Eglises d'Asie – Japon
POUR APPROFONDIR – Séisme du 11 mars 2011 : Lettre d’un secouriste japonais d’origine vietnamienne
Publié le 22/03/2011
Cher Dao,
Comment allez-vous, toi et ta famille ? Ici, ces derniers jours, tout s’est emballé et je suis emporté comme dans un tourbillon. Quand j’ouvre les yeux, je ne vois que des cadavres. Mais si je les ferme, je les vois encore. Chacun de nous doit chaque jour assurer une permanence de 20 heures sur 24. Après des journées de 48 heures, nous aspirons à poursuivre la recherche des victimes. Il n’y a ni électricité ni eau et la nourriture se fait rare. A peine avons-nous fini d’évacuer la population que nous recevons l’ordre de procéder à une nouvelle évacuation.
Je suis à Fukushima, à 25 km environ de la centrale nucléaire. Que d’événements j’ai vécus ! Il y aurait de quoi écrire un livre sur la générosité humaine qui s’est déployée au cours de ces événements catastrophiques.
Hier, j’ai trouvé et secouru un Vietnamien qui s’appelle Toan. Il était venu des Etats-Unis, en tant qu’ingénieur nucléaire, pour travailler à la centrale de Fukushima. Il a été blessé au tout début, lors de la première secousse du tremblement de terre. Dans l’affolement général, il n’avait encore pu contacter personne. Dès que j’ai eu connaissance de son cas, je me suis mis en rapport avec l’ambassade américaine. Il faut reconnaître qu’ils ont été d’une remarquable rapidité. Aussitôt, un hélicoptère de l’armée américaine est arrivé jusqu’à l’hôpital et l’a transporté sur un navire de la VIIème flotte.
Il y avait aussi un certain nombre de stagiaires vietnamiennes dans cette région (2). Je les cherche mais je n’ai encore recueilli aucune information à leur sujet. Dès que j’aurai des renseignements sûrs comme leur nom, leur lieu de travail, il sera plus facile de les trouver. Mais au Japon, la police ne contrôle pas les identités aussi rigoureusement qu’au Vietnam et la loi interdit la diffusion de renseignements personnels, ce qui rend notre recherche plus difficile. J’ai rencontré une Japonaise qui travaillait avec sept jeunes filles venues du Vietnam en qualité de stagiaires. Le lieu où elle travaillait était environ à 3 km de la côte. Cette femme m’a dit que les jeunes Vietnamiennes ne parlaient pas le japonais. Au début de l’évacuation, elles la suivaient, mais elle les a ensuite perdues et elle ne sait pas ce qu’elles sont devenues. Elle ignore si elles sont encore vivantes… Elle ne se souvient que du nom de l’une d’entre elles, Nguyên Thi Huyên (ou Hiên ?), qui travaillait directement avec elle.
Je n’ai pas encore vu par ici les représentants de l’ambassade et du gouvernement vietnamiens. J’ai pourtant lu sur les sites officiels qu’on s’occupait des ressortissants vietnamiens avec beaucoup de soin. Tout cela n’est que du vent…
Nous-mêmes, les policiers, nous avons faim et soif et nos vêtements sont en lambeaux. Ce doit être bien pire pour les stagiaires vietnamiennes. Le plus pénible maintenant, c’est le froid. Nous souffrons de la faim, de l’absence d’électricité, du manque d’information. Malgré cela, la population reste calme.
La dignité des gens et leurs sens des valeurs morales restent intacts et aucun désordre ne se produit. Cependant, si la situation se prolonge encore une semaine, il est possible que la sécurité se dégrade et qu’il devienne impossible de la maintenir. Ce sont aussi des êtres humains. Lorsque la faim est venue à bout de leur sens de la dignité, les hommes peuvent faire n’importe quoi. Le gouvernement met en place un pont aérien pour acheminer de la nourriture et des médicaments vers cette région… mais cela reste une petite goutte d’eau dans la mer…
Il y a beaucoup de faits que j’aimerais vous raconter et que vous pourriez mettre en ligne sur votre site. Mais il y en a tellement que je ne sais pas par lequel commencer. Hier, j’ai fait une très émouvante rencontre avec un enfant japonais qui a donné une leçon d’humanité à l’adulte que je suis. Dans la soirée, j’avais été envoyé dans une école primaire pour y aider un groupe de secours autonome à distribuer de la nourriture aux victimes du séisme. Dans la file des gens qui attendaient, j’ai repéré un jeune enfant de 9 ans environ. Il ne portait sur lui qu’un T-shirt et un short alors qu’il faisait très froid. Il se tenait à l’extrémité de la file d’attente. J’ai eu peur qu’il ne reste plus rien pour lui lorsque viendrait son tour. Je me suis approché et je l’ai interrogé. Il m’a raconté que, dans son école, il était en cours de gymnastique lorsque le tremblement de terre et le tsunami sont survenus. Son père qui travaillait près de là est accouru. Depuis le balcon du troisième étage de son école, il a vu l’auto de son père emportée par la vague. Il est certain à 100 % qu’il est mort. Quand je lui ai demandé où était sa mère, il m’a dit que sa maison était située juste au bord de la mer. Sa mère et son petit frère n’avaient certainement pas pu se sauver à temps. Tandis que je l’interrogeai sur ses parents, l’enfant a longtemps détourné le regard, les larmes aux yeux. Voyant qu’il avait froid, je me suis défait de mon manteau de policier et je l’ai mis sur ses épaules. Ce faisant, le paquet contenant ma ration alimentaire pour le repas du soir est tombé par terre. Je l’ai ramassé et je le lui ai donné en lui disant : « Quand arrivera ton tour, il n’y aura certainement plus rien pour toi. C’est ma part mais j’ai déjà mangé. Prends-la, tu auras un peu moins faim ! » L’enfant a pris le paquet contenant la nourriture entre ses mains et s’est incliné pour me remercier. J’avais imaginé qu’il aurait tout mangé sur le champ. Mais non ! Le paquet entre ses mains, il s’est dirigé vers l’endroit où les responsables distribuaient les rations. Il a déposé le paquet dans la caisse où se trouvaient les rations prêtes à être distribuées. Puis il est revenu prendre sa place dans la file d’attente. Tout à fait déconcerté, je lui demandais pourquoi il n’avait pas mangé la ration alimentaire, mais était allé la remettre avec les autres. Il m’a répondu : « Parce qu’il y a encore beaucoup de personnes qui ont encore plus faim que moi ! Je l’ai remise dans la caisse pour que la distribution se passe équitablement. »
Après avoir écouté tout cela, je me suis détourné et suis allé dans un endroit isolé pour que l’on ne me voie pas pleurer. J’étais totalement bouleversé. Pouvais-je me douter qu’en ce moment de misère extrême, un jeune enfant de 9 ans en classe élémentaire me donnerait une telle leçon d’humanité, une émouvante leçon d’abnégation et d’esprit de sacrifice.
Un peuple où les enfants de 9 ans savent supporter l’épreuve avec endurance et acceptent de se sacrifier pour les autres est très certainement un peuple d’une grandeur hors du commun. Ce pays est en train de vivre les minutes les plus chargées de risque de son histoire, mais je suis convaincu qu’il est appelé à revivre avec encore plus de vigueur grâce à des citoyens qui savent se sacrifier dès leur plus jeune âge.
Je pense en ce moment à une phrase du Vieux Fuwa, ancien président du Parti communiste japonais (3). En tant que professeur, il avait fait un cours sur le capitalisme où il disait : « Si Marx revenait parmi nous, il ajouterait cette phrase à son livre Le Capital : ‘Le communisme n’a pu être réalisé que dans un seul endroit, sur la terre japonaise.’ »
J’arrête ici ces quelques lignes en te souhaitant une bonne santé. Voilà venue l’heure de reprendre la permanence. (…)