Eglises d'Asie

Le projet d’adoption d’un code civil unique prend des dimensions politiques

Publié le 27/10/2016




En Inde, les sensibilités religieuses et politiques se crispent face à l’avancée du projet d’adoption d’un Code civil unique, baptisé « Uniform Civil Code » (UCC). La réforme vise à instaurer un code homogène pour remplacer le droit des familles, différent selon l’appartenance religieuse, qui a …

… perpétué des coutumes religieuses parfois controversées ou inégalitaires. L’initiative était appelée de longue date par nombre de progressistes indiens. Le Premier ministre Narendra Modi et son parti de la droite nationaliste hindoue (BJP, Bharatya Janata Party) en ont fait leur cheval de bataille. Et le sujet, hautement sensible puisqu’il touche aux minorités religieuses et à leur indépendance en matière de droit de la personne, divise désormais l’opinion, suscitant de vives oppositions.

Aujourd’hui, seul l’Etat indien de Goa dispose d’un Code civil unique, le Goa Civil Code, inspiré du Code civil portugais et datant de la période coloniale. Dans les autres Etats, chaque communauté religieuse applique son propre code en matière de droit privé, dans l’application du principe de la liberté religieuse. La Constitution indienne leur permet de suivre leurs règles en matière de mariage, divorce, héritage et adoption. Mais le droit privé religieux n’est pas toujours équitable et se montre parfois défavorable aux femmes. Les Indiennes ne bénéficient pas du même droit à l’héritage d’une religion à l’autre, ni des mêmes modalités concernant les divorces. La réforme permettrait donc d’étendre le principe constitutionnel d’égalité des sexes au droit de la famille. Chargée de mettre en place ce projet, la Commission des lois indiennes a donc entrepris de rédiger une version préliminaire du nouveau code civil avec l’objectif de « faire face aux discriminations au sein des groupes vulnérables et d’harmoniser les différentes pratiques culturelles.»

Depuis plusieurs décennies, ce projet a régulièrement été plébiscité en Inde. Afin d’éviter les conflits religieux, le gouvernement britannique avait promulgué les différents codes religieux. Mais après l’indépendance en 1947, tous les efforts pour tenter de réformer ont dû s’incliner face à l’opposition des conservateurs et de certaines minorités religieuses. Dans les années 1950, Jawaharlal Nehru, alors Premier ministre, s’y était pourtant essayé. Il n’était parvenu qu’à instaurer un code civil hindou, le Hindu Code Bill.

L’actuel Premier ministre Narendra Modi souhaite réussir là où Nehru avait échoué. A cet effet, la commission des lois indiennes a commencé des consultations nationales, en soumettant le 6 octobre, un questionnaire public. Elle espère entamer des « discussions saines » afin de donner une réponse égalitaire à « l’injustice sociale». Mais les responsables religieux des minorités qui sont invités à y participer se montrent réticents.

La plupart des représentants chrétiens n’ont pas émis de position ferme à l’égard du questionnaire. «Des consultations détaillées sont nécessaires», a expliqué Mgr Theodore Mascarenhas, le secrétaire général de la Conférence des évêques catholiques de l’Inde (CBCI). Il assure que la CBCI «fera en sorte que nos voix soient entendues à un niveau national.» Et promet « de livrer une opinion bien considérée après consultation au sein de l’Eglise.»

Autre représentant catholique, le Cardinal Baselios Cleemis Thottunkal, archevêque majeur de l’Eglise catholique syro-Malankare, a jugé qu’il y avait des enjeux plus urgents à traiter en Inde, «comme l’éradication de la pauvreté ou l’éducation des exclus.» D’après lui, si la CBCI ne refuse pas « le dialogue», ses échanges prendront en compte « les craintes qui prévalent au sein des autres communautés minoritaires. Si ces communautés estiment que le code civil unique représentent un danger pour elles, alors nous seront solidaires de leurs craintes.»

Le musulman Muhammad Arif, à la tête du Center for Harmony and Peace, dans l’Etat d’Uttar Pradesh, a commenté prudemment le projet de réforme: « Si la loi aide notre communauté sans la heurter ni compromettre ses lois traditionnelles, alors nous pourrons la considérer». Par le passé, certaines voix musulmanes n’avaient pas caché l’intérêt d’une révision du Muslim Personal Law Application Act, le droit personnel musulman, qui reprend les lois de la charia en Inde, depuis 1937. Ces dernières années, des musulmanes indiennes l’ont contesté et l’ont accusé d’être discriminatoire envers les femmes. La pratique du « Talaq » a été régulièrement décriée, alors qu’elle est bannie par les deux grands voisins musulmans, le Pakistan et le Bangladesh. En Inde, un époux musulman peut en effet légalement répudier arbitrairement sa femme en prononçant à trois reprises le mot « Talaq». Cet été, une affaire « Talaq » a été portée devant la Cour suprême, ravivant l’intérêt d’un nouveau code civil unique face aux carences du système judiciaire actuel, en matière d’égalité des sexes.

L’opposition la plus sévère à cette réforme vient d’un important groupe musulman indien, le All India Muslim Personal Law Board (AIMPLB), qui accuse le gouvernement de manœuvrer contre sa communauté. Appelant d’autres représentants religieux à le rejoindre, l’AIMPLB a prévenu qu’il bloquerait toute tentative de remise en cause des lois islamiques sur la famille et a décidé de boycotter le questionnaire de la Commission des lois indiennes. « Vous ne pouvez pas imposer une idéologie unique en Inde », a déclaré Maulana Wali Rahmani, le président de l’AIMPLB. Un code civil uniformisé n’est pas bon pour l’Inde, qui compte de nombreuses cultures et religions. Cela va diviser l’Inde. » A Kolkata, l’influent musulman Syed Mohammad Nurur Rahman Barkati a lui aussi accusé le gouvernement de Narendra Modi de vouloir de « diviser la nation en imposant un code civil unique ».

Les organisations musulmanes ne sont pas les seules à suspecter des intentions « orientées » à travers le projet de réforme. De nombreux responsables politiques craignent qu’une modification des lois profite aux fondamentalistes hindous. Les gains seraient, dans un premier temps, à un niveau électoral. Selon Yasmin Farooqui, la présidente d’une organisation de femmes musulmanes Women Indian Movement, « le gouvernement souhaite utiliser le « triple Talaq » à son avantage électoral et mobiliser les votes hindous à l’occasion des prochaines élections régionales en Uttar Pradesh». Le Janata Dal United, parti de centre-gauche au pouvoir dans l’Etat du Bihar, perçoit également « une intention claire de diviser la société à l’approche d’élections régionales », qui auront lieu l’an prochain dans six Etats de l’Inde.

C’est pourtant au nom du renforcement de l’unité nationale que le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi souhaite mettre en place un code civil uniformisé. Lundi, il a fermement dénoncé le principe du « Talaq » chez les musulmans, en soulignant qu’il condamnait de la même manière la pratique du foeticide chez les hindous. « Nos sœurs, nos mères et nos filles doivent être protégées quelque soit leur communauté ou leur religion. » M. Modi a appelé les médias à ne pas réduire le débat sur la réforme du code civil à une rivalité entre l’opposition et le gouvernement ni à « un enjeu entre hindous et musulmans ».

Il est indéniable que la réforme est un projet phare du BJP. Inscrit dès 2014 dans les grandes promesses de sa campagne électorale, le BJP avait alors livré peu de détails sur le code civil envisagé, craignant de donner à ses adversaires politiques l’opportunité de dénoncer une propagande en faveur de l’hégémonie hindoue. Car telle est bien la critique formulée à son encontre. Certains observateurs y voient le moyen d’assimiler les minorités, notamment les musulmans, à un projet d’hindouisation de la société, en généralisant le code civil hindou, le Hindu Code Bill, à l’ensemble de la population. Le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) ou le Vishwa Hindu Parishad (VHP), qui sont les groupes proches du BJP et liés à l’Hindutva, la doctrine politique de la suprématie hindoue, sont de fervents défenseurs du code civil unique.

« La demande d’un code civil unique est motivé par l’agenda politique du BJP », a critiqué Aakat Partel, le directeur d’Amnesty International, en Inde. Aux yeux l’écrivain féministe Nivedita Menon, « le débat sur un code civil unique n’a plus rien à voir avec une justice égalitaire entre hommes et femmes. Le code civil unique est un moyen de discipliner les Musulmans, et de leur apprendre, s’ils ne le savent pas déjà, qu’ils sont des citoyens de seconde zone.»

Quel serait le contenu de ce code civil? Pour M.P. Raju avocat à la Cour Suprême, il s’agirait « d’un code commun qui respecterait les coutumes et la pluralité des religions indiennes et la diversité de sa culture. » Quant au président de la commission des lois indiennes, l’ancien juge B.S. Chauhan, il a déclaré : «Nous-mêmes ne savons pas ce que sera le Code civil unique… »

(eda/vd)