Eglises d'Asie – Indonésie
La délicate mise en place d’une stratégie anti-Daech par le Nahdlatul Ulama
Publié le 04/12/2015
… musulmane de masse d’Indonésie entend contrer point par point la lecture faite par Daech du Coran et des hadith, les paroles et actions attribuées à Mahomet. Si l’initiative a été préparée bien avant la survenue des attentats commis en France le 13 novembre, elle témoigne de la mise en place par les instances musulmanes indonésiennes d’une stratégie visant à démonter, sur le terrain religieux, le discours et les actes de l’organisation de l’Etat islamique, une stratégie que certains, à Djakarta, perçoivent comme délicate à mettre en œuvre.
Fondé en 1926, revendiquant plus de 40 millions de membres, le Nahdlatul Ulama (‘Réveil des oulémas’ – NU) est très implanté dans l’archipel indonésien, dont 87 % des 240 millions d’habitants sont officiellement considérés comme musulmans. Tenant tout à la fois de l’institution religieuse, de l’œuvre caritative et de l’organisation politique, le NU a lancé en 2014 une initiative globale pour « diffuser des messages à propos d’un islam tolérant afin de lutter, dans les différents pays, contre la radicalisation, l’extrémisme et le terrorisme (…), qui s’enracinent souvent dans une mauvaise interprétation des enseignements de l’islam ».
Reflet de la mondialisation, l’initiative du NU a d’emblée été pensée à l’échelle de la planète. En décembre 2014, ses responsables ont créé une organisation à but non lucratif aux Etats-Unis. Baptisée Bayt ar-Rahmah, installée à Winston-Salem, en Caroline du Nord, la structure a vocation à abriter les activités internationales du NU et travaille à l’organisation d’« une conférence culturelle internationale » à Washington DC au printemps prochain.
En Autriche, le NU s’est associé à l’Université de Vienne pour monter un programme, « VORTEX » (Vienna Observatory for Applied Research on Radicalism and Extremism). Financé en partie par le ministère indonésien des Affaires intérieures et de sécurité, il a pour vocation de « produire des éléments de narration visant à contrecarrer l’idéologie radicale et à les diffuser dans le monde », précise le secrétaire général du NU, Yahya Cholil Staquf, qui ajoute que le NU est en contact avec les gouvernements anglais et norvégien pour mettre sur pieds des programmes similaires.
En Indonésie même enfin, un « centre de prévention » a été monté pour accueillir des étudiants et des étudiantes de langue arabe et les former, aux côtés des théologiens du NU, à réfuter le djihadisme. « Nous remettons directement en cause l’idéologie de l’ISIS [Daech], qui prône un islam parfaitement uniforme et sous-tend l’idée que si quiconque défend une vision de l’islam qui n’est pas exactement conforme à cette vision, cette personne est un infidèle qui mérite la mort. Nous allons montrer que l’islam n’est pas cela », explique au New York Times Yahya Cholil Staquf.
L’ensemble de ces initiatives est activement suivi et encouragé par le gouvernement indonésien. Dès 2002, à la suite des attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, le ministère des Affaires étrangères avait soutenu la création de la « Conférence internationale des docteurs de l’islam ». Du 23 au 25 novembre dernier, dix jours après les attentats de Paris, la Conférence était réunie à Malang, dans la province de Java-Est ; en présence de plusieurs centaines de responsables religieux musulmans, une « Déclaration de Malang » a été rédigée pour souligner l’importance et l’urgence à promouvoir un islam pacifique afin de contrer le radicalisme partout dans le monde. En présence du vice-président indonésien Jusuf Kalla, le secrétaire général de la Conférence, Hasyim Muzadi, a souligné qu’« étant donné que la situation au Moyen-Orient ne se prêtait au montage d’une campagne pour promouvoir un islam tolérant, il était du devoir des pays d’Asie du Sud-Est, et notamment de l’Indonésie, d’assumer ce rôle ».
Comme en écho à cette politique, le Conseil des oulémas d’Indonésie (MUI), instance au statut semi-officiel à laquelle collaborent étroitement le NU et l’autre grande organisation musulmane de masse du pays qu’est la Muhammadiyah, avait annoncé, le 14 novembre, la mise en œuvre d’un plan visant à recruter 50 000 prédicateurs pour promouvoir un « islam wasathiyah » (‘modéré’) dans le pays. Là encore, l’idée sous-jacente est que l’« islam nusantara », l’islam de l’archipel indonésien, parce qu’il s’est développé depuis plus de cinq siècles au sein d’une culture profondément marquée par l’hindouisme et le bouddhisme, est capable de défendre des valeurs telles que la non-violence et l’harmonie interreligieuse (1). Un trait de caractère, font encore valoir les autorités indonésiennes, qui est reflété par la devise de la République, « bhinneka tunggal ika » (‘l’unité dans la diversité’), et qui permet la cohabitation de minorités chrétienne (environ 10 % de la population), hindoue et bouddhiste avec la majorité musulmane de la population.
En Indonésie, ces initiatives sont bien accueillies mais des questions sont posées. Certains notent ainsi qu’avant de s’aventurer dans le monde entier pour promouvoir un islam pacifique, le NU et le MUI feraient bien de balayer devant leur porte. Ils rappellent que le pays a connu le terrorisme islamique, avec notamment des attentats à Bali en 2002 et en 2005, et à Djakarta en 2003 et 2009. Si la Jemaah Islamiyah, qui se présentait comme la branche locale d’Al-Qaida, a été très sévèrement combattue sur le terrain policier, d’autres organisations, tel le FPI (Front Pembela Islam ou Front des défenseurs de l’islam), continuent d’avoir pignon sur rue et de propager, y compris par la violence et l’intimidation, une vision intolérante de l’islam. Ils soulignent encore que, si le MUI a bien émis une fatwa pour déclarer haram (interdit) les départs pour aller combattre aux côtés de Daech, les services de sécurité indonésien estiment que près de 300 Indonésiens ont rejoint les rangs de l’Etat islamique.
Au Setara Institute, un centre de défense de la démocratie et des droits de l’homme où sont actifs de nombreux chrétiens, on salue « les bonnes intentions » du MUI mais on émet des doutes sur la faculté d’une telle institution à défendre le pluralisme religieux dans le pays. Hendardi, président du Setara Institute, a ainsi déclaré au Jakarta Post : « Selon notre analyse, en ce qui concerne l’intolérance en Indonésie, nous pouvons dire que le MUI fait partie du problème. »
Dans un pays où il est fréquent que les musulmans débattent de la question de savoir s’il est licite ou non pour un musulman de souhaiter « Joyeux Noël » à un chrétien, Hendardi rappelle qu’en 2012, le MUI a renouvelé une fatwa pour interdire aux musulmans de saluer ainsi les chrétiens à l’approche du 25 décembre. En 2014 toutefois, le MUI est partiellement revenu sur cette interdiction.
Quant à l’acceptation par la majorité sunnite des musulmans indonésiens des minorités chiite et ahmadi qui vivent dans le pays, le même Hendardi rappelle encore que le MUI a publié des fatwas pour déclarer les ahmadis « déviants » de l’islam et les chiites « hérétiques ». Responsable suprême du NU, Ma’ruf Amin a été élu en août dernier pour prendre la tête du MUI de 2015 à 2020 ; peu après son élection, il a déclaré qu’il ne changerait pas les édits concernant les ahmadis et les chiites mais que, sous sa direction, le MUI veillerait à encourager les musulmans à vivre paisiblement aux côtés des non-musulmans.
Depuis les Etats-Unis, Hedieh Mirahmadi préside la World Organization for Resource Development and Education, une organisation qui vise à combattre l’extrémisme. Selon elle, les partisans de Daech postent une moyenne de 2,8 millions de messages sur Twitter chaque jour. « Comment contrer cela ?, interroge-t-elle. C’est ce qu’ils font en Indonésie, c’est ce que nous faisons aux Etats-Unis et ailleurs. Il faut saturer l’espace pour espérer que les gens lisent le bon message. »
(eda/ra)