Eglises d'Asie

La Cour suprême a confirmé sa décision démantelant l’Hacienda Luisita, fief de la famille du président Aquino

Publié le 02/05/2012




C’est par une décision prise à l’unanimité que les quinze juges de la Cour suprême des Philippines ont confirmé, le 24 avril dernier, un jugement rendu par eux en novembre 2011 signifiant le démantèlement de l’Hacienda Luisita au profit des paysans qui la cultivent. Le jugement, qui est définitif, a été salué comme une « grande victoire » …

… par les fermiers de l’hacienda, propriété de la famille maternelle du président Benigno Aquino III, et les partisans de l’application de la réforme agraire, votée en 1988 mais toujours contournée depuis cette date.

Dans leurs attendus, les juges suprêmes ont rejeté une demande de la famille Cojuangco, la branche maternelle de la famille du président Aquino, faisant valoir leur droit à être indemnisé au prix du marché actuel – ce qui aurait valorisé les 4 916 hectares qui doivent redistribués à quelque 6 296 fermiers travaillant les terres de l’Hacienda Luisita à une somme proche des 10 milliards de pesos (180 millions d’euros). Les juges ont estimé que la valeur de l’hacienda devait au contraire être estimée au prix qu’elle avait en 1989, date à laquelle la réforme agraire aurait dû concrètement entrer en vigueur.

Pour Felix Nakpil Jr, président de l’Alliance des fermiers de l’Hacienda Luisita, le 24 avril 2012 est une date marquant « la victoire pour une vraie réforme agraire ». Entouré d’une centaine de paysans qui attendaient le jugement devant des bureaux de la Cour suprême à Baguio City, il a ajouté être « très heureux » et que la première chose que lui et ses pairs allaient faire dès le lendemain était de « cultiver [leur] propre terre ».

L’évêque du diocèse catholique de Baguio, Mgr Carlito Cenzon, était auprès de Felix Nakpil Jr ce 24 avril et il a salué « une décision favorable aux fermiers ». « Nous, au sein de la Conférence des évêques catholiques des Philippines, soutenons cette cause et Dieu a répondu à nos prières. Nous avons prié et avons plaidé la cause de ces fermiers, a-t-il ajouté avant de célébrer sur place une messe d’action de grâces. La victoire d’aujourd’hui est toutefois une petite victoire et nous espérons bien que la terre pour laquelle ils se sont battus durant de si longues années deviendra bien leur terre. »

La décision de la Cour suprême risque en effet de ne pas être appliquée dans l’immédiat, soulignent les milieux proches des paysans de l’Hacienda Luisita. Randall Echanis, secrétaire général adjoint du Mouvement paysan des Philippines (KMP – Kilusang Magbubukid ng Pilipinas), explique craindre l’action du ministère de la Réforme agraire, placé sous les ordres du président Aquino. Il rappelle que les manœuvres dilatoires des élites philippines pour éviter d’avoir à mettre en œuvre la réforme agraire, pourtant votée en 1988, n’ont pas manqué.

Située à une centaine de kilomètres au nord de Manille, dans la province de Tarlac, l’Hacienda Luisita, une vaste plantation de canne à sucre dotées des unités industrielles qui s’y rattachent, appartient depuis 1958 à la famille Aquino-Cojuangco, à la famille donc de Benigno Aquino III, au pouvoir depuis mai 2010. En dépit du fait que la loi sur la réforme agraire a été votée sous la présidence de Cory Aquino, la mère de Benigno Aquino III, l’hacienda familiale a toujours échappé, comme bon nombre d’autres domaines des grandes familles qui contrôlent le pays, à tout démantèlement au profit des paysans qui y vivent. Avec près de 10 000 hectares, elle reste la seconde plus importante propriété latifundiaire des Philippines.

Depuis des années, la réforme agraire est un dossier récurrent de la vie politique nationale et l’Eglise catholique, par la voix notamment de Mgr Broderick Pabillo, évêque auxiliaire de Manille, s’est prononcée en faveur d’une véritable réforme, toujours annoncée mais jamais appliquée. Après la présidence Gloria Arroyo (2001-2010), marquée par la corruption, Benigno Aquino était très attendu sur le terrain de la justice sociale, la réforme agraire étant l’un des éléments clefs des réformes à mettre en place. En mai 2010, les observateurs philippins expliquaient que si ‘Noynoy’ Aquino parvenait à des résultats sur ce terrain-là, cela indiquerait qu’il était capable d’initier un vrai changement dans le pays, tournant la page de la montée de la corruption et de la déliquescence des institutions ; un échec montrerait au contraire qu’il n’était que l’héritier d’un système, fils d’une élite riche et puissante (1).

Conscient de l’enjeu et soucieux de ne pas apparaître comme étant une partie intéressée dans ce dossier, Benigno Aquino III avait, avant de se lancer dans la campagne pour les présidentielles de 2010, annoncé avoir vendu ses parts de l’hacienda familiale à ses oncles et tantes. Il avait également déclaré que, pour autant que les fermiers paient leurs dettes et que la famille soit justement dédommagée en cas d’expropriation, les Aquino-Cojuangco transféreraient leur titre de propriété aux paysans cultivant les terres de l’hacienda. Depuis, toutefois, Fernando Cojuangco, un des cousins du président, a déclaré que la famille n’avait pas l’intention d’abandonner ses terres ni de quitter l’exploitation de la canne à sucre. Depuis le jugement de ce 24 avril, la famille n’a pas fait savoir avec précision ce qu’elle comptait faire.

Sur place, les commentateurs philippins font valoir que s’il est indéniable que la Cour suprême a tranché en faveur des fermiers de l’Hacienda Luisita, il s’est déjà produit par le passé que cette même Cour suprême renverse sa propre jurisprudence. Ils soulignent que les juges suprêmes philippins conçoivent leur mission de manière très politique et rappellent que l’actuel président de la Cour, Renato Corona, est engagé dans un bras de fer avec le président Aquino. Ancien directeur de cabinet de la présidente Arroyo, qui elle-même est sous le coup d’accusations de corruption, il a été nommé à la tête de la Cour dans les tout derniers jours de l’administration Arroyo. Début 2012, des alliés politiques du président Aquino ont engagé une procédure en destitution à l’encontre de Renato Corona, au prétexte que son action à la Cour est outrageusement favorable à Gloria Arroyo. Renato Corona a contre-attaqué en affirmant que si le président Aquino cherchait à le destituer, c’est parce qu’il n’appréciait pas les décisions de la Cour défavorables aux intérêts des propriétaires de l’Hacienda Luisita – ce que le président Aquino a démenti.