p. 20Deuxième partie :Le dialogue islamo-chrétien aux Philippines après le 11 septembre 2001 (EDA, P. Michel de Gigord, juin 2002)
p. 35Cartes (les Philippines et Mindanao)
PREMIERE PARTIE : ISLAM ET MINORITES ETHNIQUES A MINDANAO
par Stéphane Auvray
[NDLR – Stéphane Auvray est un jeune journaliste français installé aux Philippines. Correspondant de plusieurs journaux européens à Manille, il travaille également en collaboration avec l’IRASEC (Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine), basé à Bangkok
Février 2002. Un pick-up flambant neuf de marque japonaise, sans immatriculation, attend entre deux jeeps de l’armée philippine sur le débarcadère de Lamitan, enclave chrétienne sur l’île musulmane de Basilan. Il y a là des buffles, des régimes de bananes et la cohue des tricycles qui se pressent à l’arrivée du ferry de la matinée. Lunettes noires sur les yeux, les deux GI’s se protègent des regards étrangers. Ils sont venus chercher un colonel du crû qui revient de Zamboanga. Le convoi part aussitôt, avalé par les cocoteraies qui descendent jusqu’à la mer.
A quelques kilomètres de la jetée, les murs de la paroisse St. Peter protègent un complexe qui comprend une église, un hôpital et un couvent. C’est ici qu’aux premières heures du 2 juin 2001, les Abu Sayyaf ont fait irruption avec leurs otages saisis quelques jours plus tôt dans un hôtel de luxe de l’île de Palawan, près de 400 km. plus au nord. Parmi eux, trois Américains : Guillermo Sobero (1) et les époux Burnham, missionnaires des New Tribes Mission, toujours détenus à ce jour, plus d’un an après leur capture (2). Après s’être emparés d’autres captifs, les bandits, pourtant encerclés par l’armée, ont réussi à s’échapper le lendemain, en plein jour, par une porte dérobée. Ce “siège” très controversé a permis à un magnat du BTP philippin de s’évader. “Les Abu Sayyaf étaient très détendus. Ils savaient que tout était préparé. Comme s’il y avait eu un scénario se souvient le P. Nacorda, le curé de Lamitan.
Cheveux ras et épaules carrées, le P. Cirilo Nacorda a, au volant de sa jeep rachetée au Southcom, le quartier général des forces armées philippines dans le sud, des airs de justicier local. Il dirige une troupe de civils armés et se déplace avec un garde du corps en treillis, calibre 45 à la ceinture. Lamitan vivait à l’écart des “problèmes” avant cette journée de juin, assure le P. Nacorda. Le prêtre sait de quoi il parle : kidnappé en 1994, il a passé deux mois dans la jungle avec les Abu Sayyaf. Il ne doit sa liberté, d’après lui, qu’à une rançon payée par le gouvernement.
Ses relations avec Manille se sont depuis bien détériorées. “Le chef d’état-major (3) m’a demandé à deux reprises d’arrêter de parler aux médias. Il a dit que mes propos attristaient la présidente’ [Gloria Macapagal-Arroyo] et donnaient une mauvaise image de l’armée’ assure le P. Nacorda. Après sa libération, le prêtre s’était publique-ment interrogé sur l’origine des armes et des munitions des bandits, marquées du sceau du ministère de la Défense. “Il nous est arrivé de croiser des patrouilles de l’armée sans qu’un coup de feu ne soit échangé se souvient-il.
Les traces en ont beau avoir été effacées par l’armée, les habitants de Lamitan n’oublient pas les “combats” de juin dernier. Leurs témoignages ont été regroupés, à l’initiative du P. Nacorda, et présentés devant les commissions d’enquête parlementaires ouvertes après les faits, dont les conclusions n’ont jamais été rendues publiques. Rassemblés dans un rapport de la Commission des droits de l’homme de Zamboanga, ils établissent notamment que les Abu Sayyaf sont arrivés en ville par la route, sans être contrôlés à un seul des nombreux check points qui la parsèment. Abu Sabaya, leur leader, a mis au point leur fuite par radio : “oui, c’est d’accord, on peut partir plus tard se souvient de l’avoir entendu dire un témoin. En fin d’après-midi, les Scout Rangers déployés derrière l’hôpital étaient rappelés pour un “briefing laissant libre le passage par lequel se sont enfui les bandits.
“Selon les témoins qui se trouvaient dans l’hôpital, il y a eu une communication constante entre Abu Sabaya et des personnes à l’extérieur affirme Gerry Salappudin, député de Basilan et membre de la commission d’enquête de la Chambre des représentants. “Il n’y a que deux solutions : soit il parlait à des officiels locaux, soit il parlait aux militaires poursuit l’élu, un ancien du Front Moro de libération nationale (FMLN). “C’est probablement la raison pour laquelle les Américains semblent se méfier des forces armées philippines (FAP), ils ont dû flairer quelque chose. Comme si les FAP ne voulaient pas que se terminent leurs aventures à Basilan “Des officiers de haut rang sont probablement impliqués confirme amèrement le sénateur Aquilino Pimentel, l’un des animateurs de l’enquête du Sénat.
Simple partage des rançons ou, comme en sont convaincus nombre de Basileños, chrétiens et musulmans confondus, complicité opérationnelle de toujours ? Ce qui est sûr, c’est qu’un général a été vu, une valise de billets ouverte devant lui, à proximité de l’hôpital où se trouvait au même moment Wahab Akhbar, le gouverneur de Basilan. “Il se peut qu’un pot de vin ait été versé a récemment admis au Washington Post le général Adan, porte-parole des FAP, après avoir longtemps soutenu le contraire. “Personnellement, je crois qu’il y en a eu un. La question est de savoir où il est allé et qui l’a touché. Ce que nous disons, c’est que l’armée n’est pas impliquée
Akhbar, quant à lui, prétend ne rien savoir. Prospère imam d’une quarantaine d’années, il a tout du “seigneur de la guerre” : il entretient une armée privée, répond à cinq portables et fume à la chaîne des blondes d’importation. Son élection en mai 2001 doit beaucoup, dit-on, à ses “largesses” envers les communautés rurales et les officiels du coin. Des détachements de Marines étaient postés à chaque bureau de vote, pour s’assurer que les électeurs ne se trompent pas de candidat (4).
“Il rend visite à chaque nouveau commandant de brigade pour lui faire, en cash, des donations pour ses opérations’ raconte le P. Nacorda. Akhbar fut l’un des co-fondateurs d’Abu Sayyaf, au début des années 1990. Pour les habitants de Basilan, son implication actuelle ne fait guère de doute. Ils reconnaissent souvent des Abu Sayyaf parmi ses hommes de main, et vice-versa.
Pourquoi évoquer ces éléments en introduction d’un dossier consacré à la question musulmane aux Philippines ? Essentiellement parce qu’ils conduisent à s’interroger sur les agissements, les motivations et les complicités d’un groupe que l’on présente bien vite comme “islamiste radical “Les Abu Sayyaf n’ont aucune connaissance de l’islam s’emporte Shariff Julabi, le leader du Front Moro de libération islamique (FMLI) (5) pour Zamboanga, Jolo et Basilan. Pour Julabi comme pour beaucoup de musulmans, la part d’idéologie du groupe – dont certains des membres ne seraient “que” des délinquants chrétiens en cavale – n’est qu’un lointain souvenir.
Dans le contexte de la “guerre contre le terrorisme cela crée une interférence d’autant plus nuisible que, par l’aspect spectaculaire de leurs actions, les Abu Sayyaf en sont venus à incarner en large partie, aux yeux de l’opinion internationale, la question Moro dans son ensemble. Il ne s’agit pourtant là que d’un aspect très limité d’un problème beaucoup plus vaste, né de la rencontre au XVIe siècle de deux civilisations “importées” et dont les ultimes développements sont issus d’une guerre à intensité variable qui dure depuis 30 ans. Si la voie d’un règlement pacifique et politique du conflit ne s’est jamais véritablement imposée – malgré la signature d’un accord de paix avec le FMLN en 1996 et des négociations en cours avec le FMLI -, les responsabilités en sont partagées. A la corruption et à l’aveuglement de l’armée répondent les déchirements ethniques, idéologiques et claniques de mouvements de résistance dont l’organisation n’a jamais été très centralisée. Sur fond de profonde misère, leurs dirigeants ont souvent eu le plus grand mal à imposer aux leurs de respecter les frontières entre lutte armée, querelles locales et banditisme. “Tout, dans ce pays, passe par des réseaux personnels, des individus, pas des organisations note la journaliste Glenda Gloria (6). Le constat est d’autant plus valable à Mindanao que la culture clanique des Philippines y est exacerbée par une vendetta permanente.
I – Les “Moros” de Mindanao
1 – Campo Muslim
Campo Muslim résume bien des aspects de la guerre sans fin à laquelle se livrent rebelles musulmans et FAP. Tassé au bord de la rivière Pulangi, dont ses habitants, pêcheurs ou kargadors (7), tirent la plupart de leurs revenus, le bidonville a poussé en lisière de Cotabato, au sud-ouest de Mindanao. Ancienne capitale du sultanat de Maguindanao, Cotabato est aujourd’hui majoritairement peuplée de chrétiens ; les commerçants chinois y règnent sur l’économie locale. Peuplé par des vagues successives de réfugiés ayant fui les combats, Campo Muslim concentre, dans ses cabanes de nipa ou de bambou, une population musulmane pauvre et déracinée. L’endroit est considéré comme un vivier de la rébellion par les chrétiens de la ville qui ne s’aventurent pas dans ses ruelles.
C’est au cœur de Campo Muslim que se trouve l’Institut des études bangsamoro du professeur Abhoud Syed Mansur Lingga, président de l’Assemblée consultative du peuple Bangsamoro, une organisation indépendantiste de masse proche du FMLI. Soucieux d’exposer la cause du mouvement sous un jour plus modéré que l’image qui en est habituellement donnée à Manille, Lingga récuse toute accusation de radicalisme religieux. “Il me semble que l’islam auquel souscrit le FMLI est plutôt libéral déclare-t-il avant de se corriger. “Ce n’est pas, en fait, l’expression appropriée. Ce n’est pas l’islam qui est libéral ou non, ce sont les croyants eux-mêmes. Ce sont la direction du FMLI et le peuple qui sont libéraux. Je pense qu’il faut parler en ces termes des gens qui adhèrent à la religion plutôt que de la religion elle-même insiste le professeur, pour qui la caractéristique principale de l’islam aux Philippines est qu’il fonde une “identité nationale” qui n’a jamais été reconnue par le gouvernement central.
D’inspiration chaféite et donc sunnites, les musulmans des Philippines seraient près de 5 millions, soit 5 % d’une population très majoritairement catholique. Ils vivent au sud du pays, sur la grande île de Mindanao et l’archipel des Sulu, chapelet de 369 îles qui va de Basilan à Tawi-Tawi, à la limite des eaux territoriales malaisiennes. Ils sont majoritaires dans cinq provinces de la région : Sulu, Tawi-Tawi et Lanao del Sur sont à 95 % musulmanes, Basilan à 80 %, Maguindanao à 65 %. Sur l’ensemble de Mindanao, la population musulmane ne représente plus que 20 % du total, conséquence d’une migration massive de colons chrétiens organisée au long du siècle par le gouvernement (cf. infra).
L’identité “bangsamoro” a été forgée dans les années 1960, à la faveur de la résurgence du mouvement nationaliste musulman philippin. Au malais bangsa, pour “nation a été adjoint l’appellation moro, du nom que les colonisateurs espagnols et portugais donnèrent aux populations islamisées ; une référence péjorative à la Reconquista de la péninsule ibérique réappropriée comme symbole identitaire. Le concept, défendu aussi bien par le FMLN et que le FMLI, est récent. Il n’a été inventé, disent ses pourfendeurs, que pour “vendre la cause Moro aux pays arabes” pendant les années 1970. “C’est un concept d’intellectuels que les gens ordinaires ne comprennent pas ; pour eux, les différences tribales restent fortes. La haine entre Tausugs et Maguindanaos est souvent plus importante que la haine entre chrétiens et musulmans estime le politologue Alex Magno.
Transcender les identités ethniques n’est, il est vrai, pas une mince affaire : les Moros se répartissent en trois groupes ethnolinguistiques majeurs et dix mineurs (8). Les Tausugs, Samals et Yakan peuplent les provinces de Sulu, Tawi-Tawi et Basilan, historiquement le cœur du sultanat de Sulu. Les Maguindanaos, Maranaos et Iranuns vivent, au centre de Mindanao, dans les provinces de Maguindanao et Lanao del Sur, la zone d’influence historique du sultanat de Maguindanao. Ces deux zones correspondent aux fiefs du FMLN, à direction Tausug, et du FMLI, à direction Maguindanao. Si, selon le professeur Lingga, les divisions ethniques ne posent “aucun problème” de coexistence entre les deux mouvements, il n’en a pas toujours été ainsi. La question fut l’un des éléments invoqués lors de la scission, en 1977, de la direction du FMLN, la faction du Maguindanao Hashim Salamat reprochant au dirigeant Tausug Nur Misuari sa “tendance à privilégier certains groupes ethnolinguistiques
2 – L’histoire des Moros
S’implantant en Asie du Sud-Est à partir du IXe siècle, via des comptoirs jalonnant la route commerciale reliant la péninsule arabique à l’Asie centrale, l’Inde et la Chine, l’islam fait ses premiers pas sur le territoire actuel des Philippines aux alentours de 1280, dans l’archipel de Sulu. Ces implantations ne prirent un tour politique qu’au début du XVe siècle, après l’arrivée du Rajah Baginda qui désigne comme successeur son beau-fils Abubakar, considéré comme le fondateur du sultanat de Sulu, en 1450.
On attribue la fondation de la première communauté musulmane de Mindanao au Sharif Kabungsuwan, vers 1515. Débarquant à la tête d’une troupe importante dans la province de Maguindanao, il y noue des alliances politiques et familiales avec les principaux clans de la région. Le sultanat de Maguindanao est fondé en 1619 par le sultan Kudarat, héritier des puissantes lignées de datus (9) de Rajah Buayan et de Maguindanao. Des communautés de marchands musulmans se sont également développées à Mindoro, Batangas et Manille, au nord.
Après la “découverte” de l’archipel par Magellan en 1521 et sa colonisation inaugurée par Legaspi en 1565, l’influence espagnole s’est cantonnée pour l’essentiel au nord du pays, sans jamais soumettre les sultanats du sud. Les “guerres Moros” qui ont opposé les deux ensembles sont conventionnellement découpées en six périodes : quatre premières de 1565 à 1663, une cinquième de 1718 à 1762 et une sixième de 1851 à 1895.
Derrière leur apparente continuité, ces guerres recouvrent des périodes étendues de coexistence pacifique, entrecoupées d’accrochages ponctuels et de raids innombrables, dans les territoires espagnols, de pillards des mers musulmans pour y alimenter leur commerce privé d’esclaves. Le plus souvent rivaux, les sultanats ont parfois cherché l’aide de l’Espagne contre leurs ennemis et entretenu des liens commerciaux florissants avec Manille. Le mythe de l’identité Moro ne s’en est pas moins construit sur l’idée que les différentes ethnies islamisées ont vécu ces guerres comme un effort continu pour protéger leur religion, leur culture et leurs terres contre une agression extérieure permanente, et ce jusqu’à ce jour.
L’aspect religieux des guerres Moros, mis en avant par le discours officiel de “christianisation agressive” des troupes espagnoles (ordre de détruire les mosquées et de convertir les populations) est aussi une rhétorique destinée à dissimuler des objectifs stratégiques : monopoliser le commerce, en contrôler les ressources, collecter des taxes. Même s’il est probable que des appels à la résistance ont été formulés sur la base de la religion, il ne semble pas que celle-ci a jamais eu dans les populations musulmanes un impact aussi élevé que chez leurs élites – qui en tiraient l’essentiel de leur légitimité. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il n’existe aucune preuve directe de chefs religieux ayant prêché une résistance commune contre les Espagnols.
A la signature du Traité de Paris, le 10 décembre 1898, l’Espagne cède sa colonie aux Etats-Unis pour 20 millions de dollars mexicains. L’intervention des Etats-Unis a certes été décisive, mais nombre d’auteurs philippins considèrent qu’à la signature du Traité, leur pays était déjà “un Etat parfaitement légitime” (10La République des Philippines avait été proclamée six mois plus tôt, le 12 juin 1898, à la suite de la Révolution de 1896. D’une certaine façon, l’Espagne vend ce qui ne lui appartenait pas. Les sultanats de Sulu et de Maguindanao ne furent jamais soumis et le peuple philippin vient de conquérir son indépendance. Lorsque naît la République indépendante, en 1946, les sultanats de Sulu et de Maguindanao y sont inclus sans plus de consultation.
Alors que la présence espagnole à Mindanao a consisté en l’établissement de garnisons militaires et a été caractérisée par une volonté relativement peu affirmée d’administrer la population indigène, l’emprise américaine se veut plus directe. Elle suit un schéma paternaliste teinté de religiosité, nourri par le sentiment que, en tant que non-chrétiens, les musulmans philippins sont les moins “avancés” d’un peuple arriéré et ont besoin d’une attention particulière pour mener à bien “leur promotion à la civilisation
Cette politique est ponctuée d’opérations de “pacifica-tion” souvent très brutales. Alors que le gouvernement mi-litaire fait place à une administration civile dans les Visayas et Luzon dès 1901, il se prolonge dans les régions musul-manes jusqu’en 1913, en butte à des mouvements de résis-tance spontanés, sous la conduite de datus hostiles, pour des raisons plus souvent matérielles que proprement “nationa-listes à la présence américaine. En 1906 à Jolo, plus de 600 hommes, femmes et enfants sont massacrés à Bud Dajo, conséquence d’une rébellion contre la promulgation d’un impôt par tête. En tout, au moins 3 000 musulmans sont tués par les forces américaines entre 1903 et 1906.
En 1899, un traité formel, le Bates Agreement, est signé avec le sultan de Sulu. Les Américains promettent de ne pas interférer dans les affaires religieuses, juridiques et commerciales du sultanat et de verser un salaire mensuel au sultan et à ses datus, en échange d’une reconnaissance de leur souveraineté. Cette politique est rapidement abandon-née : en 1903, un système de tutelle place les chefs locaux sous la supervision d’un gouverneur. Le Bates Agreement est unilatéralement abrogé en 1905, le sultan de Sulu ne conservant plus qu’un statut de “chef spirituel
Najeeb Saleeby, médecin de l’armée américaine d’origine syrienne arrivé aux Philippines en 1900, a été l’un des agents les plus influents de l’attitude adoptée par les autorités coloniales. Sa fascination pour les habitants de Mindanao, dont il apprend deux des idiomes, et sa connaissance de l’arabe lui valent d’être nommé en 1905 Agent des Affaires Moros. Opposé à l’administration directe de Mindanao, il publie en 1913 La question Moro, essai dans lequel il s’attaque à la vision traditionnelle des musulmans, “sauvages” et “fanatiques “La religion est si peu profondément ancrée chez les Moros qu’il leur est impossible de devenir enthousiastes ou fanatiques à ce sujet écrit-il.
Pour Saleeby, l’intérêt des Américains est d’unir les ethnies Moros, sous la conduite de leurs chefs traditionnels, pour “initier un processus de développement graduel” avant l’indépendance inéluctable du pays. Saleeby, lui-même chrétien, déclare que “l’islam peut être encouragé et promu” au bénéfice des Moros et des occupants parce qu’il constitue le lien qui unit les communautés entre elles et à leurs chefs traditionnels, enclins pour beaucoup à collaborer. Ainsi, “l’individu Moro se sentirait mieux protégé et deviendrait plus économe et intelligent. Poussé par une tendance naturelle à imiter la civilisation supérieure, il réformerait inconsciemment ses habitudes et sa vie domestique et acquerrait graduellement les idées et ambitions nouvelles de l’Amérique” (13).
Jamais formellement intégrées à la politique des Etats-Unis vis-à-vis des musulmans, les propositions de Saleeby ont influencé toute une génération de fonctionnaires coloniaux (14) qui s’évertuent à former une élite intellectuelle locale selon des critères modernes.
II – Facteurs internes de radicalisation
1 – Aspect économique et social
Réaction à une domination étrangère, américaine puis philippine, considérée par essence comme oppressive, la rébellion Moro se nourrit d’une frustration économique et sociale, d’un “sentiment de dépossession” (13), provoqués par la colonisation de Mindanao.
Dès l’établissement du Commonwealth philippin en 1935, Manille instaure une politique de migration à grande échelle, motivée par la volonté de “civiliser” les populations musulmanes et la poursuite de buts économiques : favoriser un développement de Mindanao qui bénéficierait à l’ensemble du pays et résoudre les difficultés des populations rurales du nord, appauvries par la dépression mondiale. En 1939 est créée la National Land Settlement Administration (NLSA) qui, à la différence des colonies agricoles fondées sous l’administration américaine, ne cherche guère à intégrer les populations musulmanes à ses programmes de distribution des terres.
Après 1946, les Philippines sont confrontées à la guérilla communiste des Huks (Hukbalahap), un mouvement d’insurrection populaire, issu de la résistance contre les forces d’occupation japonaises, qui se bat pour une réforme agraire et la fin des liens de dépendance envers les Etats-Unis. Manille ne doit sa survie et sa victoire, acquise au début des années 1950, qu’à l’apport d’une aide financière et militaire massive de Washington. La question est en partie résolue par le transfert des Huks du nord de Luzon sur les terres “vierges” de Mindanao. La population du centre de Mindanao passe de 0,7 million en 1948 à 2,3 millions en 1970, soit un taux de croissance de 229 %, contre 100 % pour l’ensemble du territoire.
Les perturbations sociales créées par cet apport massif ont été aggravées par les conditions dans lesquelles il a été effectué. Toutes les terres non enregistrées de Mindanao (14) ont été considérées comme domaine public ou militaire et distribuées en priorité, par une administration corrompue, aux colons venus du nord. Cette distribution arbitraire a creusé un fossé économique profond, mis en évidence dans les années 1970 : ne recevant aucune aide de l’Etat, les paysans musulmans ont été poussés en périphérie des terres arables qu’ils occupaient précédemment.
Dans le même temps, le retrait américain et la plus grande circulation des armes durant l’occupation japonaise, le développement de la contrebande de cigarettes américaines via Sabah et la Malaisie – “la porte de derrière” -, réinsufflent au système féodal des datus et “seigneurs de la guerre” une vigueur qu’il avait en partie perdue. Après guerre, le rôle accru de l’Etat, directement pourvoyeur d’aide ou, indirectement, distributeur de fonds de campagne via les représentants des partis nationaux, ancre politiquement et socialement le système en l’intégrant au processus électoral de reproduction des élites : achat des voix, intimidation et marchandage des scrutins locaux au niveau national.
Dès le début du XXe siècle, l’économie locale est organisée autour de productions axées sur l’exportation, comme le bois, le sucre, le café, les fruits (bananes, ananas) ou les minerais, en réponse aux besoins de Manille et de ses principaux partenaires commerciaux, Etats-Unis et Japon en tête. “Luzon et les Visayas pourraient à peine survivre sans Mindanao, parce que la région fournit à leurs industries 65 % de leurs matières premières. Et les terres y restent peu peuplées explique le député Gerry Salapuddin. Le développement de Mindanao, orienté par les multinationales qui y ont pris pied, répartit inéquitablement ses bénéfices. Désorganisant la production vivrière et le mode traditionnel de propriété communautaire des terres, il ne s’est pas accompagné d’une augmentation du niveau de vie qui lui aurait fourni son propre moteur. L’afflux de colons chrétiens a offert une main-d’œuvre abondante aux exploitations agricoles et industrielles, confinant nombre de paysans musulmans à des activités de survie. Le groupe Abu Sayyaf qui, dans ses revendications, a appelé plusieurs fois au démantèlement des compagnies étrangères de pêche industrielle, s’est fait à sa manière l’écho de cette évolution.
Dans un pays où l’océan de la misère n’en finit pas de s’élargir, la détresse économique des masses musulmanes demeure un élément central des troubles de Mindanao. Selon une estimation de la Banque mondiale, 45,9 % des Philippins gagnent moins de deux dollars par jour, 12,7 % moins de un dollar par jour. Il ne s’agit là que d’une moyenne nationale qui ne tient pas compte des écarts entre Manille, les zones urbaines et les campagnes les plus reculées, même à ce niveau dérisoire de revenu. A Basilan, le ministère des Affaires sociales estime à 70 % la part de la population qui vit au-dessous du seuil de pauvreté.
Mindanao n’a été que très peu été touchée par la transfor-mation économique des années 1980. La part du secteur primaire dans la production totale y représente encore 42 %, l’industrie et les services 25 % et 34 %. L’agriculture emploie plus de la moitié de la population active (15). Elle est, de plus, peu performante. Le taux de croissance annuel de sa production n’a été que de 1,7 % entre 1986 et 1991, de 0,9 % entre 1992 et 1996. Le taux de croissance de la population s’est quant à lui fixé, sur la même période, à 2,7 %.
Le Sud philippin souffre d’un cycle vicieux de sous-développement, où le manque d’emploi entraîne une baisse des salaires, où la demande très limitée entraîne une baisse de l’emploi et une augmentation de la pauvreté, où le taux de chômage élevé et l’incidence de la misère nourrissent une agitation politique qui, à son tour, décourage les investissements. Mindanao a souffert, en fin de décennie dernière, des effets combinés de la crise asiatique, de la sécheresse causée par El Niño et de la reprise des hostilités sous l’administration Estrada.
La détérioration continue de leur environnement économique explique qu’autant de musulmans sont “désespérés estime le professeur Carmen Abubakar, doyen du département des études islamiques de l’Université des Philippines. “Ces gens-là ne voient pas d’alternative à leur mode de vie, c’est pour ça qu’il est si facile de les radicaliser. C’est aussi pour ça que le gouvernement essaie de mener à bien un programme économique et social en leur faveur. Mais ce programme n’avance pas aussi vite qu’il le devrait. Il y a un fossé de 30 ans à combler Un propos auquel répondent ceux du P. Giuseppe Pierantoni, libéré début avril 2002 après être resté six mois otage du groupe Pentagon : “J’ai été exposé aux difficultés des plus pauvres minorités musulmanes de Mindanao, a-t-il déclaré à la presse, de retour à Manille. Notre vie était extrêmement simple, à base de riz et de ce que nous donnait la nature, du poisson ou des légumes de la forêt
Les fonds, pourtant, ne manquent pas. Les Etats-Unis se sont engagés par exemple à verser 55 millions de dollars cette année en aide au développement de la Région autono-me musulmane de Mindanao, en complément du milliard de pesos (16) promis par la Banque mondiale, le PNUD et l’USAID. Mais, comme souvent aux Philippines, la ques-tion est de savoir à qui va l’argent. “Ceux à qui l’on donne l’argent ne le redistribuent pas. Cela n’est pas uniquement le cas des musulmans, mais partout dans le pays, où la cor-ruption est devenue endémique au système. Les officiels du gouvernement qui ne sont pas riches sont considérés com-me des imbéciles, parce qu’ils n’ont pas profité de l’occa-sion qui leur était offerte se lamente Carmen Abubakar.
2 – Militarisation
Le 28 avril 2000, le président Estrada déclare une “guerre totale” au FMLI, dont l’objectif est surtout de redorer un blason singulièrement terni par la succession des scandales de son exercice. Malgré la signature d’un cessez-le-feu et l’ouverture de négociations en 2001 avec le gouvernement Arroyo, des accrochages se produisent encore, signe des difficultés à trouver un accord global. Nur Misuari, leader historique du FMLN et signataire d’un traité de paix en 1996, à la suite duquel lui échoit la responsabilité de la Région musulmane autonome de Mindanao, est à ce jour en prison. Refusant de mettre un terme à son mandat de gouverneur qu’il estimait devoir durer encore un an, chassé de la direction du mouvement par quinze de ses anciens lieutenants, avec la bénédiction de Manille, Misuari est accusé d’avoir relancé le FMLN dans la rébellion, en novembre dernier. Réfugié en Malaisie, il y a été interpellé et expulsé vers Manille en janvier 2002.
Depuis le choix de l’option militaire par Marcos, au début des années 1970, rien ne semble pouvoir mettre un terme au cycle des violences. “La politique du gouvernement, spécialement son aspect militaire, a beaucoup contribué au sentiment des musulmans qu’il est préférable de rejoindre les groupes armés, parce que personne ne les protège quand ils sont civils, même pas le gouvernement estime le docteur Abubakar. Lorsqu’il déclare la Loi martiale le 21 septembre 1972, Marcos se justifie en invoquant notamment l’escalade des affrontements armés entre chrétiens et musulmans à Mindanao. A cette époque, pourtant, la violence est en recul. La Loi martiale, plutôt que la conséquence de l’éclatement de la guerre à Mindanao, en a été la cause principale.
En moins d’une décennie, les hostilités font 120 000 morts (17), un million de déplacés dans le sud philippin et 200 000 réfugiés à Sabah. Au plus fort du conflit, 80 % des FAP sont déployées à Mindanao. Un temps aux mains du FMNL, la ville de Jolo est presque entièrement rasée fin avril 1974, au cours des opérations lancées pour la reprendre. “Il n’y a pas de terroristes ici, il n’y a que des gens qui se battent pour leurs droits, pour leur survie. En fait, nous ne voulons même pas nous battre, mais nous y sommes forcés pour nous défendre. Tellement de maisons ont déjà été brûlées, bombardées, même des lieux de culte. Et tellement d’enfants tués, de femmes violentées, violées déclare Ghazali Jaafar, vice-président du FMLI en charge des affaires politiques.
Souvent moins médiatisées que les méfaits de ses adversaires, les méthodes de l’armée se distinguent par leur brutalité : torture, arrestations arbitraires et exécutions sommaires sont encore monnaie courante. A Basilan, une enquête menée en 2001 par un groupe de militants des droits de l’homme a conclu à une situation “extrêmement préoccupante ne serait-ce que parce que 17 000 familles y sont toujours déplacées. Quelque 73 civils ayant “avoué” être des Abu Sayyaf sont détenus depuis un an, sans preuve ni jugement, à Manille.
De même, à Jolo, l’armée mène sans discontinuer une guerre cachée, depuis l’assaut décrété pour mettre fin à la crise des otages, en septembre 2000. Début 2002, des affrontements ont laissé 36 morts dans les étals du marché de Jolo-ville. Ils ont opposé des philippins à des civils et des combattants du Front Moro de libération nationale (FMNL), intégrés à l’armée (18) mais fidèles au gouverneur Misuari. Les Marines affirment ne pas comprendre pourquoi ils ont été attaqués. Des civils musulmans avaient organisé une manifestation pacifique de soutien à leur leader emprisonné. Ils n’ont jamais su ce que faisaient au cœur de la foule deux soldats en civil, grenades dégoupillées à la main. Bien qu’officiellement non concernée par les “exercices” de l’armée américaine, limités pour l’instant à Basilan, l’île est survolée toutes les nuits par un avion espion de Air Force.
A Danag, commune de Patikul, près de 700 familles sont regroupées depuis novembre 2001 dans un “centre d’évacuation” perdu au bout d’une piste boueuse. Elles n’y ont reçu qu’une seule fois de l’aide alimentaire : 5 kg de riz, du poisson séché et une boîte de sardines par famille. Trois équipes médicales leur ont rendu visite à ce jour, alors que les conditions sanitaires sont désastreuses. Avec jusqu’à cinq familles par hutte de bambou, les risques d’épidémie sont énormes. Des cas de gale, de gastro-entérite, de tuber-culose et de pneumonie ont déjà été diagnostiqués. La mal-nutrition fait des ravages chez les plus faibles, enfants et personnes âgées en tête. Il est impossible de savoir avec précision combien de familles, sur toute l’île, subissent ce cauchemar, mais il est sûr qu’aucune des 18 communes de l’île n’a été épargnée. Une équipe d’associations philippi-nes des droits de l’homme enquêtant sur place a été mitrail-lée par un hélicoptère de l’armée, pendant près d’une heure.
“Nous avons trop peur de revenir chez nous confie Farouk (19), le responsable d’une communauté des envi-rons de Danag. L’armée considère la zone comme un “no man’s land” et tire à vue sur ceux qu’elle y surprend. C’est dans les environs que furent retenus les Occidentaux et Malaisiens capturés à Sipadan. Farouk et les siens s’étaient d’abord installés dans l’école élémentaire de Daymala, située un peu plus haut dans les collines verdoyantes, à moins d’un kilomètre du camp du Commandant Radulan, seule figure “idéologique” des Abu Sayyaf de Jolo. En novembre 2001, au début du ramadan, l’aviation bombarde l’école et les civils qui s’y trouvent, bien qu’ils se soient identifiés auprès des autorités militaires. En février dernier, après une semaine de préparation d’artillerie, l’armée lance une opération massive, au cours de laquelle 132 maisons sont pillées puis brûlées.
“J’ai perdu tous mes biens : mes plantations, mes poulets, six vaches et deux chevaux raconte Nasser, 50 ans, qui n’a pu revenir constater les dégâts qu’en mars. La famille de Sharifa a retrouvé le corps de son père, qui avait refusé de fuir, brûlé dans les ruines fumantes de leur maison. Partout, le long du sentier qui serpente vers l’école de Daymala, le même spectacle de désolation, amas de cendres dont émergent des restes de pilotis calcinés. Là, c’est une chaussure ou un bout de tissu qui traîne. Plus loin, un escalier qui s’arrête face au vide. La cour de l’école, vaste étendue d’herbe d’où on aperçoit la mer, au loin, est balafrée par un gigantesque cratère, souvenir du bombardement de novembre. Les locaux sont dévastés, les murs criblés de balles et d’éclats. En cinq jours d’enquête (20), la mission des droits de l’homme a documenté 97 cas de torture, 122 arrestations arbitraires et l’évacuation forcée de 5 304 personnes.
3 – Le rôle de l’armée
“Depuis Edsa 2 (21) et Edsa 3 (22l’armée est redevenue le faiseur des rois. Elle va faire payer son soutien à la présidente, en logements ou en bakchichs analyse une source diplomatique – “et elle n’a pas intérêt à ce que se termine la guerre à Mindanao De même, “en parvenant à faire croire au monde entier qu’il y a des terroristes aux Philippines, ses stratèges s’attirent la sympathie des Occidentaux, la sympathie des Etats-Unis. Tout ça fonctionne à leur avantage estime Abhoud Syed Lingga.
L’aide de George W. Bush au combat de Manille contre le terrorisme s’est déjà traduite par la livraison de huit héli-coptères, une vedette rapide, un Hercule C-130 et 30 000 M-16, le tout assorti d’une enveloppe “d’assistance mili-taire” de 100 millions de dollars, promise lors de la visite de Gloria Arroyo à Washington, en novembre dernier.
“Si un cessez-le-feu est signé et que les combats cessent pour de bon, les militaires seront confinés dans leurs baraques et le flot de leur budget sera coupé estime Eid Kabalu, porte-parole du FMLI. “Il faut admettre aussi que l’armée est très corrompue. Très, très corrompue, reprend-il. Vous vous souvenez de ces images des Abu Sayyaf en train d’essayer leurs nouvelles armes ? Ces armes viennent des Marines, ils les ont achetées au Southcom
Comme pour toutes les armées engagées dans des opéra-tions de maintien de la paix, les avantages financiers qui en découlent, en terme de salaire, sont considérables. Pour les officiers supérieurs, l’attrait est encore accru par la perspec-tive de l’avancement. “Vous ne pouvez être promu général que si vous avez une expérience du combat. Etre affecté à Mindanao est donc une bien meilleure façon d’en devenir un que de rester dans un bureau à Manille explique Carmen Abubakar. Angelo Reyes, ministre de la Défense de Gloria Arroyo, était chef d’état-major sous Estrada. Le général Roi Cimatu, le nouveau chef d’état-major, était pré-cédemment à la tête du Southcom. “Il est très clairement évident que les militaires ne veulent pas que la paix règne à Mindanao résume le député Gerry Salapuddin.
Depuis les années Marcos, les témoignages ont abondé sur la manipulation de certains groupes extrémistes par l’ar-mée, pour des motifs d’intérêt personnel aussi bien que pour contribuer à maintenir un climat de tensions intercom-munautaires. Dramatique dans ses conséquences, la vague de violence qui a enflammé Cotabato au début des années 1970 est un phénomène complexe : conflit intercommunau-taire, certes, mais aussi rivalités inter-élites et révoltes spontanées contre des “seigneurs de la guerre chrétiens ou musulmans, jugés trop oppressifs. Elle a consisté en une série d’attaques par des bandes armées chrétiennes de paysans musulmans, vengés par des bandes armées musulmanes s’en prenant à des paysans chrétiens. Bien que géographiquement circonscrites, ces attaques ont fait officiellement plus de 500 morts de janvier à octobre 1971, sans tenir compte de celles qui n’ont pas été répertoriées.
Parmi les principaux acteurs de ces violences, les Black shirts, une milice musulmane, et les Ilaga (23), unité paramilitaire de colons fanatiques très certainement liée à l’armée. A chaque fois que les Ilaga ont attaqué des civils musulmans, les FAP (24) ne sont pas intervenues. Les Ilaga furent aussi soutenus par des politiciens locaux, dont ils ont défendu les intérêts. Parmi leurs “faits d’armes” les plus marquants : le massacre de 65 civils dans une mosquée du village de Manili, en juin 1971, alors formellement sous contrôle de la gendarmerie.
Le flambeau porté par les Ilaga n’est pas réservé aux seuls groupes chrétiens. Le mouvement Pentagon, spécialiste du kidnapping contre rançon, a fait récemment son apparition. “Juste au moment où le gouvernement commençait à négocier sérieusement avec le FMLI relève Gerry Salapuddin. Même s’il n’a jamais fait état de revendications politiques, l’armée affirme que Pentagon lève des fonds pour le FMLI, dont il serait une émanation.
Interpellé le 16 février dernier à Quiapo, le quartier musulman de Manille, l’un des leaders du mouvement, Faizal Marohombsar, a déclaré qu’il était un “agent” chargé d’infiltrer et de neutraliser le principal dirigeant du groupe, Tahir Alonto. Selon le témoignage de trois anciens membres du groupe, il leur a été confié, à leur recrutement, de ne pas s’inquiéter d’une éventuelle arrestation, puisqu’ils étaient protégés par un haut gradé de la police régionale, par ailleurs cousin de Marohombsar (25). Ce dernier a également accusé le général Leandro Mendoza, directeur de la police, et Jose Lina, ministre de l’Intérieur, d’être derrière les opérations du groupe. Aucune enquête n’a été ordonnée après ces accusations.
“Par le passé, Marohombsar s’est déjà rendu à l’armée. Quant à Alonto, il s’est livré deux fois, une fois à la police et, plus tard, à l’armée. Bref, ces gens travaillent pour le gouvernement assure Eid Kabalu. Alonto et Marohombsar ont officié au sein d’un groupe de preneurs d’otages du début des années 1990, sous la conduite du chef de bande Abogado Mubarak. Après l’exécution de ce dernier dans des circonstances jamais élucidées, Alonto et Marohombsar ont repris la boutique. C’est aux hommes de Marohombsar qu’aurait été versée, début janvier à Cotabato, une rançon de un million de pesos (27), plus 500 000 pesos pour “frais de pension complète pour la libération du P. Pierantoni. Une version démentie par les autorités, pour lesquelles jamais de l’argent n’a été échangé. “Après des combats intenses à Mindanao, nous sommes parvenus à sauver le P. Pierantoni a prétendu Gloria Macapagal-Arroyo. Le principal intéressé a raconté à la presse locale comment il a été escorté jusqu’à une clairière où l’attendait une ambulance. “Il n’y a eu aucun accrochage. J’ai été remis aux autorités a déclaré le P. Giuseppe Pierantoni le jour de sa libération, le 8 avril dernier.
III – Interventions extérieures
Les conséquences de l’internationalisation de la question de Mindanao sont loin d’être univoques. Si, note Che Man (27), “l’implication d’organisations et d’Etats musulmans dans la lutte de libération Moro a aidé à renforcer les capacités militaires et politiques du mouvement séparatiste, au point qu’il a été capable de contraindre le gouvernement central à faire des concessions et mettre un frein à ses visées elle n’a jamais, en revanche, été suffisante pour imposer “un règlement satisfaisant aux yeux de l’un ou de tous les protagonistes locaux
Si l’équivoque demeure, c’est parce que se contredisent les intentions des différents acteurs : équilibre national et régional pour la Malaisie, voire l’Indonésie, toutes deux membres de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), comme la Libye, dont les motivations sont, à l’origine du moins, nettement plus radicales. Logiques sur lesquelles sont venues se greffer les courants terroristes internationaux et les visées stratégiques des Etats-Unis.
1 – Renouveau islamique
Portée par l’afflux des réparations de guerre versées par le Japon et les Etats-Unis, la vague du renouveau islamique de l’après-deuxième guerre mondiale a eu un impact fort sur la conscience Moro. Historiquement, l’ancrage du FMLI à Cotabato s’explique, considérations ethniques mises à part, par la coopération de la nouvelle génération d’oulémas qui s’y est développée à partir des années 1950. Souvent clandestins, ces oulémas n’ont longtemps prêché que dans les campagnes. Leur discours a tranché avec celui de leurs aînés, intimement liés au système des élites traditionnelles. La genèse de ce renouvellement remonte à 1951, date de la visite à Cotabato de Maulanan Mohamed Abdul Aleem Siddiqui, premier missionnaire égyptien à y mettre les pieds. L’année suivante, un autre missionnaire d’Al-Azhar (28), l’Indonésien Abdul Ghani Sindang, fonde une école coranique.
Le mouvement est renforcé par le rétablissement des liens avec les centres religieux de l’islam et l’intensification sans précédent des échanges avec l’université Al-Azhar : entre 1955 et 1978, le gouvernement égyptien, dans le cadre des programmes pan-islamiques lancés par Nasser, accorde plus de 200 bourses à des jeunes musulmans philippins.
Les emblèmes de cette résurgence islamique ont d’abord constitué des signes d’affirmation identitaire, plutôt que la manifestation de pratiques religieuses socialement ancrées. Cela n’a concerné qu’une frange limitée de la population musulmane, la plus occidentalisée, à savoir l’élite politique. Celle-ci, par ailleurs, ne remettait pas en cause la légitimité de l’Etat central et utilisait ces emblèmes pour renforcer son autorité coutumière. Replacés dans le contexte du bouleversement démographique de Mindanao, ces signes d’appartenance lui a servi à rassurer les politiciens et électeurs chrétiens, en affichant sa capacité de contrôle des musulmans. Même majoritaires, les chrétiens ont accordé leur confiance aux élites musulmanes, précisément parce qu’elles leur offraient la garantie de la stabilité (29).
Revenant aux Philippines après un séjour long en moyenne de huit ans, les diplômés en études islamiques d’Al-Azhar ont enseigné la religion à leur tour, constituant progressivement une nouvelle catégorie de spécialistes religieux, appelés ustadz (30). Bien que moins nombreux que ceux partis étudier à Manille, leur influence politique et symbolique dépasse de loin leur nombre. Sensibilisés à l’activisme politique islamique, on les retrouve dès leur retour à la tête des mouvements séparatistes.
La multiplication de ces nouveaux centres d’enseignement islamiques a d’abord modifié une éducation religieuse jusque là très rudimentaire. “Ce que les élites politiques connaissaient de l’islam, c’était peut-être le droit coutumier et quelques éléments du rituel, la base de ce que doit savoir tout musulman. Mais ils n’en savaient que très peu sur la charia, par exemple, qui demande un apprentissage spécifique juge Carmen Abubakar.
Par contraste, les nouvelles madrasas (écoles coraniques) mettent l’accent sur la compréhension de l’arabe et l’interprétation textuelle du Coran – un bouleversement qui a eu des effets politiques à long terme. La professionnalisation du personnel religieux a directement concurrencé le système traditionnel de parrainage des mosquées et écoles coraniques par les datus, pour beaucoup récupérés et utilisés par Marcos.
Relayé par les bourses du gouvernement égyptien dans les années 1950, le flot d’argent s’est considérablement accru dans les années 1970 et 1980. Dès 1971, la Libye envoie des fonds pour la construction de mosquées et d’écoles coraniques, imitée par la suite par l’OCI. La Libye et l’Arabie Saoudite versent des salaires aux oulémas, renforçant leur indépendance locale. A la fin des années 1970, un financement complémentaire est initié via des initiatives caritatives privées depuis, entre autres, l’Arabie Saoudite, grâce à des contacts établis par les rebelles et les oulémas.
Quand le conflit baisse en intensité, au début des années 1980, les oulémas sortent de l’ombre, le discours religieux étant l’une des rares formes d’expression autorisée par Marcos. Les thèses du renouveau islamique doivent leur impact à un point essentiel : la défense par les ustadz de l’égalité des droits politiques et de la justice économique en tant qu’aspects fondamentaux de l’islam. Il n’en a pas moins entraîné des résistances, l’abandon de certains rituels pré-islamiques et l’application stricte de la charia étant interprétés par beaucoup comme “une forme d’impérialisme culturel arabe note Carmen Abubakar.
Le parcours d’Hashim Salamat, le leader du FMLI, est emblématique de cette évolution. Maguindanao natif de Cotabato, issu d’une famille noble quoique pas spécialement riche ni éminente, il part pour Le Caire en 1959. Il y milite au sein de l’Association des étudiants musulmans philippins et devient président de l’Organisation des étudiants asiatiques. Il revient en 1967 à Cotabato, où il essaie de participer à la vie politique. Il en est vite déçu, parce que “les vieux leaders politiques traditionnels musulmans ne nous permettaient même pas de les approcher” (31).
Lors de son passage au Caire, Salamat entre en contact avec les Frères musulmans. “Il a des contacts parmi eux, mais à un niveau personnel admet Eid Kabalu. “Nous n’avons aucun accord formel avec eux, mais le fait est qu’ils poursuivent des objectifs similaires aux nôtres c’est-à-dire “l’établissement d’un Etat islamique
Les liens de Salamat avec les Frères musulmans remontent aux années 1950. “C’était il y a longtemps, et l’on peut penser que les gens qu’il connaissait sont déjà morts, ou vieux, comme lui (32) tempère Carmen Abubakar, qui ne voit à ces rapports rien d’illégitime. L’idéologie du FMIL est islamique, au sens où elle ne reconnaît pas d’autre loi politique, sociale, ou morale, que celle de Dieu et du Coran, la charia. Le mouvement n’entend pas pour autant s’en prendre aux autres religions per se. Si Mindanao doit devenir indépendante, “les chrétiens [y] seront autorisés à pratiquer leur religion. Pas seulement les chrétiens d’ailleurs, mais toutes les religions pourront continuer à exister assure Ghazali Jafaar, le vice-président du FMIL.
2 – Implications et médiations internationales
Dès son arrivée au pouvoir en 1965, Ferdinand Marcos, souhaitant associer son nom aux efforts de construction de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN), noue des relations avec la Malaisie. Il cherche surtout à dissimuler ses visées sur l’Etat du Sabah, intégré à la Malaisie lors de sa formation en 1963 (33) et où vivent des dizaines de milliers de musulmans philippins. Manille revendique le territoire au nom du contrôle exercé par le sultanat de Sulu sur Sabah avant l’arrivée des Britanniques.
Sabah est riche en pétrole et la Malaisie semble un adversaire facile : engagée dans une dispute territoriale avec l’Indonésie, elle vient de se séparer de Singapour, en 1965. Marcos et son état-major veulent en profiter pour infiltrer à Sabah des agents chargés de recruter et d’organiser les Philippins en un mouvement sécessionniste qui réussira de lui-même ou justifiera une intervention militaire. L’opération débute en 1967, avec un premier groupe d’hommes originaires de Sulu et Tawi-Tawi.
Quelque 180 autres musulmans sont secrètement entraînés sur l’île de Corregidor, en face de Manille, où, après le meurtre dans des conditions douteuses d’un officier en mars 1968, au moins une trentaine d’entre eux sont sommairement exécutés. L’affaire est révélée au grand public par le sénateur Aquino. Marcos dément tout, des meurtres à l’opération elle-même, dont aucun des responsables n’a jamais été inquiété.
La révélation du “massacre de Jabidah” a eu un effet galvanisant sur la communauté étudiante musulmane de Manille. Elle pousse Nur Misuari, fils d’une famille pauvre de Jolo, sur le devant de la scène. Diplômé de l’Université des Philippines, Misuari, militant marxiste, y enseigne en 1968 les sciences politiques. Il a participé en 1967 à la création de la Ligue nationaliste musulmane dont il dirige la publication, The Philippine Muslim News.
Empruntant beaucoup au discours révolutionnaire, Misuari et les siens le réorientent dans une optique plus nationaliste que spécifiquement musulmane. Héritiers d’une identité “ethnicisée” par leurs prédécesseurs de l’ère coloniale, ces jeunes ont fait l’expérience du racisme ordinaire anti-musulman. Le massacre de Jabidah leur fournit une métaphore et une provocation : des musulmans volontaires pour servir la république ont été trahis, exploités et assassinés par des fonctionnaires catholiques. Leur réponse est radicale : les musulmans doivent “se séparer” et se proclamer “un peuple nouveau rejeter l’identité qui leur a été imposée et s’en constituer une nouvelle, celle de “Moros
Les deux courants représentés par Misuari et Salamat fusionnent au sein du Muslim Independent Movement (MIM), organisation créée en mai 1968 par un vétéran de la politique, le datu Matalam. Son but officiel : la sécession des musulmans “de la République des Philippines pour fonder un Etat islamique indépendant Le revirement de Matalam, jusque là partisan de l’harmonie entre chrétiens et musulmans, est avant tout dû à des considérations de politique locale. N’empêche, le MIM inquiète l’Etat et les médias nationaux.
De portée populaire limitée, le MIM joue un rôle de catalyseur des aspirations politiques des musulmans. Il attire toutes sortes de politiciens, jeunes et anciens, establishment et anti-establishment. En 1969, Salamat crée l’association Nurul islam pour la promotion du Renouveau islamique à Cotabato. Il s’aligne l’année suivante sur le MIM, attiré par les déclarations de Matalam sur la cassure nécessaire avec la politique traditionnelle et ses appels à un Etat islamique indépendant.
Misuari entre en contact avec le MIM dans le mouvement consécutif au massacre de Jabidah. Il se rapproche du député de Lanao Rashid Lucman, figure politique proche de Tun Mustapha, ministre-président de l’Etat de Sabah. La politique de Manille à l’égard de Sabah exaspère Mustapha, Tausug de naissance. Fin 1969, 90 jeunes recrues, dont Misuari et Salamat, commencent un entraînement militaire dans les forêts de Malaisie, sous la supervision de professionnels, dont des “retraités des forces spéciales britanniques” (34).
Rejetant les politiciens traditionnels et plaçant Misuari à sa tête, c’est à partir de cette base que naît le FMLN, officialisé après la vague de terreur de Cotabato. Des événements qui ont aussi pour conséquence d’attirer l’attention du Libyen Khadafi sur la question Moro. Devenu l’hôte de Misuari et de son entourage, Kadhafi livre des armes et des fonds aux rebelles. On évoque aussi une aide financière en provenance d’Arabie Saoudite et d’Iran, un entraînement militaire dans des camps en Syrie et en Egypte.
La question Moro accède à l’arène internationale en 1972, lors de la 3ème conférence des ministres des Affaires étran-gères de l’OCI, à Jeddah, sous l’impulsion de son secrétai-re-général, le Malaisien Tunku Abdul Rahman. Aucune mention n’est faite du FMLN avant la conférence de Kuala Lumpur, en 1974, où l’OCI presse le gouvernement philippin de “trouver une solution pacifique et politique en négociant avec les leaders musulmans, en particulier ceux du FMLN La résolution force aussi la main du FMLN : le mouvement, s’il veut conserver le soutien de ses sponsors, doit abandonner sa volonté d’indépendance.
Marcos sait qu’il ne peut régler le problème du FMLN sans tenir compte de ses soutiens dans les pays du Moyen-Orient : l’approvisionnement des Philippines en pétrole est un enjeu trop important. En janvier 1975, il envoie une délégation au Moyen-Orient, où les négociations s’enlisent. Elles ne repartent qu’en novembre 1976. La dernière étape s’ouvre en décembre en Libye.
Le brouillon de l’accord signé alors prévoit la nomination de musulmans aux postes-clés du gouvernement – minis-tères, Cour suprême, etc. -, l’application de la charia dans les tribunaux locaux, la création d’un système politique et économique autonome au niveau régional et la mise en place d’un “gouvernement provisoire” dans les zones couvertes par l’accord. Marcos y fait ajouter une clause habile : “Le gouvernement philippin se chargera de toutes les procédures constitutionnelles nécessaires à l’applica-tion de l’ensemble de l’accord Les Libyens acceptent. Marcos peut faire de l’accord ce qu’il veut.
Marcos organise un référendum, boycotté par le FMLN, instituant deux régions autonomes fantoches. Cela n’empêche pas Marcos de demander à Misuari de diriger le “gouvernement provisoire Misuari refuse et ni le FMLN ni l’OIC n’acceptent de participer à la mise en place de l’administration autonome. L’OIC n’en continue pas moins à pousser à la reprise des négociations et s’inquiète des appels répétés de Misuari à la sécession. Pas question pourtant de l’abandonner tant que l’armée philippine poursuit ses opérations à Mindanao.
L’accord de Tripoli, en légitimant la position de Misuari devant le monde musulman et en la renforçant au sein de l’OIC, limite les options de ceux qui le critiquent au sein du FMLN, où les tensions vont grandissantes. Ce sont autant la signature de l’accord que le mode de direction de Misuari qui sont en cause. Salamat l’accuse d’avoir plongé la direction du mouvement dans “une crise profonde” en s’éloignant de “la voie islamique La faction de Salamat prend le nom de “Nouveau FMLN en 1977. Elle regroupe un ensemble d’érudits formés dans des écoles coraniques aux Philippines, au Pakistan, en Arabie Saoudite, en Egypte, au Koweït, au Soudan, dont les exigences religieuses avaient été mises de côté au nom de l’unité de la cause Moro.
Frustré par l’attitude du gouvernement Marcos qui se fait fort de ne pas respecter ses engagements, Misuari menace à plusieurs reprises, au début des années 1980, de reprendre la lutte armée pour l’indépendance. Salamat, au contraire, cherche à faire figure de modéré en se conformant à l’autonomie garantie par l’accord. Une stratégie qui a surtout pour objectif de se faire reconnaître par l’OIC et de lui donner le temps de bâtir son organisation. En 1980, la faction Salamat s’installe à Lahore, au Pakistan. En 1984, elle devient une organisation à part et souligne son orientation islamique pour se démarquer de la ligne séculière du FMLN. Elle sera désormais le Front Moro de libération islamique, un nom qui, en insistant sur l’aspect “djihad” de son combat, est aussi un moyen d’attirer l’aide et l’attention du monde arabe.
Quand, à la fin des années 1980, les négociations reprennent entre le gouvernement Aquino et le FMLN, Salamat reprend une ligne sécessionniste dure. Toujours sous la supervision de l’OIC, les négociations entamées par le FMLN sous Corazon Aquino débouchent sur la signature de l’accord de 1996, lors de la présidence Ramos. L’accord reprend les grandes lignes de celui de 1976.
Misuari, devenu gouverneur, est accusé de népotisme et de corruption par ses détracteurs. Ses partisans répliquent en insistant sur le fait que jamais le gouvernement ne lui a donné les moyens financiers de mener à bien son mandat. Fin 2001, le gouvernement conduit un plébiscite dans certaines provinces de Mindanao, pour décider de leur inclusion ou non – victoire du non – dans la RAMM, puis organise des élections qui sanctionnent officiellement le remplacement de Misuari par le docteur Farouk Hussin, candidat de la présidence. Il ne fait pas de doute que les résultats de ces élections ont été amplement manipulés. Alors que d’un côté, l’armée semble ne pas pouvoir digérer certaines des concessions de l’accord, à commencer par l’officialisation de la composante militaire du FMLN, Bangsamoro de libération (ABL), les musulmans reprochent à Manille son “manque de sincérité “Le gouvernement n’admettra jamais qu’il veut se débarrasser de l’accord de paix. Mais il est clair qu’il n’honorera pas ses engagements estime Khabir Malik, chef d’état-major de l’ABL (35).
Ancien représentant permanent du FMNL auprès de la Ligue musulmane mondiale, Malik est revenu à Jolo pour reprendre la “guerre défensive” que mènent ses hommes. “Selon l’accord de 1996, un plébiscite n’est possible que s’il obtient l’aval des trois parties concernées : le gouvernement, le FMLN et l’OIC. Or Manille a agi unilatéralement, c’est une violation manifeste de l’accord Des critiques qui n’émeuvent guère Eduardo Ermita, ancien général et bras droit de Ramos, aujourd’hui conseiller présidentiel sur le processus de paix. “Misuari ne peut pas dicter au gouvernement sa façon d’appliquer l’accord, parce que, comme le prévoit ce qui a été signé en 1976, le gouvernement philippin se chargera de toutes les procédures constitutionnelles nécessaires à l’application de l’ensemble de insiste-t-il. “Peut-on placer un pistolet sur la tempe du gouvernement et dire non, n’organisez pas ces élections parce que ça ne me plaît pas’ ?”
IV – Les Abu Sayyaf, menace terroriste islamiste ?
1 – Filiations incertaines
Abdurajak Janjalani, le fondateur des Abu Sayyaf, a-t-il seulement séjourné en Afghanistan, comme le veut sa biographie officielle ? “C’est un élément que je n’ai jamais été capable d’établir admet la journaliste Glenda Gloria (36). “Ce que nous avons pu vérifier, c’est qu’il a séjourné en Libye, puis qu’il a fait un voyage en Arabie Saoudite, mais très bref, où il a rencontré des vétérans d’Afghanistan. Quand il est revenu aux Philippines, à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, il a créé les Abu Sayyaf
Janjalani a été associé au FMLN dès sa jeunesse. Quand, en 1986, Misuari accepte de reprendre les négociations, Janjalani, partisan de l’indépendance, se démarque de la direction du mouvement. Le FMLN l’envoie étudier dans une université musulmane de Tripoli, où il alimente, dans les rangs de ses camarades, les sentiments anti-Misuari. De retour à Basilan, Janjalani, prêcheur charismatique, rassemble des “purs enfants des combattants FMLN des années 1970 déçus par le processus de paix et décidés à mener une guerre pour l’indépendance et la défense de l’islam. Basé à Basilan, le mouvement prend le nom de Al Harakatul islamia (37). Vu par beaucoup comme un missionnaire, Janjalani aurait recruté jusqu’à 1 000 hommes, débauchant dans les rangs du FMLN et s’appuyant sur les entrelacs des solidarités locales.
A cette époque, veut la légende, il n’est pas encore question de prises d’otages. Faux, selon un habitant de Jolo contacté par Janjalani aux premiers jours du mouvement. “Il m’a présenté ce qu’il comptait faire de son mouvement, à commencer par les kidnappings assure-t-il. “Si vous recevez de l’argent de l’étranger, vous n’avez pas besoin d’extorquer des rançons remarque Glenda Gloria. “Vous vous en remettez au kidnapping précisément parce que vous avez du mal à trouver de l’argent
D’autres sources (38) affirment qu’après son séjour en Libye, Janjalani a rejoint dans les montagnes afghanes le groupe du théologien Abdul Rasul Abu Sayyaf. Dernier né, en 1986, des mouvements moudjahiddins du conflit soviétique, l’Ittihad-i-islami (39) a été financé par des élites saoudiennes wahhabites, les Etats-Unis et l’OCI.
Pour beaucoup des acteurs du drame de Mindanao, les origines des Abu Sayyaf ne sont pourtant pas à rechercher du côté de l’international, mais plutôt de celui des autorités militaires philippines. “Selon les éléments rassemblés par le FMNL, la création du groupe lui-même, l’organisation du kidnapping de Sipadan et toutes les autres activités illégales qui ont suivi, toutes sont des opérations conduites et dirigées par l’armée, avec la complicité du gouvernement affirme Khabir Malik. “L’objectif est de liquider, sans autre forme de procès, l’accord de 1996 En 1994, Misuari, réalisant qu’Abu Sayyaf représente une gêne majeure dans ses négociations avec le gouvernement, organise une rencontre avec Janjalani pour le convaincre de rejoindre les rangs du FMLN. Un échec.
Son premier attentat, le groupe le signe en août 1991 à Zamboanga. Il affirme vouloir unifier les musulmans de Mindanao, et s’offre comme seule authentique alternative au mouvement autonomiste. Pour se différencier de l’idéologie révolutionnaire du FMLN, Janjalani investit le terrain du djihad. “L’objectif du djihad n’est pas d’atteindre l’autonomie. Ce n’est pas seulement l’indépendance. L’objectif du djihad est d’atteindre l’indépendance comme moyen d’établir la suprématie du Coran et de l’Hadith” (40). Dans une vidéo récupérée par les FAP, on entend Janjalani dire à ses hommes que l’islam les autorise à tuer “[leurs] ennemis et les déposséder de leur richesse Janjalani y parle d’un Etat islamique calqué sur le modèle de la première communauté de croyants organisée par Mahomet à Médine, auquel Salamat fait aussi référence dans ses écrits. Pour Janjalani, ni l’Indonésie, ni l’Arabie Saoudite, ni la Libye ne sont des exemples, parce que leurs dirigeants ont “dévié” du véritable sens du fondamentalisme islamique.
Confrontés à une nouvelle série de violences à partir de 1991 – au moins 15 attentats sont attribués aux Abu Sayyaf en 1992-1993 – et pressés d’en fournir une explication, les militaires désignent d’emblée le terrorisme islamiste, comme s’ils en avaient la science infuse. Les Abu Sayyaf rendent alors assurément service au budget de l’armée : le gouvernement Ramos (41) est en pourparlers de paix avec le FMLN, les activités du FMLI sont limitées à des accrochages ponctuels dans son fief de Central Mindanao et la guérilla communiste est sur le recul, totalement factionnalisée.
Janjalani aurait établi des liens avec les Tablighs (42), aurait recruté d’autres jeunes, puis serait entré en contact avec un “philanthrope” établi à Zamboanga, Mohamad Jamal Khalifa, pour obtenir de lui une aide financière. Khalifa est un beau-frère d’Oussama Ben Laden, représentant à Mindanao de Islamic Relief Organization (IIRO).
La police souligne aussi, à l’époque, le rôle de Wahab Akhbar dans la fondation du groupe. Organisateur au milieu des années 1980 d’un petit groupe armé qui se fait appeler “mujahidin Akhbar s’est rapproché du groupe