Eglises d'Asie

Est-il ou non permis à un musulman de souhaiter ‘Joyeux Noël’ à un chrétien ? La polémique est de retour

Publié le 23/12/2013




Comme chaque année, les quelque 10 % des Indonésiens qui sont de confession chrétienne s’apprêtent à fêter Noël. Cette année encore, les risques d’attentat contre les églises ou autres lieux incarnant une présence chrétienne en Indonésie amènent les autorités à déployer d’importantes forces de police pour assurer la sécurité de ces lieux.

Le 12 décembre dernier, le président de la République Susilo Bambang Yudhoyono et le chef de la police nationale Sutarman ont mis en garde contre de possibles actions violentes autour des festivités de Noël et du Nouvel An, du fait notamment, a-t-il été précisé, de l’approche des échéances électorales de 2014. Le chef de la police a cité les régions de Djakarta, Célèbes-Centre et Sumatra-Sud comme particulièrement sensibles et annoncé le déploiement de 10 000 personnels de sécurité pour monter la garde devant 948 églises à Djakarta et 732 autres lieux de culte chrétiens ailleurs.

Comme chaque année également, la polémique autour du fait de savoir s’il est ou non permis à un musulman de souhaiter un ‘Joyeux Noël’ à un chrétien a rebondi, avec cette fois-ci une déclaration du président de l’Assemblée consultative des oulémas de Banda Aceh. Celui-ci a affirmé qu’il était « haram », interdit donc, de le faire. Il s’exprimait depuis le chef-lieu de la province d’Aceh, unique province du pays où la charia a force de loi pour les musulmans, et s’appuyait pour cela sur une fatwa de 1981 du Conseil des oulémas indonésiens (Majelis Ulama Indonesia, MUI).

Dans la tribune libre ci-dessous, parue ce 23 décembre 2013 dans le Jakarta Post, l’universitaire Achmad Munjid revient sur cette actualité récente et la met en perspective, notamment pour ce qu’elle signifie de la place des musulmans en politique dans un pays dont 85 % des 240 millions d’habitants se réclament de l’islam. Achmad Munjid enseigne au Centre pour les études interculturelles et religieuses (CRCS) de l’Université Gadjah Mada, prestigieuse université de Yogyakarta. La traduction de sa tribune, intitulée « La controverse au sujet de ‘Joyeux Noël’ : où est la fatwa ? », est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

« Noël approche et, à nouveau, certains musulmans indonésiens, tel le président de l’Assemblée consultative des oulémas (MPU) de Banda Aceh, ressuscitent la controverse annuelle. Ils affirment qu’il est haram – interdit – aux musulmans de saluer leurs amis et voisins chrétiens en leur disant ‘Joyeux Noël’. La salutation serait tenue pour être une confirmation théologique de la doctrine chrétienne, laquelle est fondamentalement irréconciliable avec les enseignements de l’islam.

Nombreux sont, parmi ceux qui soutiennent cette interdiction faite aux musulmans de dire ‘Joyeux Noël’, qui justifient leur position en se référant à une fatwa édictée en 1981 par le MUI (Conseil des oulémas indonésiens) et un jugement sur cette question énoncé par Haji Abdul Malik Karim Amrullah, le très respecté clerc plus connu sous le nom de Buya Hamka.

Toutefois, de manière surprenante et en me fiant aux résultats de mes propres recherches, la fatwa de 1981 ne dit nulle part qu’il est interdit aux musulmans de dire ‘Joyeux Noël’. Buya Hamka lui-même a même explicitement défendu le fait qu’il était permis aux musulmans de dire ‘Joyeux Noël’. Il y a là une manipulation menée par des extrémistes qui semble éminemment suspecte.

En 1974, lors d’un programme populaire radiodiffusé sur RRI (le service public de la radio), un auditeur demanda à Hamka : « Quelle est la réponse appropriée qu’un musulman doit donner lorsqu’il est invité à une célébration de Noël ? ». N’ayant plus de temps à l’antenne, Hamka écrivit sa réponse et celle-ci fut publiée dans sa publication islamique Panji Masyarakat.

Tout en expliquant la différence fondamentale à propos de Jésus – Dieu fait homme pour les chrétiens et un homme reconnu comme un prophète particulier par les musulmans –, Hamka a expliqué de manière claire qu’il était permis [à un musulman] de dire ‘Joyeux Noël’ comme une marque de tolérance religieuse. Pour autant, il n’était pas permis à un musulman de participer à un rite lié à la fête de Noël. A titre d’analogie, Hamka ajoutait qu’il était parfaitement acceptable pour un chrétien de souhaiter à un musulman un joyeux Idul Fitri [NdT : fête marquant la fin du ramadan], mais qu’il ne viendrait pas à l’idée de ce chrétien de se joindre à une prière islamique.

Aucune controverse n’accompagna les explications développées par Hamka. Et, de fait, celles-ci n’avaient rien de controversées.

Quelques années plus tard, le 7 mars 1981, le MUI, présidé par le même Hamka, édicta une fatwa sur le même sujet. Le contenu de celle-ci est semblable sur le plan des principes avec l’opinion développée précédemment par Hamka, à ceci près qu’elle est étayée par plus de sources islamiques et un argumentaire plus solide. La fatwa était édictée en réponse à une question adressée par le ministère des Affaires religieuses. Elle visait aussi à répondre à certaines préoccupations exprimées par des musulmans confrontés à une tendance croissante qui voyaient un nombre de plus en plus grand de musulmans prendre part à des célébrations de Noël (Natal Bersama) dans les bureaux ou les écoles.

Dans les années 1980, le pouvoir de Suharto dans le cadre autoritaire du régime de l’Ordre nouveau était alors à son apogée. Les organisations musulmanes étaient mises de côté comme étant « la majorité numérique » mais sans obtenir pour autant de rôle stratégique significatif ou une place de choix dans l’économie, l’administration et la politique. A contrario, plus d’opportunités étaient ouvertes aux groupes minoritaires chrétiens ou chinois. La conséquence était que les musulmans s’estimaient toujours plus marginalisés et leur ressentiment allait en grandissant.

La publication Panji Masyarakat faisait état d’un nombre croissant d’élèves musulmans obligés de participer à des festivités de Noël, que ce soit en contribuant financièrement ou en prenant part aux chœurs de Noël et autres représentations scéniques de la Nativité, dans leurs écoles tenues par des chrétiens.

Le Conseil des oulémas considéra que ces manifestations étaient autant de menaces pour la foi islamique et les principes musulmans. L’appel du MUI peut donc être interprété comme une rhétorique visant à augmenter le poids des musulmans face à un gouvernement et une minorité chrétienne considérée comme politiquement et économiquement bien plus favorisée.

Pourtant, la fatwa en question ne pose pas l’interdiction de salutation à l’occasion de Noël. Ce qu’elle interdit, c’est la participation des musulmans à des événements chrétiens dans le contexte des fêtes de fin d’année. Le texte de la fatwa fut diffusé dans toutes les antennes locales du MUI et fut publié dans son bulletin. Rapidement, il fut donc connu du grand public et repéré par les médias – et cela a été le début de la controverse.

Alamsyah Ratu Prawinegara, qui était alors ministre des Affaires religieuses, défendait activement la théorie de l’Harmonie des trois piliers (Tri Kerukunan) – à savoir, l’harmonie entre les religions, l’harmonie au sein des religions et l’harmonie entre les communautés religieuses et le gouvernement. Il eut le sentiment d’être marginalisé et en pris ombrage. Premièrement, il ne s’attendait pas à ce que la fatwa descende jusqu’au grand public et, deuxièmement, ce texte venait sérieusement menacer son projet d’harmonie.

Lors d’une rencontre avec le MUI, Alamsyah fit part de sa déception et envisagea de démissionner. Le MUI réagit sans délai en édictant un nouveau décret signé du même Hamka déclarant qu’il cessait de diffuser la fatwa – tout en précisant que le contenu de celle-ci demeurait valide. Après un temps de tensions entre le MUI et le gouvernement, Hamka annonça finalement qu’il démissionnait.

Mais, quoiqu’il en soit, ni Hamka ni le MUI n’avaient mentionné que les musulmans ne pouvaient dire ‘Joyeux Noël’. Le Panji Masyarakat publia même un article dans lequel on pouvait lire qu’un musulman invité à une célébration de Noël devait « y aller, s’asseoir et manger quand de la nourriture lui est servie » pour autant qu’il/elle ne participait pas à l’aspect rituel de Noël. L’interdiction concerne donc la participation aux rituels de Noël, pas le simple fait d’y assister.

Alors, d’où vient cette idée qu’il est interdit aux musulmans de souhaiter aux chrétiens un ‘Joyeux Noël’ ? La réponse est : personne ne sait !

Le « sentiment d’être menacé », comme l’a écrit un jour l’universitaire Mujiburrahman (1), est une explication possible. Ce sentiment d’être menacé, qu’il soit ressenti parmi les musulmans, les chrétiens ou d’autres communautés religieuses, est devenu le lot commun des relations interreligieuses en Indonésie.

Pour les musulmans, en dépit du fait que leur position a radicalement changé, en passant de la périphérie au centre du pouvoir au sein de l’Ordre nouveau avec la création en 1990 de l’Association des intellectuels musulmans indonésiens (ICMI), un certain nombre de musulmans sont restés figés dans cette idée d’être la « majorité avec une mentalité de minorité ». Parce qu’ils s’estimaient perdants autrefois, ces musulmans se sentent toujours menacés aujourd’hui et ressentent une jalousie profonde en estimant qu’ils n’ont pas leur juste part du gâteau. Paradoxalement, ceux qui ont compris qu’ils sont sortis victorieux s’estiment eux aussi inquiets car ils ont peur désormais de perdre le pouvoir qu’ils ont conquis. Dans ce contexte, même une expression aussi anodine que ‘Joyeux Noël’ peut être perçue par eux comme une menace pour leur foi ; elle doit donc être interdite.

Hier, ce type de rhétorique a été utilisé pour peser et obtenir plus de pouvoir politique. Aujourd’hui, cette même rhétorique est utilisée pour conserver les privilèges et la satisfaction qui vont de pair avec le fait d’appartenir à la majorité qui a le pouvoir.

Mais entretenir en permanence ce sentiment d’être menacé, de surcroît lorsque les manipulations politiciennes s’en mêlent, n’est pas chose aisée ; c’est même extrêmement dangereux. L’aggravation des pratiques discriminatoires, voire même des persécutions meurtrières, contre les ahmadis, les chiites et des assemblées chrétiennes comme le temple Yasmin à Bogor ou la communauté Filadelfia à Bekasi – et il faudrait citer bien d’autres cas – découle des conséquences logiques produites par cette psychologie du « sentiment d’être menacé » entretenu au sein de la majorité musulmane.

Avoir déformé l’interdiction de la participation des musulmans aux aspects rituels des célébrations de Noël, telle qu’elle avait été énoncée par Hamka et affirmée par la fatwa de 1981 du MUI, pour en faire une interdiction intimée aux musulmans de dire ‘Joyeux Noël’, reflète combien certains musulmans s’accrochent désespérément à ce fameux sentiment d’être menacé. Cette attitude témoigne aussi d’un niveau alarmant d’intolérance.

Nous ne devons pas permettre que celle-ci s’aggrave. Personne, qu’il appartienne au groupe majoritaire ou à une minorité, ne peut s’arroger le droit de manipuler les faits pour défendre les intérêts propres à sa communauté aux dépens de ceux des autres communautés. Dans le cas contraire, le situation deviendra de plus en plus mauvaise et nous amènera à creuser notre propre tombe.

Encore une fois, personne, que ce soit Hamka ou le MUI, n’a jamais mentionné le fait qu’il était interdit à un musulman de dire ‘Joyeux Noël’. »

(eda/ra)