Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La lente révolution du système des castes en Inde

Publié le 22/09/2015




En Inde, vous ne pouvez lui échapper : votre caste est indélébile. A chaque rencontre avec un inconnu, vous reproduisez un scénario immuable. Votre interlocuteur entame une conversation banale avec vous. Puis, happé par l’automatisme ancré dans le sous-continent indien depuis deux millénaires, il …

… cherche à deviner votre caste.

Votre nom de famille peut lui suffire, qu’il complète si nécessaire par le nom de votre village ou de votre quartier, ou encore par votre métier. Il laisse échapper un hochement de tête quand il vous a apparenté à une « jati », l’une des castes de l’Inde hindoue.

A votre avantage ou désavantage, vous venez d’être identifié dans l’une des plus anciennes hiérarchies sociales de l’histoire de l’humanité. Depuis votre tendre enfance, vous avez appris à vivre avec le sceau de cette appartenance.

En Inde, les cartes sont jouées d’avance. Le système des castes sacralise l’inégalité entre les hommes en établissant « un classement des êtres selon leur degré de dignité », selon l’anthropologue Louis Dumont. La hiérarchie s’établit selon quatre degrés de pureté et émane des Lois de Manu, un texte fondateur de l’hindouisme. Il y est écrit que l’Etre suprême créa les hommes à partir de son propre corps. De sa bouche naquirent les brahmanes, la classe élitiste des prêtres ; de son bras, les kshatriya, la classe des guerriers et des seigneurs ; de sa cuisse, les vaishyas, la classe des commerçants et des agriculteurs ; de son pied, les shudras, la classe des serviteurs.

Une cinquième catégorie rassemble les âmes impures et sans statut : les hors castes, désignés comme des intouchables, un terme remplacé par dalits (« écrasé, opprimé »). Ils représentent 18,46 % d’une population de 1,3 milliard d’habitants.

Enfin, il faut ajouter les exclus ultimes, ceux qui font le moins parler d’eux : les populations tribales aborigènes, soit 11 % de la population qui ne constituent pas un groupe homogène.

En tout, ils sont donc 300 millions d’individus marginalisés par leur naissance. Une masse gigantesque qui, si elle prenait la voie de la révolte, pourrait faire trembler l’Inde entière.

Mais le système des castes a tout prévu : il organise la société dans une chaîne économique interdépendante. A l’origine, les 3 000 castes et les 25 000 sous-castes répartissent ainsi les fonctions entre les hommes.

Le système n’est certes pas immobile et la lutte pour le pouvoir peut modifier les hiérarchies. Mais, par tradition, chacun perpétue avec fatalisme le métier ancestral. Certains groupes, par exemple, servent de main-d’œuvre aux propriétaires terriens.

Les dalits, eux, sont relégués aux tâches dégradantes, comme la manipulation des cadavres et des excréments. Depuis 2013, le nettoyage manuel des toilettes est banni mais les défenseurs des droits de l’homme assurent que la pratique continue, y compris par les municipalités.

Dans le vent réformateur de l’indépendance de l’Inde en 1947, l’ex-Premier ministre Jawaharlal Nehru pensait que les discriminations liées aux castes se faneraient. L’article 17 de la constitution l’exigeait : « L’intouchabilité est abolie sous toutes ses formes. » Pour casser les carcans, l’Inde se lançait dans une politique de « réservations », la « discrimination positive », en allouant aux dalits des quotas de sièges dans la fonction publique et à l’université. Le procédé a permis l’émergence d’une élite dalit, notamment en politique, mais beaucoup sont restés au bas de l’échelle. Dans le recensement de 2011, il apparaît que les niveaux de caste et de pauvreté sont liés. D’autres études montrent une amélioration du sort des basses castes mais le tableau reste mitigé.

Castes et pauvreté sont liées : à New Delhi, ces mendiants attendent une distribution de nourriture.
Selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les discriminations perdurent. Les castes sont une réalité de l’Inde d’aujourd’hui. Et le principe d’intouchabilité est loin d’avoir disparu. L’an dernier, une étude du National Council of Applied Economic Research et de l’Université de Maryland a sondé 42 000 foyers pour savoir si les notions d’impureté humaine étaient encore de rigueur. Comme personne ne l’aurait admis de but en blanc, la question suivante a été posée : « Accepteriez-vous qu’un dalit entre dans votre cuisine ou qu’il utilise votre vaisselle ? » Un taux très élevé de 27 % a répondu par la négative. Pour les basses castes, la vie quotidienne est ainsi ponctuée d’humiliations.

En Uttar Pradesh, les dalits vivent souvent dans des ghettos à l’extérieur des villages et ne peuvent utiliser la pompe à eau des gens de castes. « Mais, à présent, nous osons exprimer nos revendications », explique Jadeo, un dalit de Dulapur. « Avant, les viols des femmes dalits étaient fréquents, ajoute une mère de famille. Plus aujourd’hui. »

Pour ces villageois, l’ascension de Mayawati Kumari, une « intouchable » élue quatre fois à la tête de leur Etat, les a emplis de fierté, même si elle n’a pas honoré toutes ses promesses. Mme Mayawati s’inscrit dans les grands mouvements dalits, inspirés par la lutte des noirs américains.

Dans un ouvrage publié sous la direction de Jules Naudet et de Christophe Jaffrelot, il est montré que le racisme, le sexisme et le système de castes produisent des discriminations qui reposent sur des idéologies justifiant l’infériorité de certains groupes.

Ces mentalités sont terriblement complexes à faire évoluer. En témoigne la scène suivante : sous les arbres, à l’écart d’un village, apparaissent deux hommes âgés, assis côte à côte sur un tronc d’arbre. Ils discutent en fumant une cigarette à l’eucalyptus. L’un est un dalit, l’autre est un brahmane. Ils s’estiment depuis des années, « mais nous n’osons pas nous rencontrer en plein village », disent-ils. Ce n’est qu’ici, à l’ombre des regards et des règles sociales de l’Inde, qu’ils peuvent donner libre cours à leur amitié.

Comment s’extraire de sa caste ? Le père de la Constitution indienne, Bhimrao Ramji Ambedkar, premier grand leader dalit, a livré une réponse saisissante : en 1956, il s’est converti au bouddhisme. Depuis, les vagues de conversions des dalits créent des tensions entre les communautés et les radicaux hindous crient à la manipulation. Mais la conversion ne résout pas grand-chose, puisque le christianisme indien reproduit, lui aussi, la hiérarchie des castes…

Autre solution : s’enrichir. Depuis les réformes libérales de 1991, les castes défavorisées ont accédé à de nouveaux métiers. La Chambre indienne de commerce et d’industrie dalit compte plus de 3 000 membres millionnaires.

Mais les études mettent en garde : l’entrepreneuriat est un parcours du combattant pour la majorité des basses castes. La presse fait souvent l’éloge de tel ou tel dalit devenu riche, avec un étonnement qui en dit long sur les clichés.

Un parcours spectaculaire est celui de Kalpana Saroj, une femme dalit mariée à 12 ans dans un bidonville de Bombay, devenue une femme d’affaires dont la fortune est estimée à 112 millions de dollars. En milieu urbain, l’augmentation des mariages intercastes rétrécit par ailleurs les écarts sociaux, malgré des résistances.

Reste l’arme absolue : le bulletin de vote. Cependant, la « politique des castes » est devenue un « business ». « La caste a été une source d’auto-identification si puissante qu’elle a prouvé être un outil utile pour la mobilisation de l’électorat, écrit l’écrivain et politicien Shashi Tharoor. Mais quand un Indien vote, il élit trop souvent sa caste. »

Alors, les politiciens renchérissent de promesses sur les quotas de réservation, qui se sont élargis depuis 1989 à d’autres castes défavorisées (« Other backward classes »). Le phénomène crée frictions et effets pervers. « Nous avons observé le spectacle peu édifiant (et involontairement hilarant) de castes se battant pour être déclarés ‘arriérées’ (backward) », note Shashi Tharoor.

Il cite l’exemple du Tamil Nadu où 69 % des sièges de la fonction publique vont aux castes défavorisées. « À tel point que prolifère une industrie artisanale de faux certificats de castes, avec des brahmanes qui cherchent à se faire passer pour des dalits… » Mais, pour les castes revendicatrices, la question est dramatiquement sérieuse. Fin août, 8 personnes sont mortes dans des agitations de la caste des patel, au Gujarat.

Et l’idée de rouvrir le débat sur la discrimination positive fait son chemin. Car cette politique a ses limites. La Cour Suprême de l’Inde a déclaré que la vulnérabilité d’un groupe ne devait plus être fondée sur « la seule base de la caste », définie de facto. Et le paradoxe n’a pas évolué : comment éliminer les castes si on les institue par les réservations ?

Certains veulent abolir les quotas, quand d’autres demandent leur application au secteur privé. Pour le militant dalit Chandra Bhan Prasad, l’accès égalitaire à la langue anglaise serait le moyen de surmonter le carcan des castes, dans une Inde où la bonne éducation reste aux mains des élites. « L’Etat et la société ne peuvent émanciper tous les dalits de la pauvreté, assure le militant. Les dalits doivent prendre leur destin en main. »

(eda/La Croix)

 

REPÈRES
Le mot caste
Le mot caste vient du portugais casta (« race »), qui remonte au latin castus (« qui se conforme au rite »). Le terme désigne un groupe social endogame, ayant le plus souvent une profession héréditaire et qui occupe un rang déterminé dans la hiérarchie d’une société. On retrouve des systèmes de caste en Indonésie, notamment à Bali, ainsi que dans plusieurs sociétés africaines d’Afrique de l’Ouest (Mali, Sénégal, Guinée, Burkina Faso) : Mandingues, Soninkés, Wolofs, Peuls, Toucouleurs, Songhay.

Un système importé :Les castes auraient été créées par des envahisseurs de la vallée de l’Indus. Il s’agit des Aryens, un peuple indo-européen venu des bords de la mer Caspienne environ 1 500 ans avant J.-C. La plupart des historiens pensent aujourd’hui que ces Indo-Européens ont été à l’origine de la création des castes, afin d’asseoir leur pouvoir.

Le rapport aux dalits : Toucher les dalits est théoriquement tabou pour les personnes des castes supérieures. Les dalits doivent descendre de vélo dans les rues fréquentées par des membres des hautes castes ou enlever leurs chaussures s’ils marchent. L’eau potable du puits leur est souvent interdite ou, dans une variante plus moderne, un gobelet particulier leur est réservé. Réputés impurs, ils restent debout dans l’autocar et chez le marchand de thé, même si une place est disponible…

Les travaux les plus durs : Les intouchables sont chargés de toutes les tâches les plus dégradantes, en particulier celles qui entraînent un contact physique avec le sang ou les excréments. Ils brûlent les morts, balaient les rues, nettoient les toilettes publiques, ôtent les animaux morts de la chaussée, découpent leurs carcasses, tannent les peaux…