, les chapelles en question ne sont le plus souvent que des constructions très simples et légères, destinées aux travailleurs agricoles. Interrogé par l’agence Reuters, Paima Brutu, responsable d’un de ces lieux de culte, témoigne du fait qu’« au jour le jour, les communautés [musulmane et chrétienne] vivent en paix ». Pour sa communauté, qui compte une centaine de membres, il ajoute que, « de manière répétée » ces dernières années, un permis de construire pour un lieu de culte avait été demandé aux autorités, en vain, et que la seule chose qu’il souhaite est qu’un permis lui soit enfin délivré.

Les incidents de ces derniers jours ne sont pas passés inaperçus en Indonésie. Dès le 14 octobre, le président Joko ‘Jokowi’ Widodo twittait sur son compte @jokowi : « Arrêtez la violence à Aceh Singkil. Tout acte de violence, quel qu’en soit le motif, a fortiori si celui-ci est lié à la religion et à la croyance, tuera la diversité », référence à la devise nationale « Bhinneka Tunggal Ika » (‘Bien que divisée, elle est une’, plus souvent traduit par ‘Unité dans la diversité’). Le président faisait aussi savoir qu’il avait ordonné à son ministre des Affaires politiques et de sécurité ainsi qu’au chef de la police nationale de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser les violences à Singkil. Le responsable de la police a par la suite déclaré que ses services avaient anticipé de possibles débordements, laissant en creux la question de la compétence des forces de l’ordre ainsi que celle de la présence, sur place, à Aceh Singkil, de militants du Front des défenseurs de l’islam, groupe fondamentaliste musulman.

Parmi les responsables religieux musulmans, le MUI (Conseil des oulémas d’Indonésie), organisation semi-officielle du culte musulman en Indonésie, a dénoncé les violences, appelant les musulmans d’Aceh à « ne pas prendre part à des activités qui pourraient entraîner un conflit plus important entre les communautés » musulmane et chrétienne de cette région. « (…), incendier [un lieu de culte] ne peut en aucun cas être justifié. Même si la construction d’une église n’a pas été conforme au droit, laissons les autorités locales régler le problème en fonction des lois en vigueur », a déclaré Ma’ruf Amin, président du MUI.

Pour Ismail Hasani, chercheur à l’Institut Setara pour la paix et la démocratie, ce nouvel accès de violence faite aux chrétiens n’est que la répétition d’incidents similaires qui se sont produits à Aceh en 1979, 2001 et 2012. Au-delà du particularisme propre à cette province, ces violences constituent une violation du droit à la liberté de culte, un droit garanti par la Constitution indonésienne mais dont l’exercice est remis en cause par l’attitude adoptée par les autorités locales, analyse le chercheur. Est notamment en cause le décret de 2006 qui organise la quasi-impossibilité dans laquelle se trouve une communauté religieuse minoritaire d’obtenir un permis de construire pour ses lieux de culte.

Du côté des milieux catholiques, les intellectuels réunis au sein d’ISKA (Ikatan Sarjana Katolik Indonesia, Association des intellectuels catholiques d’Indonésie) rappellent que « depuis le tsunami de 2004, Aceh n’appartient plus seulement aux Acehnais, mais [se trouve placé sous le regard] des Indonésiens et du monde tout entier ». Au quotidien Tempo, le secrétaire général d’ISKA, Joanes Joko, a déclaré que ce qui s’était passé à Singkil devait servir de signal au président de la République et à son gouvernement pour « se saisir des questions liées à la montée de l’intolérance [religieuse] ». Alors que le ralentissement de l’économie laisse entrevoir des lendemains difficiles, les intellectuels mettent en avant la nécessité pour l’Indonésie de se doter d’un gouvernement stable et proactif. A partir du 19 octobre et pour plusieurs jours, ISKA organise des débats afin de passer en revue l’action du président Joko Widodo depuis son arrivée au pouvoir, il y a un an, débats hébergés au siège de la Conférence des évêques catholiques d’Indonésie à Djakarta.

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Légende photo : Une autre vue de la chapelle incendiée le 14 octobre 2015 à Suka Makmur (Singkil, Aceh) (Munandar/AFP)

(eda/ra)