Eglises d'Asie

L’Inde de Narendra Modi dans une impasse ?

Publié le 05/02/2016




Depuis juin 2014, l’Inde est dirigé par un gouvernement largement dominé par le BJP, le Parti du peuple indien. Ce n’est certes pas la première fois que les nationalistes hindous sont au pouvoir à New Delhi – ce parti a déjà gouverné le pays de 1998 à 2004, mais il était alors en minorité et dépendait de ses partenaires …

… de coalition. Cette fois-ci, le BJP est majoritaire à la Chambre basse et le Premier ministre Narendra Modi a les coudées franches pour appliquer son programme, qui avant d’être une promesse d’accélération de la croissance et d’amélioration de la gouvernance, est porté par une idéologie étroitement nationaliste et hostile à la pluralité culturelle et religieuse indienne.

Le cri d’alarme que nous publions ci-dessous a été écrit par le P. Camille Cornu, missionnaire français qui a fait de l’Inde son pays d’adoption *. Membre de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP), le P. Cornu a vécu en Inde de 1965 à 2015 ; en paroisse durant vingt-cinq ans, il a été ensuite directeur spirituel au Saint Peter’s Seminary, le séminaire pontifical de Bangalore, au Karnataka.

« Sommes-nous les témoins d’un début de talibanisation du pays ou de nazification de l’Inde, connue dans les Ecritures sacrées de l’hindouisme sous le nom de « Bharat » (1) ? Il semblerait que ce soit un peu des deux. Nous n’en sommes qu’au début et l’« hindutva » (‘l’hindouité’ dont se réclament les nationalistes hindous qui veulent faire advenir une nation hindoue en lieu et place de la nation indienne) n’a pas encore donné libre cours à toute la force de son fascisme dans le pays. Pourtant, les signes sont là pour qui veut voir et, si nous ne sommes pas vigilants, le pire pourrait arriver.

Heureusement, notre Constitution est plus solide et plus stable, plus vérifiée et éprouvée que celle de Weimar qui a fait la démonstration de sa faiblesse en 1930 en Allemagne. Mais à moins que nous dressions les oreilles et restions en alerte, attentifs à tous les dangers, il y a une terrible possibilité que nous puissions glisser, sans même nous en apercevoir, vers un coma généré par la dictature culturelle qui nous menace.

Savarkar, le précurseur

Il ne faut pas se tromper sur ce qui nous arrive. Ce ne sont pas des incidents ou des accidents de parcours. Ils font partie d’un idéal que le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh – Corps national des volontaires) et autres forces de l’hindutva ont tissé depuis presque un siècle, c’est à dire depuis 1925, quand V. D. Savarkar introduisit ce terme malfaisant d’« hindutva » dans le lexique politique. Beaucoup font la confusion entre hindutva et hindouisme. C’est une erreur mortelle qu’il faut éviter à tout prix, étant donné que Savarkar lui-même était athée et pas du tout un homme de Dieu comme on pourrait supposer.

Il prit l’initiative d’inciter certains à entreprendre des actes terroristes, mais il fut arrêté par l’administration coloniale et condamné à la prison à perpétuité dans les îles Andaman. Pratiquement dès l’instant de son incarcération, il s’évertua à se faire passer, auprès des autorités anglaises, pour un loyal sujet de la couronne britannique ; et il mendia le pardon du vice-roi, promettant de consacrer le reste de sa vie au service de l’Empire britannique ! Les Anglais, pas dupes, l’assignèrent à résidence en Inde continentale à condition qu’il cesse toute activité politique.

Les valeurs spirituelles perverties

Ceci ne l’empêcha pas de continuer à écrire. Certains de ses écrits tombèrent, à Nagpur, sous les yeux de K. B. Hedgewar. Celui-ci cherchait justement un mentor pour le guider dans ce qu’il considérait être un appel. Il le trouva immédiatement en la personne de Savarkar. Inspiré par quelques rencontres avec lui, il retourna à Nagpur où il fonda le Rashtriya Swayamsevak Sangh ou RSS. Ce RSS a toujours proclamé être un mouvement culturel et apolitique, ce qui était un moyen habile d’obtenir le patronage bienveillant de l’autorité coloniale. Mais, en fait, il travaillait à ses visées fondamentales consistant à mettre sur pied des équipes d’hindous musclés, peu susceptibles de faiblesse envers ceux qui soutiendraient des opinions différentes des leurs.

Cette attitude n’avait rien à voir avec la religion tolérante qui a été la plus grande contribution de notre pays à la civilisation humaine. L’hindutva cherche à pervertir les valeurs spirituelles héritées de nos aïeux. Comme M. Subramanian Swamy, un adepte acquis à la cause du RSS, remarquait à Hyderabad le 16 mars 1992, le RSS a toujours été moins pro-hindou qu’anti-musulman. Sa raison d’être est une culture assidue de la haine de l’autre. Son idéal – jusqu’à ce que celui-ci soit humilié par la guerre – était Adolf Hitler. C’est pourquoi le leitmotiv Hitler surgit dans toute analyse du mouvement RSS.

Allié objectif du colonisateur britannique

A l’époque où le RSS se tenait en apparence à l’écart de la politique – ce qui signifiait pratiquement, à ce moment-là : garder ses distances avec le Mouvement de libération de l’empire britannique dirigé par Nehru et Gandhi, et donc collaborer de manière implicite avec l’Empire colonial –, cette même politique était la raison d’être du Hindu Mahasabha (grand rassemblement hindou) fondé juste un peu plus tôt que le RSS. A sa libération en 1938 par le gouvernement du Parti du Congrès de Bombay, Savarkar fut élu leader du Hindu Mahasabha. Il le dirigea selon les désirs de ses maîtres coloniaux, car il était déterminé, par pur calcul politique, à faire en sorte que le Hindu Mahasabha ne soit mêlé en aucune façon à l’agitation qui avait cours pour libérer l’Inde de l’emprise coloniale britannique.

Les leaders du Mahasabha visaient à développer leur puissance au sein du mouvement pendant que les leaders du Congrès (parti de Nehru et Gandhi) dépérissaient dans les geôles britanniques. La politique de Savarkar visait à inciter à la haine contre le Mahatma Gandhi et, contre lui, il endossa la désastreuse théorie des deux nations (musulmane et hindoue) prônée par Muhamad Ali Jinnah et qui conduira effectivement à la création du Pakistan. La définition du mot « hindutva » telle qu’il la voulait, conduisait à la création d’un Hindustan, un Etat hindou. Ce qui voulait dire, pour lui, la prédominance des hindous sur les non-hindous. C’est le « majoritarisme » en ce qu’il a de pire. Savarkar décida d’un trait de plume que les musulmans comme les chrétiens n’avaient rien à voir avec la véritable histoire de l’Inde. D’un coup de crayon, il déniait la diversité de la nation et demandait qu’à l’Etat islamique du Pakistan réponde un Etat hindou en Inde.

Construire une nation hindoue

De ces contestables prémices, découla la décision du RSS de ne pas entrer lui-même en campagne électorale, en octobre 1951, mais de parrainer ce qui serait un mouvement purement politique : le Bharatiya Janata Sangh ou BJP (Parti du peuple indien). Comme cela fut remarqué à l’époque, d’un leader sans parti émergea un parti sans leader !

Voilà donc le parti que Narendra Modi a conduit à la victoire aux élections générales de 2014. Son but principal est, comme nous l’avons vu, de préparer le terrain pour établir une nation hindoue (hindu raj). Idée qui fut régulièrement rejetée durant les sept décennies écoulées depuis l’indépendance en 1947. Pour le BJP, cette victoire est une occasion à exploiter sans délai car la nation commence à s’éveiller à la grosse erreur qu’elle a commise lors des élections de l’an passé.

C’est ce désir de construire rapidement une nation hindoue qui motive toute une concaténation de décisions ministérielles à tous les niveaux de gouvernement. Celui-ci est à la recherche de toute faille qui lui permettrait d’attaquer l’armure qu’est la laïcité à l’indienne (secularism en anglais).

Les intellectuels réagissent

Il faut être clair. Narendra Modi – qui a rejoint les rangs du RSS alors qu’il n’était encore qu’un gamin – ne s’est pas fait élire Premier ministre de l’Inde pour continuer ce qui se faisait déjà mais pour saper avec subtilité les valeurs fondamentales de la Constitution et bâtir une nation hindoue. L’« hindouité » est le but suprême du BJP, soutenu par toute une nébuleuse de mouvements hindous aux couleurs variées mais partageant tous le même but : bâtir une nation hindoue.

Ce sont nos intellectuels qui, les premiers, ont perçu le jeu du BJP, et qui réagissent à leur façon. Nous devons les remercier d’avoir attiré notre attention sur les dangereuses menaces du BJP contre nos valeurs nationales. Ces écrivains sont originaires de différents Etats de l’Inde et beaucoup parmi eux envisagent de restituer – ou ont déjà restitué – au gouvernement BJP les récompenses qui leur furent accordées dans le passé pour services méritoires rendus à la nation.

La « décomposition » de l’Inde

Un certain Nayantara Saghal appelle cela la « décomposition » de l’Inde. La culture de l’Inde, sa diversité et ses débats sont exposés à de vicieuses attaques. Un autre poète écrit : « Nous sommes au bord d’une tyrannie de l’uniformité et de l’esprit de clocher. Violence, meurtres, intolérance, interdictions diverses créent une atmosphère de peur. Appartenir à une minorité (religieuse, linguistique, ethnique, etc.) est presque un crime. »

Un autre poète regrette l’érosion des valeurs que défend la littérature, c’est-à-dire : la liberté d’expression face aux menaces, la défense des marginalisés, oser parler contre les superstitions et toute forme d’intolérance. Un auteur musulman regrette l’intolérance croissante de la droite hindoue contre les minorités. Les écrivains ressentent exaspération et désespoir face aux menaces contre la liberté de parole et l’éthique de la communication. Un romancier déclare que c’est le moment pour les écrivains de reconquérir leur voix car le silence est une forme de complicité. L’auteur bien connu Salman Rushdie prévoit des temps dangereux pour la liberté d’expression en Inde. Ceci ne donne qu’une petite idée des nombreux avertissements provenant des intellectuels indiens.

Sur ce sujet, un magazine citait dernièrement le poète Bertolt Brecht demandant « Pourquoi nos poètes étaient-ils silencieux » :

De mon temps les rues conduisaient aux sables mouvants.
Les discours m’ont conduit à l’échafaud.
Que pouvais-je faire ? Mais sans moi
les dirigeants se seraient sentis plus confortables,
voilà mon espoir.

Les livres de l’écrivain Soljenitsyne n’ont-ils pas contribué largement à l’effondrement du communisme dans le bloc soviétique ? »

P. Camille Cornu, MEP

(Ce texte est très largement tiré d’un article de Manishankar Iyer publié en anglais dans la revue The Week du 1er novembre 2015.)

(eda/ra)