Eglises d'Asie – Inde
Le pape François et les défis missionnaires des jésuites aujourd’hui en Inde
Publié le 10/10/2016
… devenu le plus important numériquement de l’Eglise catholique, avec 16 740 membres fin 2015 (12 000 prêtres, 1 300 frères, 2 700 scholastiques et 753 novices).
Le 25 août dernier, la province jésuite du Vietnam accueillait huit nouveaux membres, huit jeunes prêtres ordonnés au scolasticat jésuite de Thu Duc, à Saigon. Ces huit nouveaux jésuites sont venus rejoindre les 1 600 membres de la Compagnie de Jésus actifs en Asie du Sud-Est et en Asie du Nord-Est. Si la Compagnie de Jésus compte encore 5 000 membres en Europe et 5 000 autres sur le continent américain (2 600 en Amérique du Nord et 2 400 en Amérique latine), c’est en Afrique (1 600 membres) et en Asie qu’elle croît le plus vite. En plus des 1 600 membres asiatiques évoqués ci-dessus (qui sont présents notamment au Japon, en Corée du Sud, dans le monde chinois, aux Philippines ou bien encore en Indonésie), l’ordre compte plus de 4 000 membres en Inde, répartis en dix-neuf provinces. On peut aussi remarquer que si les trois derniers « généraux » des jésuites sont des Européens, ils ont entretenu tous trois des liens étroits avec l’Asie : l’espagnol Pedro Arrupe (1964-1983) avait longtemps œuvré au Japon, le néerlandais Peter-Hans Kolvenbach (1983-2008) avait travaillé au Liban, et enfin l’espagnol Adolfo Nicolas (2008-2016) avait lui aussi vécu au Japon.
L’article que nous vous proposons ci-dessous a été publié dans les colonnes de l’hebdomadaire américain The National Catholic Reporter, le 27 septembre 2016. Il est signé par Jose Kavi, rédacteur en chef de Matters India, un portail d’information fondé par des chrétiens indiens et spécialisé dans les affaires sociales et religieuses en Inde. Sa traduction en français est de Marguerite Jacquelin.
« Pope challenges Jesuits, say South Asians »
(titre original de l’article signé Jose Kavi)
Alors que la Compagnie de Jésus s’apprête à élire son nouveau supérieur général, l’Asie du Sud – région du monde où se trouve le plus grand nombre de jésuites – attend l’élection de celui qui les aidera à répondre aux défis lancés par le pape François à tous les religieux et religieuses catholiques.
« Le pape a toujours vécu sa vocation de jésuite avec humilité. Cela oblige les membres de la Compagnie [de Jésus] à se remettre en question », explique le P. Varkey Perekkatt, supérieur provincial de la Compagnie à Delhi. A 76 ans, ce prêtre fait partie des 46 personnes qui représenteront les 4 030 jésuites de l’Asie du Sud, à la 36ème Congrégation générale, l’organe électif de la Compagnie, qui a débuté à Rome le 2 octobre. Il participera à l’élection du successeur du supérieur général actuel, le P. Adolfo Nicolas, qui a annoncé sa démission après près de neuf ans de service.
Pour le P. Perekkatt, il est temps que les jésuites se remettent en question, que ce soit au plan personnel ou de la Compagnie dans son ensemble et la 36ème Congrégation constitue un moment bienvenu d’introspection. « Que nous l’admettions ou non, la plupart de nos institutions [en Inde] accueillent des personnes des classes moyennes ou supérieures », explique le jésuite indien. A ses yeux, la transformation intérieure de chaque jésuite favoriserait la transformation de la Congrégation et de l’ensemble de la Compagnie. De tels changements sont nécessaires, selon lui, pour que la Société retrouve la force initiale de sa vocation, au service des pauvres.
Le P. Perekkatt regrette que les actions des jésuites pour la société se soient progressivement institutionnalisées et que le service préférentiel pour les pauvres ait perdu de son importance. Le service aux pauvres constituait le défi principal lancé par la 32ème Congrégation générale des jésuites de 1974, et proposé à toute l’Eglise. Les jésuites avaient alors insisté pour témoigner de leur foi en se mettant au service de la justice. Ils avaient donc formé de nombreux mouvements populaires travaillant pour les pauvres et les opprimés. Dans les années 1970 et 80, « nous étions organisés en villages », se souvient le P. Perekkatt.
Cependant, au fil des ans, tandis que les actions sociales s’organisaient, de nombreuses nouvelles institutions ont été créées. « Petit à petit, nous sommes devenus des chefs de projet, et avons ouvert de nombreux nouveaux établissements », explique ce prêtre, ancien supérieur des jésuites pour l’Asie du Sud, et délégué à la 34ème Congrégation générale de 1995.
Pour le P. Ambrose Pinto, spécialiste en sciences sociales qui a dirigé des institutions sociales jésuites à New Delhi et à Bangalore, au sud de l’Inde, le pape François est celui qui endosse désormais ce « rôle prophétique » que les jésuites voulaient incarner. C’est lui qui aujourd’hui interpelle les institutions qui seraient sur la mauvaise pente et promeut un monde nouveau fondé sur l’option préférentielle pour les plus pauvres.
« Le service de la foi et de la justice qui était considéré comme la mission de la Compagnie [de Jésus] à une époque, est devenu la mission commune de toute l’Eglise », explique le P. Pinto, désormais installé à Bangalore.
Le pape a tellement « radicalisé l’Eglise » que la Congrégation générale des jésuites « s’appuiera certainement sur un certain nombre des propos du Saint Père pour établir sa nouvelle mission », estime encore le P. Pinto.
Pour le P. Joseph Thadavanal, qui travaille dans l’Etat du Bihar, à l’est de l’Inde, le pape François invite non seulement les jésuites, mais tout l’ensemble des congrégations religieuses, à répondre aux besoins des pauvres. Ce pape est devenu une source « d’inspiration et de motivation », « une autorité morale incontestable », de notre monde en perdition, affirme-t-il.
Ainsi, les décisions que prendra l’assemblée des jésuites pour « lutter contre les pressions d’un monde en évolution permanente » seront certainement influencées par le comportement exemplaire du Saint Père, confie le P. Thadavanal dans un échange courriel.
L’initiative prise par le pape François de réformer l’Eglise et tout l’ensemble de la société donne un nouvel élan aux jésuites, explique le P. George Pattery, supérieur provincial pour les jésuites de l’Asie du Sud. Ce jésuite indien de 65 ans reconnaît les qualités de leadership du Saint Père et le félicite pour la mise en place de réformes de l’Eglise envisagées par le Concile Vatican II.
Le P. Pattery se réjouit des bons rapports qui existent entre les jésuites et le pape François. Dans le passé, la Compagnie, le plus important ordre religieux catholique masculin au monde, avait eu des problèmes car le Vatican ne comprenait pas sa vision de la justice et de la foi, explique-t-il. « Maintenant que l’autorité suprême de l’Eglise a repris les rênes de la mission dont nous étions autrefois les seuls à porter la charge, tout se passe pour le mieux », affirme-t-il.
Pour le P. George Mutholil, supérieur provincial de la Compagnie dans la région du Kerala et délégué à la Congrégation générale, le pape François a aidé les jésuites à mieux se faire connaître à travers le monde. « Certains endroits connaissent un regain de vocations. Mais nous ne savons pas encore combien de temps l’influence du Saint Père durera », répond-il à une question posée par mail.
Au sujet de cette assemblée, quelles sont les attentes des Asiatiques ?
Les jésuites interviewés par NCR préfèrent esquiver la question quand on leur demande si un Asiatique est susceptible de devenir le prochain supérieur général de la Compagnie. « Nous voterons pour le meilleur supérieur possible. La nationalité n’entre pas en ligne de compte », assure ainsi le P. Pattery. Avant de préciser que la Compagnie n’a jamais eu de supérieur général nord-américain, bien que cette région a pourtant compté le plus grand nombre de jésuites au monde pendant de longues années. « Nous cherchons un leader compétent, capable de faire face aux différentes missions de la Société », affirme-t-il.
Le P. Pinto refuse de comparer les jésuites entre eux. Cela risquerait de discréditer la « sagesse collective » de l’Ordre, précise-t-il. Selon lui, les délégués sauront discerner, et élire la personne capable de diriger les jésuites.
Le P. Thadavanal voudrait que la 36ème Congrégation générale élise un homme capable de diriger l’Ordre au cours de « la période critique actuelle ». Plutôt que d’écrire de nouveaux papiers, il voudrait que les délégués se concentrent sur la mission des jésuites, la vie, et sur le thème : « une nouvelle structure de gouvernance pour la société émergente ».
Le P. Perekkatt s’attend à ce que l’assemblée redéfinisse « notre ancienne mission consistant à servir la foi et nous mettre au service de la justice », qu’elle fasse part au dialogue et qu’elle aborde les questions relatives à l’inculturation et aux problèmes liés à l’environnement, des questions déjà évoquées lors des Congrégations générales précédentes. « Nous aborderons tous ces problèmes et chercherons les solutions qui sont à notre portée pour les résoudre », conclut-il.
Le P. William Abranches, secrétaire du supérieur provincial des jésuites pour l’Asie du Sud, annonce que parmi toutes les questions des jésuites du monde entier, la priorité sera donnée aux plus urgentes concernant l’Asie du Sud. A savoir : l’harmonie interreligieuse, les violences sectaires, l’impact du changement climatique, le souci de la justice sociale, lié à la fois à la pauvreté et au déplacement des populations.
Le P. Abranches, ex-supérieur provincial de la Compagnie dans l’Etat du Gujarat, fait remarquer que les jésuites de l’Asie du Sud ont choisi de donner complètement leur vie en la consacrant aux pauvres. Le P. Tom Gaffney, jésuite américain, a été retrouvé mort, la gorge tranchée, à Katmandou, au Népal, en décembre 1997. Il avait fondé le Centre de protection sociale Saint-Xavier en 1970, qui accueille les orphelins ou les enfants abandonnés, sans abris, et démunis, de 75 régions du Népal.
Quelques mois avant la mort du P. Gaffney, le jésuite Anchanikal Thomas avait été assassiné au Jharkhand, dans l’est de l’Inde. Il travaillait auprès de communautés tribales pauvres, prises entre le feu des insurgés et des propriétaires fonciers.
En 2014, le P. Alexis Prem Kumar, un jésuite qui travaillait au JRS (Jesuit Refugee Service) en Afghanistan, avait été pris en otage par les talibans. Avant d’être relâché sain et sauf un peu plus tard, raconte le P. Abranches dans un article de Matters India.
Pour le P. Pinto, les jésuites se trouvent actuellement face à des décisions importantes, car certains pensent qu’en s’institutionnalisant, leur Ordre a perdu de sa vigueur et de sa vitalité. « La mission de la Compagnie [de Jésus] est de travailler pour que l’égalité, la fraternité et la justice règnent dans le monde. Certains ont le sentiment que des sociétés et des entreprises internationales se sont servies de la Compagnie pour répondre à leurs propres besoins », explique le P. Pinto.
Les jésuites n’ont pas réussi à contrer le néolibéralisme et ont ouvert de nouveaux établissements pour enseigner l’économie et le commerce. « Ceux-ci mettent l’accent sur le conseil psychologique et spirituel. De plus en plus de jésuites sont devenus individualistes, incapables de répondre aux dures réalités du monde qui les entoure », explique le P. Pinto.
Ce spécialiste des sciences sociales voudrait que la Congrégation générale pousse les jésuites à fermer les établissements qui ne contribuent pas à la mission de la Compagnie, et qu’elle motive ses membres à rejoindre les mouvements d’action à la base.
Selon le P. Pinto, les jésuites « feront une différence dans ce monde en plein combat » s’ils peuvent faire émerger des leaders actifs dans la société civile qui incitent les autres à s’engager, mobilisent les ressources nécessaires pour mener à bien leurs projets, trouvent et saisissent les bonnes opportunités, élaborent des stratégies, formulent les demandes appropriées, ont une influence sur les décisions et les résultats.
Le P. Pinto s’inquiète de la nouvelle mode consistant à vouloir faire de la Compagnie un ordre monastique. « La Compagnie de Jésus n’a jamais eu vocation à devenir un ordre monastique », assure-t-il. Il ajoute que, selon lui, les missions de la Congrégation ont perdu leur fraîcheur d’antan.
« Voulez-vous savoir ce qui arrive à un Ordre créé pour regarder le monde à la manière de Jésus, et qui finalement ne s’intéresse qu’à lui ? Nous nous refermons, nous perdons de vue l’essentiel, et nous passons à côté de notre mission », développe le P. Pinto. Il supplie l’assemblée pour qu’elle redéfinisse le mot de « communauté » comme « outil utilisé pour servir une mission, plutôt que mission en soi ». Le P. Pinto voudrait aussi que les jésuites donnent la priorité à « la dimension intellectuelle de la mission ».
Toutefois, il précise que la Compagnie de Jésus est toujours aussi d’actualité qu’au moment de sa fondation. Un ordre religieux reste pertinent tant qu’il continue de soulever des questions et s’attaque à de nouveaux problèmes à résoudre, qu’il réfléchit de manière intelligente et critique aux préoccupations du moment. « La force de la Compagnie de Jésus, qu’importe le lieu où elle se trouve, est sa quête permanente de problèmes à résoudre, pour répondre aux préoccupations et réalités qui l’entourent. C’est sa fraîcheur d’action qui donne tout son sens à la Compagnie, explique-t-il. J’attends donc de cette Congrégation générale un document précis qui mettra l’accent sur les inquiétudes du Saint Père et de l’Eglise universelle, et qu’elle élise un nouveau supérieur général prophétique, qui dirigera la Compagnie en l’aidant à discerner les signes de son temps et à y répondre. »
NDLR : au sujet des défis missionnaires des jésuites en Inde aujourd’hui, on pourra lire également l’article du P. Michael Amaladoss, SJ, publié en janvier 2015 par Eglises d’Asie.
(eda/ra)