Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Violences antichrétiennes en Orissa : la parole aux témoins

Publié le 01/11/2013




Une interview exclusive d’Eglises d’Asie Le 25 octobre dernier, lors d’un passage à Paris dans le cadre de la sortie d’un livre de témoignages sur les persécutions antichrétiennes en Orissa (1), le P. Dibakar Parichha (*), porte-parole de l’archidiocèse catholique de Cuttack-Bubhaneswar et avocat, et le P. Mrutyunjaya Digal (**), trésorier de l’archidiocèse, ont répondu aux questions d’Eglises d’Asie.

Eglises d’Asie : Vous avez été les témoins directs des violences de 2008 en Orissa. Quel a été le facteur déclenchant des pogroms antichrétiens ?

P. Dibakar Parichha : Cela faisait longtemps déjà qu’il y avait une campagne de haine contre les chrétiens de la part des hindouistes en Orissa et en particulier au Kandhamal. La grande majorité des chrétiens de la région sont des ‘tribals’ (aborigènes) ou des dalits (ex-intouchables), et les extrémistes hindous veulent pouvoir continuer à les soumettre à des pratiques inhumaines et des discriminations de toutes sortes pour pouvoir garder un pouvoir sur eux. C’est pourquoi ils accusent sans cesse les chrétiens de « conversions forcées », leur demandant de revenir à leurs anciennes croyances hindoues (ce qui pour les tribals est non seulement faux bien sûr, mais absurde parce qu’avant d’être chrétiens, ils étaient animistes et non pas hindous).

En 2007, il y a eu des exactions de plus en plus violentes, des morts, des églises détruites : les chrétiens ont demandé protection au gouvernement, lequel n’a rien fait. Et puis le swami Laxmanananda Saraswati a été tué ; c’était un attentat revendiqué par les maoïstes, mais les hindouistes ont accusé les chrétiens et, en représailles, ils ont attaqué les églises, les maisons et les biens des chrétiens, assassiné des prêtres, des hommes, des femmes et des enfants. Ensuite, la vague de persécution s’est étendue à d’autres Etats, comme le Kerala, le Tamil Nadu, le Karnataka, etc.

En tant porte-parole du diocèse, j’ai été chargé de rapporter les premières attaques et de recenser jour après jour les morts et les destructions. Je suivais la situation heure par heure pour coordonner l’aide aux victimes. Grâce aux téléphones portables, beaucoup de vies ont pu être sauvées : cela a permis d’aider les chrétiens à trouver un endroit sûr, de les localiser dans la jungle, de venir les chercher si besoin était, et de répondre aux appels de détresse de ceux qui recevaient des menaces de mort.

Aujourd’hui, selon les chiffres de l’archidiocèse, le bilan de ces semaines de violences s’élève à une centaine de morts, près de 60 000 personnes déplacées, et des milliers d’habitations, de lieux de culte et d’institutions détruits.

EDA : Pourquoi cette vague de violence n’a-t-elle pu être stoppée par les autorités ?

P. Mrutyunjay Digal : Parce qu’à l’origine de cette persécution, la pire qui ait jamais atteint les chrétiens en Inde, il y a une idéologie, l’hindutva (2), qui est celle de ceux qui nous ont attaqués mais aussi celle du gouvernement de l’Orissa, de la police et des fonctionnaires. C’est une question de pouvoir : les hindous se sentent menacés par les chrétiens parce qu’ils ont peur de ne plus contrôler les basses castes comme avant.

Je vais donner l’exemple de ma paroisse, Betticola, qui se trouve dans la circonscription de G. Udayagiri et qui a été l’une des plus touchées par les violences au Kandhamal. J’ai été baptisé dans ce village où je suis devenu l’un des prêtres de la communauté catholique. A Betticola, une centaine de familles chrétiennes catholiques et protestantes très pauvres mais d’une foi très profonde vivaient au milieu de familles hindoues.

Lors du terrible Noël 2007, notre église a été détruite et nos maisons incendiées par une foule d’hindouistes déchaînés. Nous avions déjà vécu plusieurs attaques auparavant et, à chaque fois, la police nous avait promis de nous protéger et ne l’avait pas fait. Le 23 août 2008, au tout début du déclenchement des violences en Orissa, tous les habitants du village ont dû fuir dans la jungle pour sauver leur vie.

Ils se sont ensuite réfugiés dans les camps du gouvernement et ont été transférés plusieurs fois dans d’autres centres, attendant une aide de l’Etat qui n’est jamais venue. Au lieu d’aider les chrétiens à revenir dans leur village ou d’arrêter les coupables des violences, le gouvernement a dit qu’il ne pouvait pas garantir la sécurité des réfugiés qui retourneraient à Betticola et il a proposé une réinstallation à plusieurs kilomètres de là, dans des terrains couverts par la jungle et incultivables.

Les habitants pensent aujourd’hui qu’ils ne pourront jamais revenir à Betticola à cause des menaces des membres du Sangh Parivar [mouvance extrémiste hindoue, NDLR], qui n’ont même pas été inquiétés par la police et continuent de menacer les chrétiens de mort s’ils reviennent sans se convertir à l’hindouisme. La seule action du gouvernement a été de forcer les réfugiés à participer à des « comités de discussion pacifiques» avec les extrémistes hindous, qui se sont servis de ces réunions pour intimider encore plus les chrétiens.

Comme je suis prêtre, les hindouistes se sont particulièrement acharnés sur ma mère et mes deux frères qui habitent à Betticola. Quelques jours après la première attaque d’août 2008, mon village en a subi une autre, à cause de faux documents publiés par un groupe hindouiste, le Hindu Jagaran Manch (HJM, Front de réveil des hindous), qui prétendait que la paroisse avait décidé en conseil de tuer le swami (3). Le 27 août, lors de cette attaque, mon frère aîné a été forcé par les hindouistes à effectuer un rite de conversion à l’hindouisme, après avoir eu le crâne rasé et avoir été obligé d’avaler de l’urine et de la bouse de vache.

Il y a beaucoup d’autres villages au Kandhamal qui ont vécu ce genre de choses, sans compter les conversions forcées de masse et les assassinats. Les chrétiens aujourd’hui doivent vivre avec ces expériences traumatisantes et le fait est que cela ne semble pas avoir de fin.

EDA : Cinq ans après les faits, quelle est la situation en Orissa ? Les chrétiens ont-ils renoncé à recevoir justice ?

P. Parichha : Les chrétiens sont découragés et se sentent abandonnés du système judiciaire. Il y a trop de coupables qui sont encore en liberté ou qui ont été relâchés après une parodie de procès, trop de crimes impunis, trop d’injustices concernant la réhabilitation des victimes ou encore de compensations versées absolument dérisoires.

Sur un total de 3 232 cas de violence ayant fait l’objet d’une plainte devant les autorités de police, la police en a officiellement enregistré 828. Parmi ces plaintes, seules 327 ont été suivies d’un procès devant un tribunal pour aboutir à 86 condamnations seulement. Les tribunaux ont acquitté 1 597 suspects alors que des milliers d’autres agresseurs n’ont jamais été contactés par la police.

Les procès n’avancent pas, les témoins se retirent à la dernière minute parce qu’ils ont été menacés, les juges, comme les policiers, se soumettent aux pressions du Bharatya Janata Party (BJP), le parti hindouiste. Un exemple : celui de Manoj Pradan, député BJP au Parlement de l’Orissa pour la circonscription de G. Udayagiri au Kandhamal. En septembre 2010, il a fini par être condamné à six ans de prison ferme pour meurtre. Cela semble une peine peu sévère mais cela a représenté une grande victoire pour la communauté des chrétiens de l’Orissa pour laquelle il incarnait l’impunité totale dont jouissaient les auteurs des attaques. Il s’était même présenté aux élections en 2009 et avait été élu au Parlement de l’Orissa, alors qu’il était encore en prison, toujours pour meurtre ! Les centaines de témoins de ses crimes avaient eu peur de venir au tribunal et s’étaient désistés : il avait été blanchi de toutes les accusations portées contre lui. Il semblait que l’on ne pouvait rien faire contre ces forces cachées qui tiraient les ficelles de l’appareil judiciaire. Cela a été long, mais finalement la persévérance a permis cette petite victoire.

En revanche, la récente affaire des sept chrétiens condamnés pour le meurtre de Laxmanananda Saraswati a fortement abattu la communauté chrétienne, qui y a vu une nouvelle preuve de l’injustice qui règne toujours dans le système judiciaire au Kandhamal. Les sept accusés étaient des adivasi (‘tribals‘) qui avaient justement été des victimes des violences des hindouistes. Il n’y a non seulement aucune preuve de leur culpabilité mais cela fait très longtemps que les maoïstes ont reconnu avoir assassiné le swami. Nous avons bien entendu interjeté appel de ce verdict devant la Haute Cour de l’Orissa.

P. Digal : Depuis cinq ans, les chrétiens attendent qu’on leur fasse justice ; ils veulent au moins être respectés et que ce qu’ils ont vécu soit reconnu et non plus nié.

Ils doivent reprendre confiance. Les plaintes ne sont pas acceptées, les criminels ne sont pas traduits en justice et, quand ils le sont, ils ne se retrouvent condamnés que très rarement, alors que des innocents sont accusés injustement.

Quant aux compensations financières, très peu a été fait malgré les promesses du gouvernement, des centaines d’églises n’ont même pas encore fait l’objet d’estimation pour les réparations et reconstructions que l’Etat s’était engagé à effectuer en moins d’un an. Il y a encore beaucoup de chemin à faire pour que les victimes soient indemnisées. Pour le moment, ce n’est pas le cas.

De plus, nos fidèles sont une population pauvre qui ignore tout des arcanes du système judiciaire. Les gens sont démunis et nous les aidons du mieux que nous pouvons en leur procurant l’aide d’un avocat qu’ils n’auraient jamais eu la possibilité de payer, en assurant également leur protection, en leur procurant de quoi vivre, ou de quoi permettre à leurs enfants d’être à l’abri et parfois d’aller à l’école.

Il y a aussi une recrudescence des trafics d’êtres humains depuis les pogroms de 2008 et l’archidiocèse aide les femmes et les enfants à sortir des réseaux de prostitution et à les protéger des violences qui sont leur quotidien.

Dans beaucoup de cas, nous ne pouvons faire davantage qu’essayer de soutenir les victimes par la prière et de mettre en place des groupes d’aide. Le chemin de la guérison, comme celui de la justice, va encore prendre beaucoup de temps.

(eda/msb)