Eglises d'Asie – Divers Horizons
L’islam ignore-t-il les frontières en Asie du Sud-Est ?
Publié le 22/12/2015
… lieux de culte, églises et temples chrétiens de l’archipel du 24 décembre au 2 janvier.
Les attentats du 24 décembre 2000 sont encore dans toutes les mémoires. Seize personnes avaient été tuées et 96 autres blessés par l’explosion de bombes placées en différentes églises ; les attentats avaient été revendiqués par la Jemaah Islamiyah, groupe aujourd’hui défait qui se réclamait d’Al-Qaida. Cette année, entre le 18 et le 20 décembre, la police a interpellé neuf personnes suspectées de préparer des attaques lors des célébrations de Noël. Selon les autorités, elles se réclameraient de Daech. Plus tôt, en avril et en août, des interpellations ont eu lieu à Florès, île très majoritairement catholique, et à Alor, ces îles du pays ayant été, toujours selon la police, ciblées par Daech pour y commettre des attentats.
Du côté des catholiques indonésiens, on veut croire que les mesures prises par le gouvernement suffiront à assurer la sécurité. « Pour l’heure, il n’y a pas de menace, déclare Mgr Hubertus Leteng, évêque du diocèse catholique de Ruteng, à Florès. Mais nous attendons de la police qu’elle œuvre de manière optimale de façon à ce que les chrétiens puissent célébrer Noël dans la paix. »
Ailleurs, en Malaisie, les chrétiens s’inquiètent depuis plusieurs années d’une islamisation rampante de la société, une évolution qu’ils estiment peu combattue sinon voulue par le pouvoir en place. Aux Philippines, la paix dans le sud du pays entre la minorité musulmane et la majorité chrétienne se dérobe à chaque fois qu’elle semble à portée de main. En Birmanie, la place de la minorité musulmane rohingya est devenue un enjeu national, alors même que le pays cherche à consolider la transition entamée en 2011 vers un système démocratique.
Quelle unité entre ces différents pays ? Quels rôles y jouent les musulmans ? Quels enjeux se posent à l’islam aujourd’hui en Asie du Sud-Est ? Pour répondre à ces questions, Matthieu Delaunay, de l’association Enfants du Mékong, a interviewé Delphine Alles. L’entretien a été publié sur le blog d’Enfants du Mékong le 27 novembre 2015.
Delphine Alles est professeure des universités à l’Université Paris Est-Créteil (UPEC), chercheure associée à l’IRASEC (CNRS-MAEE) et à l’IRSEM. Elle dirige le master d’Action humanitaire internationale de l’UPEC. Son dernier ouvrage s’intitule Transnational Islamic Actors and Indonesia’s Foreign Policy (Routledge, 2015).
Enfants du Mékong : Début 2015, 49 policiers ont été tués au cours d’un affrontement sur l’île de Mindanao, aux Philippines. Quel avenir pour le traité de paix alors que le nombre de victimes depuis 40 ans avoisine les 150 000 personnes ?
Delphine Alles : La région de Mindanao est instable depuis la fin des années 1960. Plusieurs accords de cessez-le feu ont été signé depuis l’Accord de Tripoli, en 1976, mais les violences ont resurgit épisodiquement faute de parvenir à engager l’ensemble des parties, ou des représentants considérés comme représentatifs des deux côtés. Il est intéressant de souligner que la résolution de ce conflit au départ centré sur des enjeux très localisés tend à se compliquer au fil des années et de l’intensification d’un prisme d’analyse fondé sur le religieux. Ce phénomène est alimenté par les analyses extérieures, par l’évolution de la scène internationale, et par les acteurs.
Les regards extérieurs portés sur le conflit ont mis en avant la dimension religieuse des revendications : la stigmatisation de la région, considérée depuis les années 2000 comme un « second front de la lutte contre le terrorisme » par les Etats-Unis, a joué un rôle central de ce point de vue ; c’est également le cas des déclarations de l’Organisation de la conférence islamique, qui est impliquée depuis les années 1970 dans les négociations avec le gouvernement des Philippines. Ce phénomène de labellisation a été renforcé par la visibilité croissante de la dimension religieuse de conflits impliquant des populations musulmanes, dans le monde de l’après-11 septembre, et ce quelles que soient leurs racines profondes.
Le gouvernement des Philippines a saisi à l’époque l’opportunité qu’il y avait à s’assurer des soutiens extérieurs en inscrivant son approche du conflit dans un contexte global marqué par le discours de la guerre contre le terrorisme. Du point de vue des rebelles, s’aligner sur un référentiel religieux transnational a aussi permis de publiciser leur cause et de mobiliser des soutiens au-delà des frontières de l’archipel. L’allégeance de l’organisation Abu Sayyaf à l’Etat islamique (EI – Daech) correspond à cette logique d’affichage, alors même que la base idéologique de l’organisation apparaît ténue et que ses modes d’action (racket, enlèvements avec rançon) s’apparentent à de la criminalité organisée. Une des difficultés de la résolution de ce conflit tient à la dimension hégémonique du prisme religieux. Celui-ci tend à prendre le pas sur les autres facteurs, politiques, territoriaux ou économiques, envers lesquels une solution négociée a plus de chances de succès.
Mais quelles sont les origines de ce conflit ?
Comme ailleurs en Asie du Sud-Est, les enjeux territoriaux procèdent de la contestation de la légitimité d’un Etat central hérité de l’ère coloniale. Mindanao a toujours eu un statut particulier aux Philippines, car la construction politique de cette région s’est faite parallèlement à l’implantation de l’islam, dès le XIVème siècle. Cette institutionnalisation précoce lui a permis de résister à la colonisation espagnole, puis à la mainmise américaine et à la conquête japonaise. Les tentatives de centralisation administrative, d’uniformisation culturelle et de captation des ressources par les gouvernements successifs ont nourri cet imaginaire de résistance en même temps qu’un sentiment de frustration, et la contestation qui a provoqué la fondation du Front moro de libération nationale (MNLF) en 1969. Le mouvement est entretenu depuis par une logique de frustration-répression-contestation, alimentée aussi par la pauvreté dans cette région.
Sur l’île de Mindanao, y-a-t-il une corrélation entre la culture musulmane et le faible niveau d’éducation des filles ? Comment expliquer un taux d’alphabétisation si bas ?
Le taux d’alphabétisation de base dans la région autonome de Mindanao se situe autour de 82 %, ce qui constitue un résultat bien inférieur à la moyenne des Philippines (environ 97 % selon les statistiques gouvernementales). Les femmes sont effectivement les plus affectées par cette disparité. Les rôles assignés aux hommes et aux femmes par des normes culturelles conservatrices jouent certainement un rôle dans cet écart – les femmes sont déscolarisées plus tôt que les hommes lorsque l’on attend d’elles qu’elles exercent leurs activités majoritairement dans la sphère privée.
Mais les inégalités entre femmes et hommes sont surtout la conséquence de plusieurs décennies d’un conflit qui, comme c’est souvent le cas, a particulièrement affecté les femmes en enracinant une structure sociale qui leur est défavorable. La majorité des personnes déplacées par le conflit sont des femmes et des enfants, et la militarisation de la société aggrave les violences dont elles sont victimes (et qui demeurent souvent cachées). En tant que mères, veuves et survivantes, elles supportent largement le poids social et économique de l’effort guerrier même lorsqu’elles ne prennent pas directement part aux violences.
Plus largement, l’économie et la politique du conflit renforcent la prépondérance de rôles monopolisés par des hommes. Cela entretient les femmes dans une situation d’exclusion politique et sociale et donc à les confiner à un rang inférieur, qui contribue à entériner l’idée qu’elles ont moins besoin d’éducation. C’est pour ces raisons qu’il est nécessaire d’accorder aux femmes une place centrale dans la transition vers une société et une économie de paix, même si les rapports de genre peuvent apparaître comme une question secondaire lorsque l’on se penche uniquement sur les origines du conflit. Favoriser la présence de femmes dans les négociations et les dispositifs de sortie de conflit, comme s’efforcent de le faire plusieurs ONG et organisations internationales, est essentiel pour enrayer cette dynamique d’exclusion. L’éducation et la formation jouent à cet égard un rôle central en aidant les organisations de femmes locales à formaliser leurs revendications et à se coordonner afin d’acquérir une place plus significative dans les négociations et, plus largement, dans la société.
Qu’en sera-t-il pour le traité de paix ?
Suite à l’accord de paix signé en 2014 par le gouvernement des Philippines et le Front moro de libération islamique (MILF), le Congrès des Philippines délibère actuellement sur les conditions de mise en œuvre d’une nouvelle entité politique autonome, la Région autonome de Bangsamoro (du Peuple Moro), en contrepartie de la promesse d’une démilitarisation des rebelles. La date limite fixée pour la mise en place de cet accord est le 16 décembre, ce qui laisse malheureusement très peu de temps alors que d’autres questions sont à l’agenda. Certains regrettent un manque d’engagement, des deux côtés : l’opinion publique philippine semble peu enthousiasmée par cet accord, notamment à Mindanao où le MILF n’est plus représentatif de l’ensemble de la rébellion.
Pour autant, je ne voudrais pas conclure sur une note exclusivement négative : les autorités réfléchissent à un plan B, mais surtout, la signature même de l’accord a permis de réengager des investisseurs qui contribuent au développement de cette zone, qui est de plus en plus intégrée à l’économie régionale. Localement, des organisations s’activent pour améliorer le sort des populations, qui est une condition nécessaire de la stabilité dans une des régions les moins développées et alphabétisées des Philippines.
Y-a-t-il une volonté farouche de la part de Manille de régler la question de Mindanao ?
C’est difficile à dire. Parvenir à mettre fin au conflit serait une victoire pour le président Benigno Aquino III, dont le mandat se termine en 2016. Mais les atermoiements du Congrès, qui reflètent aussi un manque d’engagement de l’opinion publique en faveur de l’accord de paix, constituent autant d’entraves à la mise en œuvre d’une solution. Ces échéances sans cesse repoussées entretiennent elles-mêmes le scepticisme de l’opinion et particulièrement des habitants de la région concernée, à qui l’on promet depuis les années 1970 une paix durable et des mesures de développement économique.
En Thaïlande, la police privilégie la piste ouighour dans l’enquête sur les attentats de Bangkok. Pourquoi le mouvement de libération du grand ouest chinois est-il une menace pour la région et pourquoi avoir pris pour cible Bangkok ?
Moins de deux mois après les attentats, la junte thaïlandaise est peu transparente sur cette question, notamment pour tenter de préserver l’attractivité touristique du pays. Les pistes de l’Etat islamique ou d’organisations séparatistes actives au sud du pays ont été écartées faute de revendications, et les deux principaux suspects, actuellement en attente de jugement, seraient des ressortissants chinois appartenant à la minorité ouighoure. Les autorités insistent sur le fait qu’il s’agirait d’un acte crapuleux lié à la répression des réseaux de trafiquants de personnes, rejetant l’idée d’un acte terroriste motivé par des fins politiques. Le contexte des attentats laisse cependant planer le doute : ils ont été perpétrés peu après la décision des autorités thaïlandaises de rapatrier de force 109 demandeurs d’asile ouighours, les livrant aux autorités chinoises et à une répression sévère.
Concernant la situation des Rohingya en Birmanie, que peut-on attendre du nouveau gouvernement si la transition démocratique se passe sans heurts ?
Le traitement des Rohingya par le futur gouvernement sera un marqueur de l’effectivité de la transition démocratique. Cet enjeu a été laissé de côté, durant la campagne, par les autorités sortantes comme par l’ancienne opposition sortie victorieuse de ces élections. Les Rohingya, apatrides depuis 1982, ont été écartés du scrutin et restent considérés comme des immigrés illégaux alors que beaucoup sont implantés en Birmanie depuis de nombreuses générations.
Aung San Suu Kyi elle-même évite le sujet, sans doute parce qu’elle est confrontée à la difficulté de passer du statut d’icône démocratique à celle de responsable politique. Elle doit en effet composer avec une opinion publique clairement mobilisée contre ces populations qui sont présentées depuis plusieurs décennies comme une menace pour l’identité nationale. Au-delà de l’enthousiasme suscité par la transition politique, il ne faut donc pas sous-estimer le risque de contestation violente que peut provoquer l’accroissement du décalage entre les attentes d’une partie de la population et l’évolution décevante de leur situation. C’est précisément le cas, en ce moment, pour la population Rohingya.
Y-a-t-il une oumma (communauté des croyants) qui entraine des interactions entre les différents pays de culture musulmane en Asie du Sud-Est ?
Les formes de l’islam sud-est asiatique sont fortement influencées par les modèles de construction nationale, qui ont produit différentes formes d’organisation des communautés musulmanes dans la région. Cependant, des échanges transnationaux existent entre ces communautés : le caractère transnational de la notion d’oumma constitue un moteur d’engagement qui concerne aussi bien les acteurs et organisations modérés que ceux qui prônent la violence.
Les grandes organisations islamiques indonésiennes sont présentes dans les processus de dialogue entre les communautés musulmanes du sud de la Thaïlande et des Philippines, et les gouvernements de ces Etats. Elles contribuent aussi à l’amélioration du sort des populations à travers des actions d’aide humanitaire. Au-delà de la région, il y a un intérêt particulier pour les causes qui concernent le sort de l’oumma, particulièrement depuis l’invasion soviétique de l’Afghanistan dans les années 1980, mais aussi la guerre de Bosnie, la situation au Kosovo et bien sûr la Palestine qui constitue un référent pour l’engagement – la presse radicale indonésienne s’efforce ainsi d’établir un parallèle entre le sort des population de Mindanao et celui des Palestiniens, pour mobiliser sur les enjeux régionaux.
Et en ce qui concerne les Rohingya ?
Les organisations religieuses appellent les autorités à faire pression sur le gouvernement birman, sans que cela soit forcément suivi d’effet car les Etats sud-est asiatiques sont fermement engagés en faveur de la non-ingérence dans les affaires intérieures de leurs partenaires. Les organisations de la société civile – musulmanes, mais aussi chrétiennes, notamment aux Philippines – appellent à un traitement plus humain des réfugiés qui fuient la persécution. La question de l’accueil de réfugiés reste néanmoins un sujet politiquement sensible. C’est particulièrement le cas dans les pays qui ont atteint un certain niveau de développement, comme la Malaisie, qui abrite des camps de passage clandestins où les pires abus sont commis par des passeurs, et qui a refoulé de nombreux bateaux avant d’entrouvrir ses frontières suite aux protestations internationales et locales de la part d’organisations de droits humains.
Qu’en est-il de l’Indonésie qui a du faire face il y a quelques années à des vagues d’attentas sanglants ?
Depuis 1998, l’Indonésie est une démocratie effective avec des élections régulière, une alternance de partis politiques et une presse très libre, même s’il existe des limites liées notamment à la corruption d’une partie de l’administration et de la classe politique. Les autorités ont saisi relativement tard le potentiel déstabilisateur de la menace terroriste, après les attentats perpétrés à Bali en 2002. Une politique très volontariste s’est mise en place à la suite de ces attentats qui ont affecté l’économie du pays et sa stabilité institutionnelle.
Comment cela ?
La réforme des forces de police a permis la création d’une unité spécialisée, tandis que le système judiciaire a été adapté pour traiter de ces crimes sans toutefois mettre en place un régime d’exception. Depuis 2002, plusieurs centaines de condamnés ont été emprisonnés pour des actes ou leur association avec des entreprises terroristes. De nombreuses exécutions ont également été menées par les forces spéciales, dans le cadre d’opérations d’ailleurs contestées pour leur caractère expéditif, en dehors du processus judiciaire.
Plus largement, l’Indonésie est impliquée dans la mise en place de politiques de prévention et de dé-radicalisation. Sur la prévention, le gouvernement travaille étroitement avec les organisations islamiques modérées pour promouvoir un islam compatible avec le pluralisme religieux et un système constitutionnel hybride, mi-religieux et mi-séculier, qui repose sur la croyance en un Dieu unique tout en reconnaissant officiellement six religions dont aucune n’occupe un statut privilégié. Ces politiques visent aussi à entretenir l’image internationale de l’Indonésie, qui se présente comme la plus grande démocratie musulmane et modérée auprès de ses partenaires notamment occidentaux.
L’Indonésie s’efforce également de développer des initiatives de dé-radicalisation, notamment auprès des personnes incarcérées et de leurs familles. Il s’agit de les faire dialoguer avec d’anciens terroristes repentis ou des représentants religieux promouvant un islam modéré, mais surtout d’encadrer leur réinsertion sociale et celle de leurs proches afin que des détenus libérés ne se retrouvent pas immédiatement happés par leur ancien réseau. Il est trop tôt pour évaluer le résultat de ces politiques sur les détenus récemment libérés mais ce type d’encadrement économique, social et moral est particulièrement important lorsque des personnes ne peuvent être emprisonnées que pour une durée limitée parce qu’elles ne sont pas passées à l’acte.
Reste-t-il un, ou des noyaux de fondamentalisme en Indonésie ?
La plupart des travaux estiment que l’organisation Jemaah Islamiyah, très active dans les années 2000, a été largement décimée. Son émir, Abu Bakar Bashir, est emprisonné depuis 2010. Cette organisation a donné naissance à d’autres groupes de taille plus réduite dont les modes d’action varient : certains se concentrent sur la prédication, tandis que d’autres continuent de préconiser la violence quitte à ce que celle-ci se fasse à une échelle plus limitée, comme cela a été le cas lors des attentats de 2009 aux hôtels Mariott et Ritz Carlton de Djakarta. Abu Bakar Baasyir reste actif depuis sa cellule à travers la Jemaah Ansharut Tauhid, qui a récemment prêté allégeance à l’Etat islamique, mais cette stratégie même ne fait pas l’unanimité et a provoqué une scission. Il reste donc une menace localisée, alimentée par le retour de combattants passés par la Syrie (une tentative d’attentat contre un centre commercial a échoué début 2015), et principalement dirigés contre des musulmans indonésiens identifiés comme libéraux ou modérés. Les organisations violentes semblent cependant avoir beaucoup moins d’ampleur que dans les années 2000 puisque les attentats perpétrés depuis 2010 ont principalement tué leurs propres auteurs. Il reste à voir si un éventuel retour des quelques dizaines de combattants partis pour la Syrie, dont une poignée ont déjà été mis en prison, fera évoluer cette situation.
(eda/ra)