Eglises d'Asie

Mère Teresa de Calcutta : « dernier train pour la résurrection »

Publié le 15/07/2016




Le 27 juin denier, Mgr Henry Sebastian D’Souza est décédé à l’âge de 90 ans. Archevêque de Calcutta de 1986 à 2002, c’est lui qui, en 1999, avait initié le procès canonique en vue de la béatification de Mère Teresa. Procès qui avait abouti en 2003 à la béatification de Mère Teresa …

… par le pape Jean-Paul II. Décédée le 5 septembre 1997 à l’âge de 87 ans, la religieuse d’origine albanaise, fondatrice des Missionnaires de la Charité à Calcutta, en Inde et Prix Nobel de la paix en 1979, sera proclamée sainte le 4 septembre prochain par le pape François. La cérémonie aura lieu à Rome et promet d’être à la hauteur de la popularité de celle qui est connue du monde entier pour son action auprès des plus pauvres.

Place Saint-Pierre à Rome, la délégation officielle venue d’Inde comptera pas moins de deux cents personnes, dont l’actuel archevêque de Calcutta, Mgr Thomas D’Souza, et Sœur Prema, la supérieure des Missionnaires de la Charité. La ministre-présidente de l’Etat du Bengale-Occidental, Mamata Banerjee, est annoncée comme faisant partie de la délégation, mais l’on ne sait pas encore si le gouvernement fédéral sera représenté par Narendra Modi, le Premier ministre issu des rangs des nationalistes hindous.

Dans la perspective de la cérémonie du 4 septembre, nous vous proposons ci-dessous un texte du P. Yann Vagneux, prêtre des Missions Etrangères de Paris et missionnaire à Bénarès, en Inde. Il revient ici sur la portée et la signification de la vie et de l’œuvre de Mère Teresa, appelée à être « la sœur et la sainte de tous », dans le monde comme en Inde, auprès des chrétiens comme des non-chrétiens.

Les réflexions du P. Vagneux ont initialement été publiées dans la Revue MEP (n° 518) datée de juillet-août 2016.

Le mot français « sœur » vient du latin soror. Ses équivalents anglais et allemand sont respectivement : sister et Schwester. Ces deux derniers termes sont, par leurs consonnes, très proches du sanskrit svásṛ dont l’étymologie est remarquable. En effet, comme me l’expliquait le pandit brahmane qui m’a initié aux méandres de la langue des dieux, svásṛ est composé du préfixe réflexif svá : « soi-même » et de la racine sṛ indiquant la création, l’émission, la fabrication. Ainsi la sœur, svásṛ, est celle que chacun peut faire sienne, celle que tout un chacun a le droit de revendiquer pour soi. Dit encore autrement, la svásṛ est appelée à devenir la « sœur de tous ».

Le sens profond contenu dans ce petit mot sanskrit désignant une relation parentale m’a entraîné dans un inépuisable émerveillement. Ainsi donc, la famille pour laquelle une femme est appelé à être sœur n’est pas celle des « foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur » qu’André Gide trouvait haïssable mais bien au contraire la totalité de l’univers. Et, a fortiori, la vocation d’une religieuse catholique est de devenir purement et simplement « la sœur de tous » sans qu’aucune limite ne puisse être posée au don total que le Seigneur a décidé de faire d’elle dans le mystère de sa consécration pour le salut du monde.

« La sainte de tous »

En notre siècle, il n’est pas d’illustration plus éclatante d’un tel appel que la personne même de Mère Teresa qui, de son vivant, a voulu se faire la « sœur de tous » pour devenir à jamais la « sainte de tous », confirmant par là ce que Maurice Zundel disait du saint : qu’il est un bien commun pour toute l’humanité. De plus, il est impressionnant de constater que le pape François, dans la prochaine canonisation de Mère Teresa, va proclamer sainte une femme qui est reconnue comme telle non seulement par toute l’Eglise mais par le monde entier et, pour s’en convaincre, il suffit de se rendre au tombeau de la Mère dans sa maison de Calcutta où, depuis sa mort le 5 septembre 1997, se pressent des foules ininterrompues d’hindous, de musulmans, de sikhs, de jaïns, de bouddhistes… et aussi d’athées ou d’agnostiques. Le fait est suffisamment remarquable que, depuis François d’Assise, aucun saint n’a joui d’une telle aura qui dépasse largement les frontières du catholicisme. Cela prouve sans doute deux choses : que l’Esprit Saint est loin d’avoir épuisé toute forme de sainteté et qu’il n’est pas de frontière au catholicisme digne de ce nom.

En Mère Teresa se vérifie une autre caractéristique que Zundel donnait du saint : être celui qui ne s’appartient pas. D’une façon admirable, la fondatrice des Missionnaires de la Charité a vécu cela – elle qui est devenue la sœur et la sainte de tous en s’abaissant à la suite du Christ pour vivre au plus près des pauvres de la terre et des oubliés de l’histoire afin de leur appartenir totalement. C’est d’ailleurs en ce lieu d’abjection et de ténèbres que Mère Teresa s’est faite la fidèle disciple de la sainte de Lisieux dont elle portait le nom en religion. Au seuil de la mort, la petite Thérèse ne voulait-t-elle pas « passer son ciel à faire du bien sur la terre » ? Et celle qui écrivait dans sa dernière lettre au P. Adolphe Roulland qu’elle comptait « ne pas rester inactive au Ciel » car son « désir était de travailler encore pour l’Eglise et les âmes » afin de « faire aimer » Jésus « d’une multitude d’âmes qui le béniraient éternellement » est aussi celle qui confiait, dans la même lettre à son frère missionnaire en Chine, que « la pensée de la béatitude éternelle » faisait « à peine tressaillir son cœur » car « depuis longtemps la souffrance était devenue son Ciel ici-bas » (1). Dans ces derniers mois d’inextinguibles doutes et d’abandon spirituel, Thérèse de Lisieux pouvait reconnaître qu’elle était « désormais assise à la table des pécheurs » car le Seigneur l’avait mystérieusement introduite dans la nuit de l’incroyance, condition de l’homme moderne, qui lui aussi, à l’instar de la jeune carmélite en ses ultimes moments, n’a pas d’autre issue que de « voyager sous un tunnel » et n’a pas d’autre horizon que ce « mur qui s’élève jusqu’au cieux et couvre le firmament étoilé » (2). De cette identification le plus totale de la sainte religieuse avec tous ses contemporains, le poète Jean-Pierre Lemaire a donné une très juste évocation :

THERESE

Petite sœur assise
à la table d’amertume
comme au buffet d’une gare malpropre
tu attends l’aube en compagnie
des vagabonds et des garçons pressés
qui jugent le monde en deux coups de torchon.
Tu bois le doute à petites gorgées.
Tu as attrapé froid. Tu ne prendras pas seule
le dernier train pour la résurrection

Si Thérèse de Lisieux a connu cette terrible épreuve spirituelle durant les derniers mois de sa vie, Mère Teresa l’a vécu pendant près de cinquante ans après les grandes consolations qui ont accompagné l’« appel dans l’appel », le 10 septembre 1946, qui la fit quitter les murs épais de son couvent de Loreto pour rejoindre les plus pauvres d’entre les pauvres, d’abord dans les bidonvilles de Calcutta et ensuite dans le monde entier, et prendre avec eux tous « le dernier train pour la résurrection ». Peu après sa béatification en 2003, la publication de ses lettres à ses confesseurs a révélé l’effroyable secret qu’elle avait tenu caché toute sa vie durant. Or, la nuit la plus obscure qui s’était abattue sur sa foi, jusqu’à lui donner l’impression d’être rejetée par Dieu, ne peut être comprise que comme une conformation de l’intérieur avec l’angoisse des pauvres et des mourants, avec leur expérience quotidienne d’être totalement délaissés et aussi avec la solitude qui ronge le cœur de tant d’hommes et de femmes même dans les luxueux quartiers de Manhattan.

Souffrance intérieure

C’est d’ailleurs en découvrant qu’il s’agissait ici d’une identification spirituelle très intime que Mère Teresa a pu offrir au Seigneur sa terrible souffrance et a trouvé de nouvelles forces pour poursuivre fidèlement son chemin. Une lettre de 1962 l’exprime parfaitement : « La situation physique de mes pauvres abandonnés dans les rues, indésirables, mal aimés, délaissés est l’image fidèle de ma propre vie spirituelle, de mon amour pour Jésus, et pourtant cette terrible douleur ne m’a jamais fait désirer qu’il en soit autrement. Au contraire, je veux qu’il en soit ainsi aussi longtemps qu’Il le voudra » (3).

Dans cette expérience infernale de souffrance intérieure, Mère Teresa ne faisait que suivre le Christ de Gethsémani, « lui qui n’avait pas connu le péché mais que Dieu a fait péché pour nous » (2Co 5, 21), lui « qui, tout Fils qu’il était », a « aux jours de sa chair, présenté, avec une violente clameur et dans les larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort » et c’est ainsi « qu’en apprenant dans la souffrance l’obéissance, il a été rendu parfait » (He 5, 7-9) – dit encore autrement : Jésus, en se faisant « en tout semblable à ses frères », est devenu « dans leurs rapports avec Dieu un grand prêtre miséricordieux et fidèle » du fait « qu’il a lui-même souffert par l’épreuve » et qu’il est ainsi désormais « capable de venir en aide à ceux qui sont éprouvés » (He 2, 17-18). Ce que l’Epitre aux Hébreux dit du Christ, « grand prêtre » qui n’est pas « impuissant à compatir à nos faiblesses » car il a été « éprouvé en tout à l’exception du péché » (He 4, 15), est exactement le mystère tout à la fois très obscur et très lumineux de la solidarité ultime par laquelle Mère Teresa a été conduite spirituellement et physiquement jusque dans les derniers bas-fonds de l’expérience humaine pour devenir la sœur de tous, la sainte de tous. Elle-même avait pressenti la façon dont se continuerait au ciel son étrange mission que le Seigneur lui avait donnée : « Si jamais je deviens sainte, je serai certainement une sainte des ‘ ténèbres’. Je serai continuellement absente du Ciel pour allumer la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres sur terre » (4).

Signe de la présence de Dieu

C’est à ce niveau de profondeur que nous devons percevoir la sainteté et la fécondité de Mère Teresa et, si un certain vertige ou un sentiment d’impudeur peut nous prendre à la lecture de ses lettres intimes, nous ne pouvons qu’être reconnaissants à l’Eglise de nous les avoir livrées afin de reconnaître que c’est seulement par l’expérience de la croix et du grain qui meurt que le disciple du Christ peut participer à la vertu de son maître d’être une source d’attraction spirituelle et de salut universel (Jn 12, 32 ; He 5, 9). Une confirmation sans équivoque de ce dernier point se trouve dans le fait que, bien avant que l’Eglise ne se prononce sur sa sainteté, Mère Teresa était considérée par tout le peuple largement non chrétien de l’Inde comme une sainte vivante – ce que le monde entier a reconnu à son tour à partir du moment où elle a joui d’une renommée internationale suite à l’obtention du Prix Nobel de la paix en 1979. Il convient d’ailleurs de s’arrêter ici un moment et de comprendre comment nos frères hindous ont reçu en Mère Teresa le darshan, l’apparition même de la présence de Dieu.

Qui a résidé un temps à Calcutta ou même brièvement visité cette ville aura été à coup sûr marqué par la quasi-omniprésence de la shakti, la force spirituelle qui jaillit de l’intérieur de ce que l’hindouisme désigne comme la Mère divine. D’ailleurs, si l’Inde voue un culte inassouvi à la Mère – en commençant par celle à qui tous nous devons notre existence –, nous pouvons dire que Calcutta est la ville même où réside cette Mère divine tantôt sous les traits bienveillants et protecteurs de Durga honorée en de fastueuses célébrations au début de l’automne, tantôt sous les sages traits de Sarasvati protectrice des arts et tantôt encore sous les traits terrifiants de la noire Kali venant trancher toutes les têtes de l’ego qui nous voile la Lumière ultime.

Désormais, en ce début du XXIe siècle, Calcutta peut compter une nouvelle manifestation de la Mère divine en la fondatrice des Missionnaires de la Charité dont la couleur bleue et blanche du célèbre sari recouvre aujourd’hui tous les bâtiments publics de la ville (5). Cependant, il faut saisir que si les hindous ont reçu en Mère Teresa le darshan qu’ils désirent avec incandescence, cette manifestation leur a été donnée d’une manière tout aussi cataclysmique que celle de Kali qui met à feu et à sang le monde pour le sortir de la torpeur et l’oubli spirituel de Dieu dans lesquels il se complaît. En effet, il n’est, d’une certaine façon, rien de plus choquant pour un hindou que la destinée de Mère Teresa qui s’est abaissée pour rejoindre, servir et aimer tous ceux qui, dans la mentalité indienne, sont considérés comme les « rebus de l’humanité » tels les lépreux, les mendiants ou les handicapés car ceux-ci, selon leur conception religieuse, sont sous le coup d’un mauvais karma, fruit de leurs existences précédentes, pour lequel ils doivent expier en cette vie présente. Si pour un hindou, un Christ en croix ne ressemble en rien à ce que doit être à leurs yeux un Dieu puissant et majestueux, que dire de la destinée de celle qui est venue de sa lointaine Albanie et qui a consenti à quitter le collège féminin le plus huppé de Calcutta dont elle était la directrice pour s’enfoncer dans la plus extrême pauvreté ?

Mère Teresa, un bien commun de l’hindouisme

Et pourtant c’est ici que le miracle s’est produit et que tous ont reconnu la sainteté la plus paradoxale dans ce qui leur était tout autant repoussant que fascinant. Ainsi, en faisant briller la nouveauté de Jésus qui, sur la croix, a proféré une parole qui est folie pour le monde mais sagesse de Dieu, Mère Teresa est devenue pour l’Inde toute entière égale aux plus grands saints que cette terre bénie a suscité de manière ininterrompue depuis des millénaires. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de trouver son effigie aux côtés de celles de Shiva, Ganesh ou Sai Baba dans le petit oratoire que tout hindou possède chez lui. Plus encore, la proclamation du paradoxe de l’Evangile reste toujours aussi éclatante à Kalighat, le fameux mouroir au sommet duquel la sainte a érigé un crucifix avec le « I thirst », « J’ai soif », offert à la vue de tous les passants et de tous les pèlerins qui se rendent au temple voisin de Kali où des chèvres sont offertes en sacrifice sanglant à la déesse. Ici, dans un raccourci dont seule l’Inde a le génie – elle qui « choisit tout » – se rendent visibles deux rapports à la mort – l’un violent et l’autre tout de paix –, deux sagesses et deux manifestations de l’unique Mère divine qui sait si bien mettre en branle l’insensibilité du monde à l’égard de l’Unique et aussi du pauvre qui, dans sa détresse, porte le visage même de Dieu.

Parler de Mère Teresa comme d’un bien commun de l’hindouisme – et nous pourrions aussi le faire en Inde pour l’islam et d’autres religions – est rappeler à l’Eglise et aux chrétiens, à la veille de sa canonisation, qu’ils ne pourront pas la monopoliser pour eux seuls. Si cette religieuse s’est laissée tant désapproprier, c’est pour devenir la propriété de tous, la sainte de tous. De grâce aussi que la littérature pieuse n’en fasse pas une sainte digne d’un vitrail sulpicien dans un mauvais goût ecclésiastique qui devrait être compté comme le huitième péché capital… Il me plait ici à rappeler une anecdote que je tiens d’un couple ami de Calcutta (6) qui fut, durant des décennies, très proche de Mère Teresa. Celle-ci était dotée d’un sens aigu du sacré et d’un grand respect pour tout ce qui le manifestait. Non seulement un voyage avec elle à Paris dans une 2CV à la fin des années 1960 se transformait quasiment en un incessant signe de croix devant chacune des églises qu’elle croisait mais, plus encore, elle manifestait la même attitude en Inde face à la multitude des temples hindous, mosquées musulmanes ou gurudwaras sikhes de la ville où elle résidait… Cela lui valut un jour de choquer une brave sœur carmélite qui, toute décontenancée, la vit s’incliner respectueusement devant une statue de Krishna à l’entrée de l’hôpital où toutes deux se rendaient. Mais la sainte savait la valeur de la piété des simples et plus encore elle croyait que tout chemin spirituel – même dans ses formes les plus étranges – comporte un désir de Dieu que le Christ vient assumer, purifier et transfigurer. Aujourd’hui, il serait bien dommage de vouloir gommer ces fioretti de son hagiographie pour nous la rendre plus présentable et soit disant plus « catholique »… N’oublions surtout pas que les saints nous dépassent de plusieurs coudées et qu’ils nous excèdent justement dans ce qui, en eux, peut sembler excédant à nos yeux car ils sont devenus la proie de l’Esprit qui seul crée la nouveauté et la réconciliation du monde dans les plaies du Christ crucifié.

C’est ainsi, dans cet abaissement et cette offrande de soi à tous, que nous devons suivre Mère Teresa. Et plus que de vouloir la posséder pour nous-mêmes et la réduire à nos mesure étriquées, il nous faut, en un sens, la laisser partir comme le génie rimbaldien qui « nous a connus tous et nous a tous aimés » ; alors « sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, – ses souffles – son corps, – son jour » (7).

Oui, à la veille de sa canonisation, il faut que l’Eglise « renvoie » de la sorte Mère Teresa pour qu’elle soit donnée plus largement à tous et qu’étant « continuellement absente du Ciel », elle poursuive sa mission « d’allumer la lumière » dans le cœur de tous ceux qui gisent « dans les ténèbres sur terre » (8). La renvoyer en la priant comme les foules hindoues de Calcutta immergeant les innombrables statues de Durga dans le Gange : « Mère, nous t’avons adorée en ces jours où tu fus présente parmi nous. Retourne maintenant dans les eaux et que la glaise en laquelle fut sculptée ta statue se dissolve dans le grand océan afin que tu sois redonnée à toute l’humanité. Nous t’avons vénérée pour un temps ; que tu sois désormais vénérée par tous. »

P. Yann Vagneux, MEP

(eda/ra)